Chapitre 3 : Intérêts communs

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Jamais Héliandri n’avait aperçu une cellule si illuminée et constellée de couleurs. Derrière des barreaux entortillés comme des spirales, entre des couches de fezura, briques noirâtres enduites de magie, l’aventurière languissait dans son isolation. Parfois, elle se rapprochait de la fenêtre, et l’épaisse draperie de flux cédait pour lui offrir une vue plongeante de Parmow Dil. Non qu’elle souffrît de vertige, mais savoir que le vide s’étendait sous ses pieds l’enveloppait de frissons.

Plusieurs jours avaient passé depuis son incarcération. Son cœur et sa voix avaient beau réclamer justice, ses échos ne trouvèrent aucune réponse. Tout juste percevait-elle les doléances des autres prisonniers qui se cumulaient à ses propres ruminations. Elle était réduite à s’allonger sur son lit, certes plutôt douillet, et à fixer les rainures du plafond.

Dans une telle vacuité, Héliandri avait tout le loisir à se consacrer à son passé. À l’exploration des légendes d’autrefois, tapies dans la vastitude des jungles et des déserts de Menistas. Aux mystères des dynasties éteintes, aux reliques d’inestimable valeur, aux parchemins couverts de poussière comme d’écritures ésotériques.

Toutes ces péripéties, Héliandri les avait partagées avec Wixa. Rien ne les avait séparées. Ni les massives armées entre lesquelles elles s’étaient retrouvées, ni leurs combats contre de grandes créatures, ni les pièges nichés au cœur des temples. Rien, sinon ce portail scintillant dans les cauchemars de l’aventurière.

— Je te retrouverai, répétait-elle. Nous avons encore tant à vivre ensemble.

Le constat était le même à chaque réveil. Héliandri bondissait hors du lit, s’appuyait sur la fenêtre et plongeait son regard vers le lointain horizon. Quelque part au sud-est, à plus d’un millier de kilomètres, les ruines se moquaient encore de leur tentative infructueuse de les dompter. Wixa y avait été abandonnée, Héliandri en avait été extirpée.

Ce matin-là, alors que la pâle lueur du soleil se reflétait dans les anfractuosités des murs, l’aventurière avisa trois ombres s’agrandir. Elle se retourna à brûle-pourpoint et les aperçut plus nettement.

Ce petit groupe était mené par un ludram d’âge moyen. Seuls quelques rides sillonnaient sa figure ferme, glabre et ronde. Des yeux de teinte saphir, légèrement brillants, contrastaient avec le gris de sa peau. Un air grave s’inscrivait sur ses traits qui s’achevaient en un menton proéminent, alors que sa chevelure ivoirine cascadait jusqu’à hauteur de ses épaules. Grand et de carrure athlétique, sa veste noire demeurait ample, ouverte sur son col et ses manches pointues. De discrets motifs carrés ainsi que trois lignes argentées flamboyaient sur sa poitrine. Des bottes anthracites s’imposaient sous son pantalon haut, lestée de quatre pointes latérales chacune.

Une aura unique, presque électrique, émanait de ce ludram, si bien qu’il s’imposait par-devers ses compagnons malgré leur taille et stature comparables. Tous deux portaient aussi des vêtements sombres quoique contrastés par la brillance de leurs épaulières, jambières et coudières. Héliandri reconnut le vônli, métal solide et flexible de Menistas, duquel ils avaient été forgés. À leur ceinture pendaient deux lames, l’une droite et l’une courbe, dont les fourreaux scintillaient d’un léger flux magique. Même si leur carnation était du même gris que leur meneur, leurs iris luisaient d’une teinte carminée. L’homme avait noué ses mèches argentées et la femme laissait la libre chevelure de jais osciller au rythme de ses foulées. Sur leurs traits se dessinait une expression plus sérieuse encore que leur meneur.

Ils s’arrêtèrent à deux pas de la cellule, aussi Héliandri effleura les barreaux et les dévisagea longuement.

— De la visite, enfin ! s’ébaudit-elle. À qui ai-je donc l’honneur ? Allez-vous enfin m’expliquer pourquoi j’ai été jetée ici comme une vulgaire criminelle ?

— Parce que tu en es une, répliqua le garde du corps masculin.

— N’exagérons rien, contrasta la garde du corps féminine, mais il est clair qu’une loi a été brisée.

— Peu importe. Nous n’avons nul besoin du cynisme d’une détenue qui ne connait pas sa place. Parle-nous autrement, pour commencer. Tu t’adresses à quelqu’un d’important.

Le meneur se rapprocha davantage de la cellule, forçant l’aventurière à reculer. Mais il n’existait nul abri contre son insistant regard, prompt à transpercer les murs. Il croisa ses mains derrière le dos, et ses traits se détendirent quelque peu.

— Je m’appelle Guvinor Heï Velham, se présenta-t-il. Turon Belemia et Akhème Vanyar, derrière moi, ne sont pas seulement mes gardes du corps, mais aussi et surtout des amis de longue date. Ils emboîtent mes pas où que je me rende.

