28/ SACRIFICES : MATT

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Nous descendons main dans la main, Sandrine et moi, car il est important qu’ils croient tous que le charme de la magie a opéré. En bas du dernier escalier, ma sorcière me fait remarquer que mes doigts sont plus froids encore que d’habitude. De mauvaise humeur, je lui rétorque que je suis au courant. Mon corps n’a jamais été chaud, mais maintenant, même mon âme est congelée. Pour ne rien arranger, nous allons subir un interrogatoire en règle et je suis terrifié à l’idée du regard de Lana.

Sandrine a déjà passé un pied dans le salon, que je suis resté cloué sur place, devant la dernière marche. Elle est obligée de me tirer en entrelaçant nos doigts pour me forcer à la suivre. Ils sont là, tous, à manger leurs fruits. Mais qu’est-ce que je fous là ??? En allant droit au but, on évitera surement les questions. Leurs regards interloqués m’exaspèrent déjà ! Surtout celui de Lana qui en a lâché sa mangue !!! Ses yeux ne quittent pas nos mains. Je me concentre sur mon frère, ça vaut mieux.

- Nous avons une course à faire. Nous allons prendre le pick-up. Quelqu’un peut nous dégager le portail ?

Le paysage n’a pas changé. Les routes sont toujours les mêmes, chargées de véhicules abandonnés et sales. Le malaformes se baladent encore, seuls ou en groupe, autour des voitures ou dans les champs. Les maisons restent barricadées et quelques chiens errants en sortent parfois. J’aperçois des oiseaux en train de picorer sur un cadavre.

Nous arrivons dans le bourg, où je n’ai pas d’autre choix pour passer que de rouler sur des corps inertes. La puanteur est telle que nous sommes obligés de remonter nos vitres. Des malaformes sortent des magasins pour venir à notre rencontre. Le monde ne peut pas disparaître ainsi. Car les malaformes ont besoin de se nourrir, mais quand il n’y aura plus aucune vie sur terre, ils mourront à leur tour. Et que restera-t-il alors ?

Voilà la pharmacie. Je coupe le moteur un peu avant, de manière à nous laisser le temps de descendre et de gagner la boutique sans en attirer d’autres. Nous ignorons ce qui nous attend à l’intérieur.

Je referme la porte, intimant à Sandrine de ne pas avancer et m’éloigne pour me cacher dans un coin. Je suis étonné de la confiance qu’elle m’accorde, mais je n’ai pas le temps de m’y attarder. Je tapote l’étagère à ma droite, du bout de mon épée. Le bruit métallique attire trois malaformes qui se dirigent droit sur ma compagne. Ils clopinent côte à côte, ce qui va faciliter ma tâche. D’un bond, je retombe juste derrière eux et les coupe ensembles, à peu près au niveau de la taille. Quand les demi corps atteignent le sol, je leur tranche la tête, pour m’assurer qu’ils ne rampent pas encore avec la seule force de leurs bras. Je fais signe à Sandrine pour l’autoriser à fouiller l’officine pendant que je monte la garde. Elle revient rapidement, plusieurs boites à la main. Tant mieux ; je craignais que des pilleurs soient passés avant nous et aient emportés tout et n’importe quoi dans leur panique. N’importe quoi, car aujourd’hui, les gens spécifiquement à la recherche d’un test de grossesse doivent se faire extrêmement rares.

Les monstres sont arrivés à la vitrine. Ils poussent sur l’obstacle pour le franchir. J’ai fermé à clés mais j’ai peur que la vitre ne cède sous leur poids. On ne va pas pouvoir sortir par là. Je traverse rapidement les rayonnages de médicaments à la recherche d’une issue ouvrant sur la ruelle de l’autre côté. Je ne trouve pas de porte, seulement une fenêtre condamnée par des volets en aluminium. J’enlève la barre qui les tient fermés le plus silencieusement possible, et laisse la lumière pénétrer dans le local. J’enjambe le rebord en premier pour assurer la sortie de Sandrine. La voix est libre.

