1. Un mardi béni

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Si je devais tout reprendre depuis le début, je dirais que tout a commencé ce mardi d'Avril 1995. Comme d'habitude, mon programme quotidien ne se composait pas de grand-chose, et j'étais resté dans mon lit immobile un certain temps à mon réveil. Dehors, le soleil perlait à peine et se faisait timide, encore à moitié endormi. La saison du printemps oblige et à cette heure-ci, rien de plus normal en somme. Même si je me doutais bien que ma mère devait être déjà réveillée, patientant surement sans broncher dans sa chambre. C'est bien simple, c'était la seule raison qui me poussait encore à me lever au petit matin. Sans travail, je me serai vite fait laisser aller à la paresse, mais elle était là aussi. Il fallait que je sois présent, je n'avais pas d'autre choix. Je n'avais pas mis longtemps ensuite pour me relever et commencer à me préparer, effectuant en continu la même routine. Ma douche avait été rapide, la préparation du petit-déjeuner aussi. Le café fumait déjà dans deux bols distincts quand je me suis occupé d'elle. Elle ne marchait plus, peinait à se lever seule. Malgré les difficultés, elle mettait un point d'honneur à garder son autonomie dans ce qu'elle pouvait encore faire, même si la vie seule lui était inaccessible. Ce n'étaient pas les meilleurs instants entre elle et moi et ce n'était pas une situation évidente. Être l'aidant principal ne me paraissait pas être une expérience enrichissante, mais elle me raccrochait à la vie. Comme un fil invisible entre nous, qui empêchait par ailleurs ma descente aux enfers. Mise à part ma mère, je n'avais personne d'autre. Introverti à l'extrême et touché par le chômage, ma situation ne m'apportait aucune confiance légitime. Je n'étais pas non plus particulièrement beau. En tout cas, pas représentatif du stéréotype que la société véhiculait. Doté d'une chevelure rousse bouclée et d'un corps d'une normalité implacable, je n'attirai pas les regards. Et qu'importe, ils ne m'étaient pas nécessaire. Mon identité en tant que telle n'avait, pour ainsi dire, aucune importance. Mon existence ne se résumait qu'à ma mère, comme je l'étais pour la sienne depuis le décès de mon paternel.

Elle m'adressa un faible merci dès l'instant où elle se trouva devant ses tartines beurrées. Ses traits semblaient étirés et un sourire naquit sur ses lèvres. Son fauteuil avait quelque difficulté pour circuler depuis peu, elle tenta de le repousser de la table, en vain. Il me sembla à cette image qu'elle avait perdu encore un peu de poids.

- Encore une belle journée qui s'annonce on dirait...

Comme à son habitude, elle tourna sa tête vers l'extérieur et contempla son jardin en souriant. Je fis de même par réflexe, remarquant que les bourgeons dans les jardinières commençaient à pointer le bout de leurs nez.

- J'en ai bien l'impression. Le temps s'adoucit à cette période.

J'englobais ma première bouchée. Ma mère toujours silencieuse, remua son café et attrapa le sucrier.

- Que vas-tu faire ?

- Au Job Club, comme toujours... En espérant trouver une annonce cette fois-là.

- Le travail viendra Lomper, il faut être patient. L'industrie du pays se relèvera bien un jour.

Je restais toujours amusé devant sa naïveté perpétuelle. Ma mère avait toujours été du genre à faire confiance au temps. Pour elle, seul ce dernier détenait le pouvoir d'arranger les choses. Il fallait rester patient, même si rien ne finirait par s'améliorer un jour. J'en laissai échapper un sourire résigné.

- Je continuerai à chercher. Peu importe, je trouverai bien quelque chose...

- Ne te décourage pas. Je le vois bien depuis quelques semaines, tu as l'air préoccupé.

- Ne t'en fais pas, je vais bien. Le plus important pour l'instant, c'est toi.

Ses dents se dévoilèrent sous ses fines lèvres et elle but une gorgée. Je m'efforçais pour ma part à apparaître sous mon meilleur jour, conscient que je ne parviendrai pas à la convaincre de quoi que ce soit.

- Vas voir tes amis plus souvent, je n'ai pas besoin d'aide la journée. Ces escaliers de malheur ne sont un fardeau que pour monter à la chambre.

