Chapitre 4 : Trouver la voie

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Il brandit l’épée à bonne hauteur, jusqu’à apercevoir son reflet sous le puissant zénith. Par-dessus un pommeau étincelant et une garde courbe triomphait le plus pur acier. La pointe était courte mais la lame s’élargissait jusqu’à la base. Pas le moindre défaut de conception n’enlaidissait cette arme qu’Adelris ne cessait d’admirer.

— J’ai réussi ! s’écria-t-il. J’ai fabriqué une arme ludrame !

Il modéra sa voix aussitôt, craignant qu’elle se répercutât dans la rue. Un soupir de soulagement l’emplit comme la plupart des citadins se contentèrent de tourner légèrement la tête.

Ni une, ni deux, Adelris déposa sa création sur l’atelier agencé à même la devanture de la forge. Sous la lueur du jour s’étalaient les râteliers à côté desquels les échanges s’effectuaient. Dans la pénombre, sous la toiture formée de dalles en pierre ronde, la matrice en métal, le soufflet et le bassin à eau s’alignaient. Il en émanait une faible chaleur doublée d’une senteur de rouille. Tout ce qui rappelait au guerrier des souvenirs d’antan, tout ce qui l’aidait dans son quotidien.

— Pas mal du tout ! Tu es prêt pour la prochaine étape ?

Armé d’un marteau, vêtu d’un tablier étriqué en cuir, Fergulad Jarhan se présentait à l’image de son métier. Il était un humain à la carrure râblée et à la peau basanée, dont les cheveux brillaient par leur rareté sur son crâne lisse. De nombreux plis sillonnaient son faciès sans altérer la vivacité avec laquelle il battait le fer.

Fergulad héla son apprenti qui le fixait déjà depuis un moment.

— La prochaine étape ? demanda Adelris.

— Tu as oublié ? fit le maître forgeron. Le savoir-faire ludram s’étend bien au-delà de cette lame ! Tu te rappelles tous les gardes que nous avons vu passer, pas vrai ?

Adelris posa sa main sur le rebord de la table et parcourut la rue du regard. Entre les échoppes circulait une foule hétéroclite, mais il s’attardait surtout sur les gardes. Il nota leur main glissant sur des fourreaux luisants et riches en couleur pendant que leur regard fureteur bondissait d’un coin à l’autre de l’allée. D’ici il discernait le discret flux émanant de leur arme.

— Des armes enchantées ? déduisit-il. Oui, je l’avais bien remarqué, mais je pensais qu’elles n’étaient pas fabriquées dans cette forge.

— Parce que je suis humain ? répondit Fergulad. Sans offense, je ne suis pas comme toi, Adelris. Je suis né à Nirelas, et ici, la plupart des armes sont enchantées. Il faut aller loin du centre de Menistas pour que les conceptions plus classiques dominent.

— Mais je ne connais que des rudiments de magie…

— Pareil ! Ha, j’aurais dû t’en parler plus tôt. Il n’y a pas besoin de maîtriser la magie. Il suffit de demander des pierres spéciales à des mages, où ils enferment du flux, et de l’enduire sur les armes ou leur fourreau ! Enfin, ça demande une certaine technique.

— Vous croyez que je suis prêt à essayer ?

— C’est exactement ce que je demandais !

— J’ai d’abord besoin d’une petite pause. Mais oui, j’aimerais m’y tenter. Fabriquer et réparer les armes de la garde de Parmow Dil… Quelle offre tentante ! Peut-être qu’un jour, j’aurais la même réputation que la vôtre !

— Il m’aura fallu plus de vingt années de pratique. Mais tu es bien parti, Adelris.

Un sourire détendit les traits de Fergulad, que de potentiels clients sollicitaient déjà. Profitant d’un moment de répit, Adelris abandonna son maître à son travail pour s’engouffrer dans les profondeurs de la forge.

Il s’était octroyé un espace personnel au-delà d’un étroit couloir. Au sein d’une pièce exigüe, dans laquelle des coffres en bois lustré renfermaient leurs précieuses fabrications, la statuette de Zinhéra trônait sur une table. Elle chatoyait sous la blafarde nitescence, invitait son serviteur à s’agenouiller face à elle, à commencer sa prière.

Et il s’exécuta aussitôt.

— Ai-je reçu votre bénédiction, prophétesse Zinhéra ? Tout ce que je souhaitais, c’était une seconde chance, une opportunité de refaire ma vie. Jusqu’à présent, j’ai réussi, même si j’ai dû entraîner Kavel avec moi… Il a l’air d’avoir trouvé sa place, mais je ne lui ai toujours pas raconté la vérité. Il doit être prêt, tout comme moi. Ou bien je me cherche des excuses tel un lâche. Oh, Zinhéra ! Vous qui avez fait preuve de tant de bravoure, pouvez-vous m’en gratifier juste un peu ? Je demande une petite faveur, rien de plus.