Nous contournons l’angle de la ruelle pour rejoindre notre véhicule, débarrassé de ses assaillants. Le raffut qu’ils mènent devant la pharmacie attire à eux tous leurs semblables, nous libérant la route. Au son du moteur, certains traversent et marchent vers nous, mais j’accélère avant qu’ils ne forment un groupe trop compact. Sans pitié, je les renverse. L’avant de la Mercedes a dû en prendre pour son grade, mais je préfère blesser la voiture que nous même. Ça secoue lorsque les roues passent sur les corps. Sandrine grimace ; elle se souvient que ces êtres ont un jour été des humains. Je lui prends la main, et lui adresse un sourire de compassion.

- J’ai pris plusieurs tests. On ne sait jamais, ça pourrait servir, m’apprend-elle.

- De quoi tu parles ?

- Lana, par exemple.

- Ah…

Je n’ai aucune envie d’aborder ce sujet avec ma nouvelle « copine ». Cela ne la regarde pas. Cette idée n’arrange pas mon humeur ; il ne manquerait plus que ça ! Lana enceinte ! Par les temps qui courent ! De moi, en plus! A quoi ça servirait ?! Je me concentre sur la réalité.

- On fait ça quand ?

Je gronde, plus que ne parle.

- Si le test est positif, ce soir. Matt, cette décision que nous avons prise, ainsi que ces conséquences, font de toi un être humain, plus que n’importe qui d’autre, car il n’existe pas de plus grande preuve d’amour.

- Ouais, pas envie d’en parler. Et encore moins d’y penser.

Je gare la voiture à l’entrée de ma rue, et nous traversons les jardins voisins pour arriver chez moi. Nous faisons une halte dans le champ qui a servi à l’entrainement de…, bref, pour que Sandrine puisse faire son test. Qui bien sûr, nous révèle une grossesse. Merde alors ! Pourquoi suis-je si déçu que ce soit Sandrine qui m’annonce ça ??? Filtre d’amour plus rituel égal amour, non ?! Inconsciemment, j’espérais que nos ébats comporteraient une faille. Et que cela aurait repoussé l’échéance. Mais tout se déroule comme prévu… Mise à part mes sentiments pour Lana qui s’intensifient d’heure en heure.

Sandrine regagne ses appartements pour réunir le matériel nécessaire au rituel que nous allons pratiquer ce soir.

L’idéal aurait été de faire ça dans un quatre-chemins, mais les malaformes qui rôdent rendent ces lieux impraticables. Nous resterons donc dans le champ, derrière la maison.

Je me traine une bonne partie de la journée.

J’essaie de lire l’un de mes romans préférés pour faire taire mon angoisse. Mais il m’est impossible de me concentrer. Je parcours les mots, les lignes, les pages, sans les voir.

J’entame une nouvelle bouteille de scotch et bois directement au goulot, sans parvenir à me saouler. Le gout de noix de coco qui me reste en bouche va même jusqu’à m’écœurer. Ça m’a pourtant couté un bras !!!

Je pense aller taper du malaforme et me souviens que c’est devenu inutile puisqu’ils seront bientôt tous anéantis. Rien ne me fait envie, si ce n’est d’en terminer avec tout ça.

Je pourrai m’ouvrir les veines et me vider tranquillement de mon sang sans que personne ne vienne m’interrompre puisque je suis celui qu’il faut éviter à tout prix. Cette option ne me convient pas non plus ; trop radicale.

Dormir ? Je suis trop anxieux pour m’allonger paisiblement et fermer les yeux. Je n’ai pas sommeil !

