Chapitre 2 : Le naufragé

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Lumière et obscurité s’alternaient. Tantôt le contour se dessinait avec la précision d’un pinceau virtuose, tantôt la noirceur s’insinuait au-delà même de la vision.

Il était abandonné sur une plage pentue, relâché par des vagues tumultueuses. Quoique l’astre diurne prodiguait une bonne chaleur, les assauts du vent septentrional s’additionnaient à ceux de la mer. En résultait un humain inconscient, vaincu en dépit de sa grande taille et musculature imposante.

De temps en temps, l’écume atteignait ses lourdes bottes et son pantalon en laine écru, mais son ample veste grise en cuir et son chemisier à boutons boisés restaient secs. Ses longues cadenettes s’éparpillaient sur le sable, d’un noir comparable à la couleur de sa peau, mais son bracelet en perles y échappait. Une barbe hirsute mangeait ses joues sans effacer son menton volontaire ni ses larges lèvres.

Il était esseulé, rejeté sur un rivage désert. Pas même le flux et reflux sporadique ne le sortait de son évanouissement. Ni les planches de bois morcelées et noircies que la marée jetait. Prisonnier de son corps et de son esprit, l’homme subissait un courroux qu’il ne savait nommer. Une vision floue se répétait en boucle, l’assénait jusqu’à épuisement. Il ne discernait qu’une une étendue bleue chaque fois qu’il s’y focalisait.

Le rêve se figeait durant un moment qui s’apparenta à une éternité. L’homme lutta pour s’extraire de ces limbes, en vain.

Des appels émergèrent soudain et le lacérèrent de part en part comme elles se muaient en sifflements stridents. Aucun mot ne lui était intelligible, hormis un seul :

— Envol !

Tel un éclair frappa le réveil. Il était allongé sur un lit étroit, sa tête reposant sur une paire de solides oreillers. Des petites fenêtres filtraient la nitescence sans assombrir la pièce surélevée où le naufragé avait trouvé le gîte.

Oscillant les paupières, l’homme découvrit petit à petit ses alentours. Un feu ronflait dans l’âtre de la cheminée. Par-dessus était suspendu un chaudron pourpre d’où une odeur appétissante se propageait. Plusieurs cannes à pêche, leurres et appâts reposaient sur la table octogonale, au centre de la pièce.

Tout avait été mis en œuvre pour lui garantir un confort optimal. L’homme resta couché un certain temps, ajusta quelques fois ses couvertures, balaya continuellement son environnement. Il guettait un repos si longtemps désiré, dont il comptait profiter à foison.

Naguère endormie, la souffrance le tirailla de plus belle. Il s’agrippa aux rebords du matelas, se pinça intensément les lèvres, mais rien n’y fit. Sa tête se cogna contre le sommier pendant que ses hurlements déchiraient ses poumons. D’épaisses gouttes de sueur dégoulinaient de son front et glissaient le long de son faciès meurtri. Dans un moment de lucidité, aussi bref fût-il, l’homme ouvrit son chemisier.

Une brûlure de la taille d’un poing saillait de son abdomen.

Horrifié, il se déroba aussitôt de cette vision. Comment une telle plaie, n’ayant guère encore cicatrisé, lui avait échappé jusqu’alors ?

Tandis qu’il y réfléchissait, une ludrame se précipita à l’intérieur. Elle saisit une éponge qu’elle plongea dans de l’eau savonneuse avant de le poser avec délicatesse sur son visage. Une sensation de soulagement traversa le naufragé même si la douleur persistait encore.

— Que je suis maladroite ! paniqua-t-elle. Pourquoi sortir au pire moment ?

La ludrame ne quitta plus l’homme des yeux, au lieu de quoi elle s’installa sur une chaise à côté du lit, à l’affût. Elle avait la peau aussi bleue que l’océan, et dans ses yeux dorés brillait une perpétuelle scintillation. Des nattes argentées tombaient de part et d’autre de sa silhouette fuselée. Elle était vêtue d’un blouson jaune tavelé de noir et chaussée de guêtres si couvert de sable qu’on n’en discernait plus la couleur. Un sourire crispé déridait son visage étroit.

