La mélodie

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Quelques notes, toujours les mêmes, me parviennent depuis la fenêtre de cette petite maison située rue Edgar.

Chaque matin, tous les soirs, la bâtisse semble ne jouer que pour moi cette mélodie qui m'obsède. Cela fait maintenant plusieurs semaines, depuis que j'ai changé de travail et que je traverse à pied la rue Edgar pour m'y rendre et en revenir, que la musique me suit depuis la bouche obscure de l'une des deux fenêtres en façade ; elle me suit comme si elle me filait, comme si elle voulait tout savoir de moi.

Aujourd'hui, je veux tout savoir d'elle.

Cette mélodie, c'est le chant plaintif d'un pianiste esseulé. Quelques notes qui résonnent comme la voix de leur maître, comme une extension de son corps. Physiques et pourtant insaisissables, elles m'enserrent comme une prison de grâce, respirent la mélancolie, m'emmènent et me font voir des visages d'une infinie blancheur, fins mais lacérés, comme si ces êtres de son avaient voulu enlever avec leurs ongles la peau invisible qui les empêche d'apparaître au monde.

Ce soir, c'est décidé, je sonne à la porte. J'interromprai, moi le parfait païen musical, le plus bel air du monde pour enfin connaître son auteur, le remercier, d'abord, l'embrasser, peut-être, le serrer dans mes bras, certainement. Lui dire que son talent m'avait comme ouvert l'âme.

Je passe donc ma journée à ne penser qu'à ça : la musique. Le soir je marche plus rapidement que d'habitude et rejoins la rue Edgar, parfaitement déserte. Quand je passe devant la maison, la mélodie commence. Je ne peux plus douter : le musicien m'attend. Je me sens important. Visiblement, cet artiste exceptionnel a déjà remarqué mon intérêt pour son œuvre et en joue. Sa résidence, qui se tient devant moi, est une vieille baraque en pierre blanche mais noircie par le temps. Sur un côté le mur est dévoré par un lierre conquérant qui semble même avoir trouvé un passage vers l'intérieur. Des fissures, petites et grosses, courent le long de la façade et dessinent sur elle la carte du temps. J'envisage le portail qui donne sur une petite cour. Il est vieux et tenace, mais ses charnières figées dans la rouille cèdent finalement quand je le force d'un coup d'épaule. Enfin j'arrive à la porte d'entrée. Je frappe.

La mélodie s'arrête.

Le musicien m'a entendu.

J'ouvre doucement la porte qui crépite. L'intérieur me souffle son haleine. L'odeur me surprend. Rance et acide. Une vieille odeur de vieille maison, me dis-je. Mais elle contraste tellement avec la beauté de la musique que je commence à douter. L'entrée donne directement sur un petit salon en décomposition. Dans un coin, le départ d'un escalier. Tout est brisé. Des verres cassés sur la table aux chaises boiteuses, du buffet lardé d'impacts au miroir en morceaux... Quel genre d'homme vivrait ici ?

Ce lieu sent l'absence de vie et l'abandon. Rien n'est figé, non, le temps ne fige rien : il rogne, il grignote avec détermination, petit à petit, il avance en toute chose. C'est l'homme qui, depuis sa petite hauteur, n'est pas capable de voir que même ce qui lui parait immuable finit toujours par abdiquer devant le temps qui passe.

La violence passée et morte maintenant continue malgré tout de témoigner de sa présence.

La mélodie reprend. Elle vient de l'étage. Je monte.

Il y a quelqu'un ?

Je veux simplement vous rencontrer.

Aucune réponse. La musique se fait de plus en plus forte. Pas seulement parce que je me rapproche de sa source, non, mais je crois que le pianiste joue avec plus de hargne. Une petite cascade de notes douces transformée à présent en défilé macabre. Ce n'est plus un nocturne : c'est un requiem. Son chant devient plus noir. La mélancolie se change en tristesse, en colère même. En haut des escaliers, le son devient si fort qu'il m'interdit d'entendre le bruit de mes pas sur le parquet qui craque. Je le suis jusqu'à la source. Je me tiens devant lui, presque, un simple rideau cache la pièce où, j'en suis sûr, je rencontrerai enfin le prodige. Je tremble. Mon bras se soulève, je saisis le tissu : j'ouvre.

Personne.

Le piano devant moi s'est tu.

C'est impossible.

Où-êtes vous ?

Rien, toujours rien.

Un éclair remonte le long de mon dos. La sueur. Ma sueur est glaciale. Mon ventre se tend, il me fait mal. Ma respiration est rapide mais inaudible, ma cage thoracique se soulève à peine. Un courant d'air froid passe à travers moi. Puis soudain, la libération de ma raison.

Monsieur ? Je suis là, Monsieur.

C'est une voix de femme, une voix à peine sortie de l'enfance. L'artiste serait-elle la propriétaire de cette petite chanson ayant toutes les qualités de la mélodie d'avant, celle qui m'a tant séduit ? Cette voix menue, délicate et blessée, c'est l'incarnation de mon obsession. Je réponds :

Ne voulez-vous pas vous montrer ?

Mais elle n'était plus là.

Voilà que cette fille jouait avec moi. Intrigué, je passai d'une pièce à l'autre, toujours dans l'espoir de la trouver au détour d'un couloir. Soudain j'entends des pleurs.

Dans la pièce au piano.

Je m'y jette et je vois que le tabouret est maintenant occupé. C'est une jeune femme, certes, mais déchirée comme la maison, en lambeaux. Un œil me fixe, l'autre est absent : elle me sourit. Ses dents, comme s'il y en avait cent, ne luisent pas, non, elles sont jaunies, laides, il en manque. Cette femme a subi bien plus que les coups. Elle se calme enfin et étire ses longs bras, déploie des doigts graciles dont on devine par endroit les phalanges et se met à jouer sur le piano la petite musique qui m'a amené à sa rencontre.

Alors mon ventre implose sous l'effet d'un impact invisible. Je plie. À genoux. Mes dents s'envolent dans un choc effroyable, remplacées par le goût du sang. Je bave. J'ai mal au cou, c'est un miracle que ma tête soit encore sur mes épaules. Mes bras se tordent dans mon dos et j'entends un bruit sale, celui des ligaments qui rompent, des muscles qui dévissent et des os qui cassent. Je suis réduit en morceaux, mais par rien. La fille pendant ce temps joue de plus en plus fort, ce n'est plus la douce série de notes du début mais le requiem furieux que j'ai entendu tout à l'heure... Il m'envahit comme de l'eau et je me noie, il me noie, il me tue. Elle me tue. L'adolescente part dans un rire qui grince, comme la maison, un rire moisi, méchant, un rire brisé par une vie passée en enfer. Il couvre presque mes cris. Elle joue toujours quand le haut de ma tête explose.

Puis, le silence.

Enfin.

Si vous entendez, au hasard d'une promenade, de la musique vous parvenir depuis la fenêtre d'une petite maison située rue Edgar, pensez à moi.

Car c'est moi l'artiste, maintenant .

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