Un père dans le besoin - Partie 2

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 Cassius attendit que son client se soit éloigné pour se lever de sa chaise et se dégourdir les jambes. Il alla contrôler la machine qui était en route. Il était quasi-sûr que l'homme s'était trompé dans le choix du programme. Dès qu'il l'avait vu derrière la vitrine, dans la rue, il avait su quel genre de client ça allait être. Il en avait vu des dizaines comme lui depuis qu'il avait commencé à travailler ici, deux ans auparavant. Des types pressés, la trentaine bien tassée, qui n'étaient jamais rentrés dans une laverie, qui n'avaient probablement jamais approché une machine à laver, et qui ne s'occupaient sûrement pas beaucoup des tâches ménagères en général. C'était toujours un imprévu, un petit accroc dans leur quotidien bien huilé, qui les amenait ici, et il était rare que Cassius les revoit. Mais ça ne changeait rien pour lui. Il les traitait aussi bien que ses habitués. Le jeune homme sourit à cette idée. Ses habitués. S'il avait pu s'imaginer il y a deux ans, en prenant ce petit boulot un peu au hasard, qu'il s'attacherait autant à cet endroit et aux gens qu'il y croisait.

 Pourtant ce n'était pas vraiment dans sa nature. Au contraire, s'il avait cherché un travail de nuit à la base, c'était pour voir le moins de monde possible. Ce travail lui avait semblé idéal pour ça. Honnêtement, qui vient faire sa lessive entre vingt heures et six heures du matin ? Cassius s'était dit qu'il serait seul toutes les nuits, qu'il pourrait écouter de la musique, lire, ou même regarder des films sur son ordinateur et être payé pour ça. Et il ne s'en faisait pas pour sa sécurité. Braquer une laverie n'a aucun intérêt, car tout l'argent est dans les machines, et les démonter serait beaucoup trop long et fastidieux pour récupérer quelques pièces. Oui, Cassius avait bien cru décrocher un job de rêve.

 Mais dans les faits, ce travail était bien plus prenant qu'il ne le semblait au premier abord. Déjà, il y avait le ménage. Ça ne semblait pas grand-chose comme ça, mais chaque client qui rentrait amenait avec lui de la crasse de l’extérieur, et même si ce n’étaient pas des chemins de terre battue, les rues de la ville étaient très sales. Il y avait aussi la vitrine. Malgré tous les efforts de Cassius, elle gardait désespérément son aspect un peu rebutant, avec ses traces et ses rayures. Ça n’empêchait pas le jeune homme d’essayer chaque nuit de la rendre plus engageante. En revanche, il espérait que le patron ne s’occuperait jamais de faire réparer l’enseigne lumineuse. Il trouvait que ce chiffre manquant donnait un cachet et une personnalité à l’endroit. D’ailleurs, les habitués et les gens du quartier avaient coutume d’appeler la petite boutique « la vingt-quatre quatre ». Et pour ceux qui ignoraient son prénom, il était « le petit de la vingt-quatre quatre ». Cassius aimait ce genre de détails qui conféraient aux quartiers des grandes villes un aspect de petit village où tout le monde se connaît, se salue, s’entraide, et où tout le monde ne peut s’empêcher d’être très critique sur les autres villages, en l’occurrence les quartiers voisins. Le jeune homme trouvait d’autant plus amusant d’avoir été adopté comme un habitant du coin que lui-même vivait dans un autre quartier avec ses parents et ses petits frères. L’esprit de clocher, ça ne s’explique pas.

 Cassius entendit le lave-linge s’emballer et tourner de plus en plus vite. Il savait que ce bruit annonçait la fin du cycle. Quelques minutes plus tard le tambour s’immobilisa complètement et un double bip retentit. Le jeune homme ouvrit la porte de la boutique et passa sa tête dans l’air frais du soir. La nuit était totalement tombée désormais, et il ne vit aucune trace de son client dans les taches de lumières que les lampadaires répandaient sur la rue. Cassius revint à l’intérieur et se posa debout devant la machine arrêtée, les mains dans les poches, et réfléchit quelques instants avant de prendre sa décision. Il prit l’initiative de vider la machine et d’en transvaser le contenu dans un sèche-linge. Ce n’était pas à lui de faire ça, et son client pourrait mal le prendre, mais vu l’attitude de ce dernier Cassius se doutait qu’il avait besoin de son linge propre et sec le soir même. Dans le pire des cas, le client s’offusquerait un peu et refuserait de lui rembourser le jeton. Mais il n’allait sûrement pas repasser le lendemain en journée pour se plaindre de Cassius auprès de son patron.

 En effet, quand le client revint près de vingt minutes plus tard, il ne lui en voulut pas du tout. Au contraire, il lui était extrêmement reconnaissant. Il proposa à Cassius de lui donner un petit pourboire, mais ce dernier refusa poliment. Le client fouilla dans le petit sac plastique qu'il avait à la main et en sortit une boite en polystyrène.

« - Je vous en prie, acceptez au moins ça, dit-il en tendant la boîte à Cassius. C'est un plat que j'ai pris chez le traiteur chinois. Je voulais le manger au bureau demain, mais j'aime autant que vous l'ayez. »

 Le jeune homme résista gentiment, puis finit par accepter et alla déposer la petite gamelle au frais dans l'arrière-boutique. Il revint ensuite s'asseoir derrière son comptoir.

« - C'est du poisson en sauce, dit le client après un petit instant. Avec du riz.

- D'accord. Merci encore, » répondit Cassius avec un sourire.

 L'homme leva la main pour signifier que ce n'était rien. Puis, pointant le carnet qui reposait sur le bureau, il reprit :

« - Je vous ai dérangé tout à l'heure. Ce sont vos cours ? Vous suivez des études ? C'est pour ça que vous travaillez ici la nuit ?

- Pas vraiment. Ce sont plutôt des recherches en quelque sorte. Je ne suis inscrit nulle part. Mais j'aime apprendre. »

 Le client acquiesça sans un mot et Cassius n'approfondit pas plus sa réponse. Après un long moment de silence, l'homme tenta de relancer une nouvelle fois la conversation.

« - Et votre musique ? Vous écoutiez quoi ? Vous êtes plutôt rap, R’n’B ?

- En fait, répondit Cassius sur un ton qu'il espérait toujours patient, ce n'est pas de la musique. C'est pour mes recherches. J'enregistre et j'écoute des podcasts et des conférences traitant de cryptozoologie. L'étude des animaux cachés, précisa-t-il devant la moue dubitative de son client.

- Ah oui comme dans ce film là, je n'ai plus le titre. Le truc avec les magiciens, pour les gamins…

- Ce n'est pas tout à fait ça, mais oui c'est à peu près l'idée.

- D'accord d'accord. Très bien, très bien. »

 Un nouveau silence gêné s'abattit sur la pièce, heureusement rapidement brisé par une courte sonnerie électronique.

« - Votre linge est prêt.

- Ah parfait. »

 Le client se dirigea en hâte vers le sèche-linge et en vida le contenu pêle-mêle dans son sac cabas. En sortant la petite chauve-souris en peluche, il la passa sur sa joue pour en apprécier la chaleur et il dit :

« - C'est mon fils qui va être content. »

 Cassius lui adressa un nouveau sourire en silence. Il commençait à apprécier cet homme.

« - Bon et bien encore merci pour le coup de main, résuma ce dernier en se dirigeant vers la porte.

- A votre service monsieur. À bientôt peut-être.

- Oui peut-être. Et surtout bon courage pour cette nuit. »

 L'homme lui adressa un dernier signe de la main et s'en fut dans l'obscurité.

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