— Je ne suis pas médecin, s’excusa-t-elle. Mais je ferai de mon mieux pour soulager votre douleur.

— Ça ira, murmura le naufragé. Vous m’avez déjà beaucoup aidé et je vous en remercie.

— Inutile ! Je serais odieuse si je n’aidais pas une personne dans le besoin. Et même si je ne pensais qu’à moi, votre arrivée bouleverse mon quotidien.

— Où suis-je ?

— Sur la péninsule de Vizenra, au nord-est d’Ossora. Il y a de nombreuses villes portuaires sur le littoral, mais si comme moi, vous aspirez à la tranquillité, il vaut mieux vous en détourner ! Puis, même maintenant, certaines personnes cherchent encore à m’éviter… C’est un autre sujet. Je m’appelle Basgui, et je suis pêcheuse, comme vous l’avez sans doute déjà deviné.

— Ossora ? Ce nom ne me dit rien.

— Vous plaisantez ? Vous parlez notre langue en ce moment même. Mais avant de percer son mystère, j’aimerais savoir qui vous êtes.

Le naufragé respira lourdement, incapable de mesurer l’insistance de son interlocutrice. Il se redressa sur le lit et se gratta le front sans que la moindre nouvelle image n’éclaircît son esprit.

— Je m’appelle Dehol Doulener, déclara-t-il. Et… Je ne me souviens plus de rien d’autre. Sinon de l’océan, terrifiant dans son infinité.

Une onde de stupeur fendit le visage de Basgui. Les yeux dilatés, le corps tressaillant, elle coula un triste regard à Dehol.

— Comment ça, vous ne vous souvenez de rien d’autre ? fit-elle, manquant de s’étouffer. Vous avez perdu la mémoire ?

— Je crois bien, admit Dehol. Et je suis perdu.

Alors que Dehol entendait profiter du soutien de son hôte, celle-ci se dirigea vers le chaudron armé d’une louche. Elle une généreuse portion de bouillon, au milieu duquel flottaient des morceaux de poisson verdâtre. Elle le tendit promptement au naufragé, qui se recroquevilla à la première cuillérée.

— C’est amer, commenta-t-il. Ne vous inquiétez pas, je le mangerai quand même. Vous m’offrez le gîte et le repas, j’ignore comment vous remercier.

— Arrêtez, ce n’est rien ! rétorqua Basgui en se rasseyant. Je vis seule depuis longtemps, et j’en oublie d’assaisonner mes plats. Mais pardonnez-moi, je suis encore choquée. Vous êtes sûr que plus rien ne vous revient ?

— Malheureusement. J’ignore qui je suis, d’où je viens, et pourquoi je suis là.

— Cherchons des indices ! Au vu de votre accent, vous devez être un natif d’Ossora. Ou bien de Nirelas, nous sommes proches de la frontière, après tout. Quand vous avez échoué sur la berge, il y avait des fragments de bateaux avec vous. Il a dû être détruit. Brûlé.

— Et vous n’avez trouvé personne d’autre ? J’aurais été seul sur un navire ?

— C’est possible. Certains voyageurs et pêcheurs ne s’encombrent pas d’un équipage. De mon côté, ça pourrait en surprendre certains, mais je préfère la terre ferme !

— Comment un naufrage aurait pu me faire perdre la mémoire ?

— Ça, je l’ignore ! Je dirais que, d’après votre tenue, vous deviez être un marin.

Dehol consacra un œil neuf à sa veste et son chemisier, avant d’acquiescer doucement.

— Un marin ? songea-t-il. Alors je devais faire partie d’un équipage.

— On entend rarement les récits de marins solitaires. Je suis désolée, Dehol. J’ai décrit tout ce que je sais et déduit sur vous. J’aimerais vraiment vous aider.