Je lui adressai un nouveau rictus, tout en lui sommant de manger un peu. Elle s'exécuta en silence et ne décrocha pas son attention de mon visage. Je m'étais à nouveau renfermé, explorant du regard le jardin qui s'éveillait. Une façon comme une autre de se débiner de la discussion.

Depuis mon renvoi et la fermeture de l'usine, jouer dans la fanfare toujours active de celle-ci restait ma seule activité à proprement dites. Un moyen de s'échapper quelques heures dans la semaine, même si je ne m'investissais que très rarement dans les conversations. J'étais le trompettiste de la troupe, ni plus ni moins. Mais ce matin-là, j'avais juste décidé de ne pas y aller. J'étais resté dans ma voiture, arrêté au bord de la route. La rue était déserte à cette heure, tout passage était absent. J'avais longuement réfléchi. Assis côté conducteur et les yeux dans le vide, j'avais pesé longtemps le pour et le contre de ma décision. Ma dépression revenait en force depuis peu, rongeant mon esprit de pensées morbides et libératrices. J'avais longtemps fait le tri, réfléchis au moyen adéquate de ne plus souffrir et de ne plus me poser de question. Le suicide me semblait être l'option la plus alléchante. Cependant, il m'avait fallu un bon trois quart d'heure pour oser ouvrir la portière de la voiture, et finir par ouvrir le capot. Je bricolai ce qu'il fallait assez vite, reliant le tuyau du gaz d'échappement au-dessus de ma fenêtre côté passager. C'est bizarre quand j'y pense, il me semble que je souriais en m'exécutant. Je voyais mon véhicule comme un échappatoire, une porte de sortie et je ne pensais plus qu'à une chose. Je terminai enfin mon action, et remontai à l'avant. Sans plus réfléchir, j'ai mis le contact et tourné la clé. Mais rien. Le moteur ne fit qu'un bruit sourd, sans même démarrer. Cet échec cuisant me tourna l'estomac, et sans chercher à comprendre davantage, je réitérai mon action. Toujours rien. Une ombre passa à mon flanc, rapide. Je vis ce type appelé Gaze continuer sa course à mon passage. Je n'avais pas l'air de le soucier plus que ça, alors que mon moteur continuait quant à lui de rugir à l'unisson, sans succès. Je n'ai pas eu le temps de lui prêter plus attention que son ami à la traine s'arrêta à ma gauche. Il était en sueur et semblait souffrir le martyre, j'avais reconnu les traits de Dave sous cette épaisse trainée de sueur. Ces deux gars bossaient avec moi avant, ils semblaient inséparables depuis.

- Bon dieu Gaze, t'es taré...

Sa phrase s'entrecoupa de soupirs et de longues repirations, il chercha pendant une seconde un nouveau souffle. Pour ma part, j'étais resté statique devant mon volant, les muscles tendus, et osant à peine bouger.

- Ça va vieux ? Un problème de moteur on dirait.

Il ne sembla pas remarquer mon état, ni même mon action, et je ne fis rien pour attirer son attention. Il se déplaça naturellement vers le moteur et baissa sa tête dans le capot. Continuant la discussion, il m'expliqua rapidement ce qu'il clochait et s'affaira à réparer le dommage en question. Je ne lui répondis pas et suivis les instructions. Puis, il me donna l'autorisation de démarrer, et le moteur rugit. J'en fus ravi, il eut le même sentiment. Il referma le tout dans un geste de confiance avant de revenir vers mon côté.

- T'en fais pas, ça arrive souvent. La tête s'engraisse. Dis-moi tu t'appelles Lomper, c'est bien ça ? Tu bossais pas à l'usine avant de pointer au chômage ? Ouais, je me souviens de toi. J'y travaillais aussi avec Gaze, le mec là-bas... Tu t'en sors toi sinon ?

Je pense qu'il savait très bien qu'il se faisait la conversation à lui tout seul. Je l'écoutais d'une oreille, constatant d'un œil que la fumée épaisse et blanche s'échappait sans contrainte du petit bout de tuyau.