La réponse vint subtilement. Adelris se ferma à la lumière du monde et, récitant quelques psaumes, accueillit celle de la prophétesse. Les mots s’écoulèrent comme dans une sereine rivière. Et alors que la salle s’enveloppait dans le silence, le guerrier sentit ses muscles se détendre et l’appel s’intensifier. Il frôla la statuette d’une main leste.

Fergulad l’interrompit avant qu’il ne pût la toucher.

— Tu ne m’avais pas tout dit, Adelris ! lança-t-il sur un ton anormalement sec.

Adelris s’éloigna de la statuette, se redressa d’un saut et se retourna vers son maître, les yeux dilatés.

— À quel sujet ? se renseigna-t-il, son cœur battant la chamade. Si cela concerne mes pauses pour faire ma prière, je les ai mentionnées à plusieurs reprises.

— Oui, mais tu ne m’avais jamais dit qui tu priais.

— Bien sûr que si ! La prophétesse Zinhéra, héroïne de Skelurnie, qui a renversé son tyrannique père et a rétabli la paix avec ses nations voisines !

— Et tu t’es bien gardé de me donner les détails moins glorieux. J’étais curieux, alors je me suis rendu à la bibliothèque, et fouillé des heures avant de trouver quoi que ce soit sur le zinhérisme. Tu avais oublié de préciser que Zinhéra n’aimait pas trop le culte autour de sa personnalité. Ou bien, qu’à cause d’elle, il faut maîtriser la magie pour être considéré comme un vrai skelurnois. Les ludrams ne se sont jamais abaissés à ça malgré leur plus grande affinité à la magie que les humains ! Que je sache, en tout cas.

— Vous évoquez un passé révolu. Vous mentionnez des fondamentalistes que je suis le premier à dénoncer. Mais regardez-moi donc ! Il y a moins d’une heure, j’étais réticent à l’idée même d’enchanter les armes ! Et vous pensez que je suis une croyance qui me juge inférieure ?

— Tu n’es pas un mage, d’accord. Mais vu que tu ne te sépares jamais de ta cuirasse, Adelris, je crois que c’est encore pire. Un guerrier au service de la prophétesse. Un serviteur aveugle, porteur de son idéologie douteuse.

Du sang montait à la figure d’Adelris comme il fracassa ses poings tremblants et crispés derrière lui. La statuette oscilla sans faillir, aussi le guerrier s’en inspira pour se dresser face au forgeron.

— Pourquoi, maître ? tonna-t-il. Au nom du respect que j’ai pour vous, ne laissez pas vos préjugés vous submerger !

— Comprends un peu ma situation, clarifia Fergulad. Je dirige une modeste forge, et mes revenus sont loin d’être extraordinaires. À ton avis, que se passera-t-il s’ils en apprennent plus sur toi ?

— Mes croyances n’affectent en rien mes capacités ! Et puis, jusqu’à présent, Parmow Dil s’est montré très accueillant envers moi. La liberté de culte est un de ses principes fondamentaux.

— Justement ! Des dizaines de croyances coexistent ici. Pourquoi ne pas en choisir une déjà implémentée depuis bien longtemps ? Tu as plein de temples à disposition pour une rapide conversion !

Des plis sillonnèrent davantage le faciès d’Adelris. Il maintenait ses poings si serrés que ses phalanges s’en blanchirent. Et tandis que perçait son regard, son maître arqua à peine les sourcils.

— Vous plaisantez ? fulmina-t-il. Êtes-vous en train de suggérer d’abandonner qui je suis ?

— Donc tu te résumes à tes croyances ? jugea Fergulad. Quelle bien triste existence.

— Vous avez le droit de désapprouver. Mais ma foi fait partie de moi. Je ne puis la rejeter sous prétexte que je vis désormais sur un autre continent.

— Tu aurais dû être prêt à faire des sacrifices.

— J’en ai déjà tant fait pour venir ici. J’ai traversé la moitié du monde avec mon cadet, laissant de nombreux amis derrière moi. Je ne connaissais personne ici, et je pensais avoir trouvé un ami en vous. Comprenez-vous, maître ?

— C’est insuffisant ! Adelris, je ne te savais pas si entêté, alors je vais être clair. Soit tu abandonnes tes croyances, soit tu n’es plus le bienvenu dans cette forge.