— Vous en avez déjà beaucoup fait, encore une fois. Je dois mener cette recherche seul. Je dois découvrir qui je suis.

— Alors reposez-vous, Dehol. Ma porte vous est ouverte aussi longtemps qu’il le faudra.

Ce foyer fut le sien quelques jours durant. Au milieu des dunes, au sommet d’un talus qu’une spirale d’escaliers ceignait, à l’intérieur d’une modeste demeure au toit conique. Dehol trouva le confort qu’il requérait, et bientôt, même sa brûlure cessa de le tenailler.

Pourtant, à chaque nouveau lendemain, les souvenirs demeuraient rares. Il n’y avait que les flots, et les rémanents d’un navire dont il n’apercevait guère les contours. Persistait cette profonde et sombre voix entrecoupée d’échos. Et il dérivait une silhouette, la sienne, condamnée à errer dans l’abîme que sondait son esprit.

Près d’une semaine s’était écoulée quand il avait pris sa décision. Dehol se dressait au seuil, proche d’entamer son départ. Il emmenait avec lui un lourd sac de provisions où une carte de Menistas avait aussi été glissée.

Basgui s’était installée au bord de la fenêtre qu’elle contemplait d’un air mélancolique.

— Je m’étais habituée à ta présence, souffla-t-elle. Quand ta quête sera terminée, j’espère que tu reviendras me voir.

— Impossible de le promettre, répondit Dehol, car je ne sais pas où elle m’emmènera. Mais j’essaierai. Surtout si c’est la meilleure façon d’exprimer ma gratitude. Perdu, je me suis trouvé une amie de confiance.

Basgui sourit.

— J’espère que tu retrouveras tes souvenirs, souhaita-t-elle. Ils font partie de nous… Sans eux, notre existence n’est pas la même.

— Je vais commencer par Nirelas, dit Dehol. J’ai le pressentiment que j’y trouverai des réponses.

— Bonne chance, mon ami.

Dehol entreprit de sortir, mais en effleurant la poignée, il se tourna une dernière fois vers son hôte.

— Quelque chose me turlupine, se confia-t-il. Cette existence de solitaire… Est-elle volontaire ou forcée ?

— Un peu des deux, s’épancha Basgui dans un soupir. Peut-être que je ne suis pas encore prête à affronter le monde… Ou que je l’ai trop subi.

— Pourquoi un tel rejet ? Personne n’a jamais été aussi accueillant envers moi ! Enfin, difficile de savoir avant mon incident, mais j’en doute.

— Pour certains, ça n’a pas d’importance.

— Ils se trompent, alors !

— Que d’idéalisme ! Je ne voudrais pas tout gâcher. Et si je racontais tout maintenant, tu perdrais un temps précieux. Sache juste ceci, Dehol : ce monde n’est pas tendre. Fais très attention à toi, dehors, car les amis sont rares et les dangers partout.

— J’en prends note. Merci encore.

Le naufragé poussa le battant avec lenteur. À peine avait-il posé un pied à l’extérieur que des rafales s’engouffraient sous le toit. Quelques frissons le parcoururent, le ralentirent davantage. Jusqu’au moment où Basgui lui tapota l’épaule : un éclair de vitalité l’emplit alors tout entier.

— Au revoir, Dehol ! fit-elle. Qui que tu étais dans le passé, je sais que tu es une bonne personne. Retrouve-toi vite.

Opinant du chef, esquissant un sourire, Dehol s’élança vers sa quête. Il alla en direction de l’est, marcha le long des dunes afin de s’abriter du vent. De sombres nuages avaient beau obscurcir le ciel, il s’engouffra dans une voie assez nette que pour s’y frayer une bonne allure. Derrière restait son hôte, qui s’évanouit incessamment dans l’horizon.

Dehol était seul. Une flamme s’alluma en lui, mais bien qu’elle prétendît le guider, les images se voilaient opiniâtrement dans les plus opaques ténèbres.

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