- Enfin bref, fait attention à l'entretien de ton moteur, et tu devrais changer les bougies dès que tu le peux d'accord ? Non c'est cool, me remercie surtout pas...

Il avait fini par partir, enfin. Je ne mis pas plus de temps à penser que mon action n'en ébranlait pas un, je le savais déjà, et tournai la petite manivelle. La vitre se referma, et l'habitacle se remplit. Je pris mon premier souffle de gaz et m'étouffa aussi vite qu'il franchit la barrière de mes poumons. Mes voies respiratoires me brulèrent instantanément et je happai les dernières bribes d'oxygènes disponibles. C'est la dernière chose que je fis avant de me faire extraire du véhicule. Dave était là, au-dessus de ma tête et bufflant plus violemment que lors de notre première rencontre. Il me fixait, même si j'étais plus occupé à tenter de chercher mon souffle que lui rendre son observation. Mais aussitôt que le sentiment de survie s'estompa, il ne me restait plus qu'un goût amer sur les lèvres. Rien n'avait changé dans cette foutue réalité.

- De quoi tu te mêles, sale merdeux...

Ma phrase à peine prononcée, il me renvoya dans la voiture. Fermant la portière, je suffoquai presque immédiatement. Pris de panique, je réussi à lui hurler de me laisser sortir, le suppliant. Ce qu'il fit quelques instants plus-tard, me permettant de m'écraser au sol. L'odeur de béton ne s'était jamais faite aussi rassurante.

- Alors ? Toujours intéressé pour retenter l'expérience ?

Je fini par pivoter face au ciel, épuisé. Ma respiration était difficile, et la douleur à chaque expiration me donnait l'impression de m'embraser de l'intérieur.

- Eh bien merde mais qu'est-ce qui cloche chez toi ?

Gaze avait rejoint mon champ de vision, intrigué. J'eus un moment de lucidité au moment où je les ai vu tous les deux au-dessus de ma tête, le regard estomaqué.

- Je te préviens, si mes conseils en mécanique te servent à ce genre de chose, je ne t'apprendrai plus rien dans ce domaine.

- Dé-désolé...

- Ça va, c'est bon... Allez, debout.

D'un bras chacun, ils me remirent droit en deux secondes et sans effort. J'étais toujours dans un état altéré, à bout de force et inconscient de la portée que mon geste aurait pu avoir. Ma voiture se coupa illico grâce à Dave et Gaz continua de me détailler. Ma stupeur laissa place petit à petit à de la honte, m'obligeant à me taire.

- Bah merde tiens ! J'ai besoin de me pauser avec ces conneries... Venez, on va se trouver un endroit.

Tout bêtement, je les ai suivis. Ils ne m'en ont pas dissuadé, et je ne tenais pas compte de leur avis. Nous sommes arrivés à l'étang de la ville dans le quart d'heure qui suivit, tous trois exténués. Apparemment, j'étais parvenu à les faire fatiguer davantage que leur footing.

- Bordel mec, mais à quoi tu pensais en faisant ça hein ?

Gaze semblait toujours aussi chiffonné, comme si l'idée lui semblait aberrante. Je ne voyais strictement pas en quoi. Sheffield n'était plus qu'un désert industriel, une ruine. Il n'y avait plus rien ici. J'étais sûr de moi, je ne devais pas être le seul à avoir essayer au moins une fois.

- J'ai pas trouvé d'autre moyen potentiel...

- T'as qu'a te jeter d'un pont. C'est pas chère !

- Ouais, ou le saut à l'élastique mais t'oublie l'élastique, ça pardonne pas.

- Ouais, mais la hauteur ça me terrorise.

- Faut savoir ce que tu veux Lomper.

- La noyade, c'est encore ça le meilleur truc.

- Mais nager, moi je sais pas.

- T'as pas besoin de savoir nager trou de balle. C'est ça l'astuce de la méthode...

Un vague rire résonna avant que je me rende compte de l'absurdité de ma réponse. Je remis brièvement mes attentes en question à cette réflexion.

- Non, moi je crois surtout que tu te défiles.

- Désolé.

Gaz pouffa une nouvelle fois de rire à mon excuse, éjectant d'un trait la fumée de sa cigarette.