Je veux voir Lana. Et si je déclenchais une dispute entre elle et moi ? Je crois que c’est ce que je vais faire ; ce sera moins dure après…

Je retourne au salon, mais ne l’y trouve pas. La pièce est vide ; où sont-ils tous passés ? Personne non plus dans la cuisine. Je finis par les dénicher dans le bureau de feu mon père. Ils jouent au billard ! Bon, au moins eux ne restent pas à ne rien faire, ils s’occupent. La tension entre avec moi dans la salle, mais je m’en moque. Je les salue gaiement et m’installe sur le fauteuil en cuir, ma bouteille à la main. Jo m’invite à rejoindre la partie, mais je refuse. Les observer en souriant, sans mot dire va à coup sur les mettre mal à l’aise et les irriter. Clément rate son coup mais se reprend par la suite. En d’autres circonstances, je l’aurais défié. Les deux plus jeunes enfants font du coloriage devant moi. Je m’emporte lorsque la pointe d’un feutre dépasse de la feuille pour tracer un grand trait sur le meuble en bois d’acajou. Clyselle me répond sèchement qu’ils ne l’ont pas fait volontairement, mais que je ne peux pas comprendre puisque je ne suis pas père. Chose à ne pas me dire :

- Eh bien, puisque tu en parles, je vous annonce que Sandrine est enceinte. De moi.

Je suis fier de ma réplique. Je les ai tous mouchés.

- Les félicitations ne sont-elles pas d’usage ?

- Combien de temps ?

Lana aurait deux sabres à la place des yeux, je serais déjà décapité. J’en suis ravi ; elle est en colère, preuve que je ne la laisse pas indifférente.

- Depuis la nuit dernière. Elle a fait un test de je ne sais pas quoi, et c’était positif.

- Quelque chose m’échappe, Matt. A quoi vous jouez, tous les deux ?!

- J’hallucine !

- Je ne comprends pas non plus.

Je les laisse parler un rictus de victoire sur les lèvres. Il faut que je lâche une bombe pour qu’ils daignent enfin me prêter attention. Je n’ajoute rien. J’en ai déjà assez dit. J’en ai déjà trop dévoilé. Qu’ils mijotent un peu ; ça me fait plaisir de les voir patauger dans mes mystères.

Carole m’observe de la bibliothèque contre laquelle elle s’est appuyée.

- Il y a un truc qui cloche, mon frère. Puisque votre enfant ne peut être qu’un malaforme, comment pouvez-vous déclencher une nouvelle fois la malédiction et comment peux-tu t’en réjouir, alors que vous travaillez ensemble pour justement, nous en débarrasser ?

- Il a retourné sa veste, encore une fois.

- Peut-être, Lana, peut-être.

L’image qu’elle a de moi me blesse profondément, (je l’ai bien cherché) ; j’étais persuadé qu’elle me comprenait. Je croyais qu’elle avait saisi à quel point je suis déterminé à la rendre heureuse, même si je dois être exclu de sa vie. Je suis déçu qu’elle me juge encore si durement et qu’elle me soupçonne de la narguer. Bon, j’avoue, c’est le cas. Je voudrais avoir le choix de lui expliquer pour qu’elle porte un autre regard sur moi, pour qu’elle me montre de l’estime à nouveau. Seulement voilà, quand elle découvrira le fin mot de l’histoire, il sera trop tard, je serai déjà parti. En attendant l’heure de mon rendez-vous avec Sandrine, je reste dans la cave, à vider quelques bonnes bouteilles, sans que le vin ne m’apporte autre chose que des renvois acides.

Je fixe les vieilles malles, m’interrogeant sur l’utilité de les fouiller. Cela n’aboutira qu’à réveiller les blessures du passé. L’état morose dans lequel je suis plongé me convainc. Je redécouvre les robes de Mère et frotte ma joue contre le tissu soyeux. J’aimerais me souvenir d’elle, me portant, moi, son fils, dans ses bras. M’a-t-elle allaité ou était-elle déjà trop faible ? Du plus loin dont je me souvienne, Père l’avait déjà trop utilisée pour qu’elle puisse sortir de son lit. Alors tenir un bébé… Quant à lui, nous ne lui inspirions que du dégoût. Il nous ignorait ou faisait la moue avec un regard menaçant lorsque nous avions la malchance de le croiser au détour d’un couloir. Nous étions sans cesse sur le qui-vive, car nous avions l’interdiction formelle de faire le moindre bruit. Pourtant, lui ne s’en privait pas quand il organisait ses orgies. La seule distraction qu’il nous autorisait était la lecture. C’est ce qui nous a instruits, tous les trois, car évidemment, pas question de nous scolariser. Le risque que nous révélions l’ignoble secret de famille était trop important. Je ne comprends toujours pas pourquoi nous le craignions à ce point. Il se tenait le plus loin de nous possible, à cause de l’odeur de notre sang qui l’indisposait et le rendait vulnérable.