Adelris hésita une fraction de secondes avant de se saisir de sa statuette. Il pressa l’allure et évita de croiser le regard du maître forgeron autant que possible. Leurs épaules se cognèrent par accident, alors il le foudroya intensément des yeux.

— Adieu, Fergulad, marmonna-t-il. J’espère que votre prochain apprenti n’adhérera pas au zinhérisme, puisque c’est ce que vous souhaitez.

Il n’y eut guère de révérences, ni de politesse, ni même de demi-tour. Adelris était proche de trotter quand il atteignit l’extérieur. Les vacillations de l’écriteau sifflaient encore dans ses orteils mais, réfrénant ses tressaillements, il s’engouffra dans les entrailles de Parmow Dil.

Déjà le ciel rougeoyait comme l’astre diurne achevait son arc. Son rayonnement persistait, guidait les citadins dans ces dédales, mais Adelris se référa plutôt au cours des canaux s’enlaçant aux pieds des arbres triomphants.

Autrefois, Adelris devait se fier à plusieurs points de repère. Ce pouvait être une inhabituelle saillie jaillissant d’un tronc. Ou parfois un arceau chevauchant de hauts ponts, leur surface striée de perles rutilantes et enchantées. Voire même une majestueuse statue, érigée sous un agencement circulaire de pavés.

Ce jour-là, néanmoins, le guerrier traçait sa route sans utiliser ces repères. Il alla dans la direction opposée de la plupart des citoyens. Pour le guerrier, il n’y aurait pas de réjouissances vespérales. Les places s’engorgeaient de bruyants spectateurs et les tavernes de fidèles clients, toutefois Adelris n’en faisait pas partie. Il chemina sans piper mot, se faufila entre les groupes de passants, s’engagea dans la rue étroite où il avait trouvé logis.

Chez lui régnait la tranquillité. Adelris percevait tout juste le tumulte duquel il venait. Néanmoins, muré dans ses tourmentes, il s’appuya sur le rebord de la modeste fenêtre de sa chambre dont il tira les rideaux pourpres d’un coup sec.

Même ainsi isolé, il ne se lassait jamais de cette vue.

Il contemplait les torsades de magie s’amenuisant vers la voûte étoilée. De mille couleurs elles jaillissaient de là où bateleurs, troubadours et acrobates s’adjoignaient pour leurs spectacles. Nombreux se congloméraient autour des scènes dressées autour des couronnes d’arbres. Une clameur émergeait de leurs applaudissements, d’intensité comparable aux numéros musicaux.

Il admirait l’envol des ghusnes s’entrecroisant dans les hauteurs de Parmow Dil. Ils prenaient souvent de la hauteur et plongeaient tout aussi vivement vers leur destination. Leurs cavaliers, voyageurs et patrouilleurs tardifs, maintenaient une grippe constante sur leurs montures. Parfois ils les autorisaient même à réaliser de splendides courbes jusqu’à la cime des arbres, voire même au-delà, et les ghusnes domptaient alors les airs de leurs massives ailes.

Et au-delà des songes se hissaient les temples et les sanctuaires, les édifices et les bâtisses, l’histoire d’une nation concentrée dans sa plus grande densité. Même lorsque la sorgue s’était abattue, il suffisait que la lune dominât dans le ciel, et ainsi sa lueur blanchâtre se reflétait sur toute la structure. Éminences juchées sur les hauteurs de la capitale, scintillant encore sur leurs fondations de naguère.

Adelris se rejeta en arrière. Il laissa cette lumière s’infiltrer dans cette pièce que bientôt il ne saurait plus payer. Les larmes suivirent naturellement, roulèrent jusqu’à son menton, glissèrent sur les draps azurins. Puisque le sommeil ne guettait pas, ses pensées assaillirent de plus belle. Minute après minute, la ville semblait s’éloigner et sa chambre se claustrer outre mesure.

— Ma place est ici, souffla-t-il. Nulle part ailleurs.

Il s’acharna à fermer les yeux, mais malgré ses paupières lourdes, rien n’y fit.

— C’est mon foyer. Je dois juste m’y habituer. Trouver où je m’épanouirai. Je n’ai rien fait de mal. Je n’ai rien fait de mal.

De sa main tomba la statuette de la prophétesse, solide et intacte en dépit des épreuves.

— Pardonnez-moi, Zinhéra. J’aurais besoin d’un peu plus de votre courage.

— C’est mon foyer. Je dois juste m’y habituer. Trouver où je m’épanouirai. Je n’ai rien fait de mal. Je n’ai rien fait de mal.

De sa main tomba la statuette de la prophétesse, solide et intacte en dépit des épreuves.

— Pardonnez-moi, Zinhéra. J’aurais besoin d’un peu plus de votre courage.

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