- Je sais. Tu demandes à un de tes copains de te passer dessus avec sa bagnole.

Dave allongé de l'autre côté, n'avait pas cessé d'observer le ciel dégagé. Il semblait en pleine réflexion, perplexe.

- J'ai pas de copains.

Ma réponse avait résonné comme une fatalité dans ma voix, me surprenant moi-même.

- Hey tu charries ! On vient pas de te sauver la vie là ? Ça veut dire qu'on est tes copains d'accord !?

Je lui avais accordé mon attention, si ce n'était pour m'assurer de la véracité de ses propos. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, il avait l'air tout aussi sûr que moi lors de ma dernière réponse. Mon visage en décrocha un sourire, étirant mes traits. Ce moment semblait si enfantin, mais il me fit me sentir vivant. Je compris sur le coup que cette journée d'Avril, réservait peut-être son lot de changement, résonnant comme la fin de ma survie.

- Vraiment ?

- Ouais, sans aucun doute ! Je pourrai te rouler dessus sans même que ça me chiffonne les couilles.

- Merci les gars... Vous êtes cool.

Un éclat de rire s'en suivit, puis un silence agréable. Nous sommes restés un certain temps sans même bouger. Constatant un paysage dépitant d'usines désinfectées, ne croulant plus que sous les souvenirs. La vie était devenue compliquée, incertaine, conséquence incontestable de ce spectacle funeste qui nous faisait face. Nos pensées devaient se faire échos sur l'instant.

- Dis Lomper, si t'es notre pote maintenant, j'ai un truc à te proposer.

- Gaze merde, me dit pas que tu penses encore avoir une chance avec cette idée ? Quelle connerie...

- Quel idée ?

- Merci Lomper pour cette curiosité ! Dave, prends-en de la graine.

Je n'entendis que ce dernier souffler, toujours allongé. Gaze quant à lui était tourné vers moi, gratifié d'un sourire bien trop élargit pour apparaître légitime.

- Alors, je vais te demander de bien réfléchir à l'idée globale, c'est pas con.

- C'est que des conneries moi je te le dis !

- Bon dieu, tu la fermes toi ? Enfin bref. Lomper, j'ai besoin de toi, et je pense que toi aussi tu as besoin de te faire du fric. Tu as entendu parler de ces Chippendales qui sont passé en ville ? Eh bien ces gars-là ce sont fait plus 7 000£ en une soirée ! Tu imagines un peu ?

La somme me résonna dans le crâne, et me parut surréaliste. J'avoue ne pas avoir mesuré le ressort de la proposition qu'il s'apprêtait à me faire, je n'étais plus qu'obnubilé par ce montant.

- Lomper, imagine. Imagine te faire autant, en une seule soirée. Pour un truc aussi simple que se foutre en slip, sérieusement. Réfléchis combien ça peut rapporter...

- Ouais, mais on est pas des stripteaseurs.

- Et alors ? Nous, on est des vrais mecs. On a toutes nos chances ! Si on s'entraine un peu...

- Attends, tu as vraiment dans l'idée de monter un truc comme ça ?

- Bien-sûr.

Il me sembla bien moins assuré par l'idée en la détaillant, mais il ne renonça pas.

- Il me faut à tout prix 700£ très bientôt sinon, on me retire mon gamin. Je suis prêt à tout pour les avoir, et si ce n'est que ça, j'hésiterai pas une seconde. Allez les mecs, j'ai besoin de vous sur ce coup...

La raison me toucha, et après un instant d'hésitation, je ne fus pas difficile à convaincre. Le fait que je ne me souciais pas de mon propre corps m'empêcha notamment d'avoir une certaine crainte de le montrer. Et puis, Gaze avait raison. Cette affaire pouvait rapporter gros, et avait également aucune chance de voir le jour. J'ai fini par accepter d'une poignée de main, lui promettant solennellement de participer à son projet absurde. Ses yeux s'embrumèrent de larmes qu'il contenu, non sans mal.

- Merde Lomper. Pourquoi tu continues à lui donner de l'espoir ? C'est un plan à la con, ça n'a aucune chance de marcher.

Justement. C'était la raison première de mon acception, c'était absolument grotesque.

- Ça marchera Dave, parole d'homme...

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