— Craignez-vous que je sois dangereuse, Guvinor ? rétorqua Héliandri. Deux gardes du corps et quatre armes face à une prisonnière démunie. Croyez-moi, je ne suis d’aucune menace.

— Là n’est pas la question. Je sais qui tu es. Héliandri Jovas, nirelaise de naissance, apatride en pratique.

— Et déjà âgée de quarante-sept ans, commenta Turon. Pauvres humains… Je suis plus vieux d’une décennie, pourtant ma jeunesse ne m’a pas encore été dérobée. Peut-être était-ce temps de mettre un terme à vos aventures, car chez les humains, les cheveux gris sont un signe de vieillesse.

— Assez, Turon ! lança Akhème. Les humains sont nos compatriotes, quand bien même ils n’ont pas la chance de vivre aussi longtemps que nous !

Un pied vers l’avant, les bras croisés, Héliandri ne broncha pas. Elle scruta les gardes du corps avec insistance, et leur meneur davantage.

— Si vous portez le titre « Heï », dit-elle, vous êtes membre du parlement nirelais. Ainsi j’attire la convoitise des politiciens ? Pardonnez-moi, mais je ne veux pas être mêlée à ce milieu d’ambition démesurée et de corruption à peine voilée !

— De la corruption au parlement, il y en a ! reconnut Turon. Mais Guvinor n’en est pas coupable.

— Contre les attaques verbales, fit Guvinor, je préfère me défendre moi-même.

Ce disant, il enroula sa main autour d’un barreau et se pencha vers l’aventurière, laquelle nota l’étrange éclat illuminant son visage.

— Héliandri, déclara le parlementaire. Je me permets de clarifier la situation. Tu es une coupable désignée. Certains de mes collègues aimeraient même que jamais tu ne retrouves la liberté. Ce à quoi je m’oppose, bien entendu.

— Coupable de quoi, au juste ? s’indigna Héliandri. Escortée hors de la forêt de Sinze, traînée à travers le Ruldin, Marazie et Ygnolas, jusque dans ma ville natale, je n’ai pas reçu la moindre explication. Alors, si je représente tant d’intérêt à vos yeux, auriez-vous l’obligeance de mettre fin à quatre mois d’ignorance ?

— Tu as pénétré dans les ruines interdites de Dargath, révéla Guvinor. D’ordinaire, cela ne pose pas problème, sais-tu pourquoi ? Car nul n’en était sorti vivant depuis près d’un demi-siècle.

— J’aurais voulu ne pas en revenir seule… Mais pénétrer dans ce lieu ne devrait pas faire de moi une criminelle.

— Et pourtant, tu es coupable de profanation, Héliandri. Le châtiment risque d’être très lourd.

Des frissons l’enveloppèrent momentanément. Ils cédèrent leur place à un ricanement, qui bientôt se mua en rire. Une douleur foudroya même la poitrine de l’aventurière comme elle se courba, des larmes cerclant ses yeux.

— De telles superstitions n’ont pas lieu d’être ! lança-t-elle. La plupart des pays de Menistas sont devenus séculaires bien avant l’arrivée de mes ancêtres, et le Ruldin n’y fait pas exception. Wixa et moi connaissons les lois des pays que nous traversons !

— Ta présence derrière les barreaux prouve le contraire, assena Akhème.

— Hélas, poursuivit Guvinor. Tu as été au centre d’un incident diplomatique. Les dirigeants du Ruldin souhaitaient t’incarcérer à perpétuité. Par chance, nous avons réussi à négocier ton rapatriement dans ton pays natal.

— Traitée comme une vulgaire monnaie d’échange, grogna Héliandri. Suis-je censée vous remercier ? Au lieu d’être enfermée au Ruldin, je le suis à Nirelas. Quelle est la différence hormis le confort des cellules ?

— Il y a une échappatoire possible. Vois-tu, Héliandri, le Nirelas accorde moins d’importance aux ruines de Dargath. Pour la plupart de ses habitants, elles évoquent de vieilles légendes, d’une génération où nos langues et nos frontières étaient bien différentes. Pour autant, comme je l’ai mentionné, certains parlementaires souhaitent que tu demeures ici.

Des étincelles strièrent la figure de l’aventurière. C’était comme si les rainures de sa cellule miroitaient sur le cuir de sa veste, la mettaient en exergue dans cet espace étroit. Peut-être que son énergie n’égalait guère celle de ses interlocuteurs, mais ils se suspendaient à ses gestes comme à sa parole.

— Bien sûr ! devina-t-elle. C’était naïf de ma part que de mettre mon incarcération sur le dos des superstitions. La même raison pour laquelle nous avons pénétré dans ces ruines ! Pour percer les secrets enfouis d’anciennes cultures. Ces puissants parlementaires auraient peur ? Effrayés à l’idée que je dévoile ce qu’ils préféraient oublier ?

Akhème et Turon tressaillirent davantage à chaque phrase de l’aventurière. Guvinor, quant à lui, restait impassible, bien qu’il lût dans ses lèvres avec un intérêt grandissant.

— Tu n’es pas l’exploratrice ignorante qu’ils prétendent, dit-il. Cela pourra jouer en ta faveur. Si je me suis rendu ici, c’est parce que certaines choses sont inévitables. Et en effet, mes collègues auront beau formuler d’éloquents discours sur l’avenir de nos pays, ils ne sauront retarder l’inévitable. Tout va se jouer dans une semaine, Héliandri. Tu as été convoquée pour un procès au parlement nirelais. Perds-le et ta liberté ne sera plus qu’un souvenir, et les ruines de Dargath demeureront une lointaine évocation que l’on conte autour d’un feu. L’alternative, en revanche, est bien plus intéressante.

— Vous êtes tout aussi prompt que vos collègues à entamer de longs discours, se moqua Héliandri. Difficile de connaître vos intentions exactes, mais c’est dans votre intérêt de me protéger, je me trompe ?

— Exactement. Héliandri, le parlement nirelais est le plus important de tout Menistas. Six cents cinquante-huit membres. La moitié au moins te souhaite le pire. Sans alliés à vos côtés, vous êtes fichue.

— Par contre, avec l’aide d’un seul parlementaire, j’ai une chance.

— Bien sûr ! avança Turon. Guvinor est un vétéran de la politique. Il siège au parlement depuis plus de trente-cinq ans, et officiait déjà comme élu local avant.

— Évidemment que nous sommes biaisés, fit Akhème, mais réfléchis. Vas-tu rejeter l’aide de tes seuls alliés parce que tu te méfies des politiciens ?

De nouveau des larmes creusèrent des sillons sur les joues de Héliandri. Des sanglots les accompagnèrent cette fois-ci, affaiblirent une aventurière dont le corps s’affaissait. Ni le parlementaire, ni les gardes du corps ne surent comment réagir, mais ils sursautèrent quand elle agrippa les barreaux.

— Et est-ce que vous vous souciez de ce que je veux ? s’égosilla-t-elle. Je veux savoir ce qui se cache derrière ce maudit portail ! Je veux retrouver mon amie de toujours, quitte à enfreindre toutes les lois ! Qui suis-je, sans Wixa ? Une aventurière égarée, moitié d’elle-même. Je n’ai pas pu la suivre, et maintenant, je suis seule à subir les répercussions de nos choix !

Même Guvinor trémula, bien qu’il tentât de le dissimuler. D’un coup d’œil il dissuada ses gardes du corps de s’exprimer, et étudia la prisonnière avec encore plus d’obstination. Ses traits et ses lèvres se plissèrent.

— Gagne le procès, affirma-t-il, et ce sera une possibilité.

— Vraiment ? douta Héliandri. Tous les yeux sont braqués sur moi, vous l’avez dit vous-même. Tout le monde me reconnaîtra.

— Nous nous en soucierons dans l’éventualité où le pire est évité.

— « Nous » ? Alors votre implication est réelle, Guvinor.

— Je n’en dirai pas davantage pour le moment. Prépare-toi pour le procès… autant que tu le peux depuis cette cellule. Et sache qu’au moins une personne te défendra.

— Même si plus de la moitié du parlement est contre vous ? Guvinor Heï Velham est-il fait d’un si robuste métal, après des décennies au parlement, qu’il résistera aux plus terribles assauts ? Ou bien s’intéresse-t-il tellement à ces ruines qu’il est prêt à risquer sa carrière comme sa réputation ?

— Repose-toi bien, Héliandri. Tu dois être en pleine forme.

Il fit volte-face et ignora les appels de la prisonnière. Guvinor s’en fut presque cérémonieusement, armé d’un mutisme de rigueur. Si Akhème et Turon lui accordèrent un ultime regard, ce ne fut le cas du parlementaire, qui disparut dans l’ombre des escaliers en colimaçon.

Héliandri resta immobile quelques minutes durant. Comme si persistait l’espoir de leur retour, comme si le dialogue méritait de se prolonger. Des rayons lumineux traversèrent la fenêtre et réchauffèrent la silhouette abandonnée.

L’aventurière s’allongea sur le lit, bras et jambes tendus, captivée par un décor pourtant devenu quotidien. Au-delà des limites de Parmow Dil, par-delà les contours rassurants d’une civilisation florissante, des histoires jugées vétustes vivaient encore. Derrière l’impénétrable voile où les ondulations occultaient les mystères de jadis.

— Tu es vivante, espéra Héliandri. Tu explores sans doute des terres que nul n’avait foulé depuis des siècles. Wixa, ton enthousiasme ne faillira jamais, mais par pitié, attends-moi. Je te rejoindrai quoi qu’il arrive.

L’aventurière s’interrompit alors, et d’un coup d’œil contempla les ombres où ses visiteurs s’étaient engouffrés.

— Quelle imbécile je fais, chuchota-t-elle. Étais-je censée le deviner, Guvinor ? Que la dernière personne à être revenue des ruines interdites de Dargath, c’était vous ?

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