Quelle joie quand notre gouvernante, (elle s’appelait Gisèle), nous emmenait parcourir le marché avec elle ! Ces rares occasions de quitter la maison du malheur représentaient un jour de fête. A mesure que je grandissais, le regard des gens m’incommodait sans que je parvienne à en déterminer la raison.

C’est à l’adolescence que j’ai découvert la vérité. Mère était déjà enterrée et père s’absentait de plus en plus souvent ; soi-disant qu’il partait en voyage, mais aujourd’hui je crois qu’il avait séduit une nouvelle pauvre femme qui subirait le même sort que notre pauvre Mère.

Gisèle ne nous avait pas abandonnés. Elle était la seule personne qu’il nous restait. Elle continuait à prendre soin de nous, en nous empêchant, par exemple, d’entrer dans le bureau. Mais l’enfant rebelle que j’étais bravait tous les interdits ; si bien que j’avais réussi à mettre la main sur la seconde clé de cette maudite pièce. J’y passais toutes mes nuits à lire les collections de Père. Jusqu’à ce soir-là, quand mes doigts se sont posés sur Dracula. Le roman m’a révélé qui j’étais, d’où me venait cette soif constante que rien n’apaisait, ma rapidité par rapport aux autres, comment je pouvais, d’un seul et unique saut, atteindre le toit de ma maison… J’ai découvert pourquoi il nous inspirait tant de peur, mais surtout pourquoi il se désintéressait tant de sa propre famille. Ma rage pour cet être inhumain et sans cœur a bien failli m’entraîner à sa suite. J’ai étanché ma soif, jusqu’à ce que mon frère et ma sœur me surprennent et m’apprennent à maîtriser mes pouvoirs. Mère avait réussi à nous expliquer notre condition avant de mourir. Mais j’étais trop jeune pour comprendre.

L’idée de tuer le monstre est venue de moi. Carole et Jo n’étaient pas prévus dans ce projet. Mais ils me surveillaient, car ils essayaient de s’intégrer aux humains et j’étais capable de réduire tous leurs efforts à néant.

Quand ils se sont rendu compte que j’étais parvenu à prendre le dessus sur lui, ils m’ont apporté leur aide. Et nous l’avons tué.

Avoir vengé Mère n’a pas suffi à entacher le profond dégoût pour moi-même qui me submergeait. C’est ainsi que je suis devenu cet être arrogant, fier et sure de lui, usant de ses pouvoirs pour abuser des innocents.

L’arrivée de mon oncle et de ma tante, qui sont en fait de lointains parents de Mère, n’a rien changé à mon comportement. Ils ignoraient qui avait été notre père, et ainsi ne voyaient en nous que des enfants malheureux, des orphelins torturés par la perte de leur famille. Nous avions réussi à nous fondre parmi les humains.

Jusqu’à cette soirée qui allait bouleverser nos vies, et plus particulièrement, la mienne.

Si j’avais accepté de participer à ce dîner, c’était avec la ferme intention de ramener une jolie femme avec moi, pour la nuit.

C’est son rire qui m’a poussé à tourner la tête. Je n’avais jamais rien entendu de tel ; c’était doux et chantant, ça exprimait un bonheur sans limite. C’était pur. Quand mes yeux se sont posés sur elle, j’ai su. Immédiatement. Mon cœur en a manqué un battement. Ce que nous allions partager serait fort, puissant, mais surtout nous allions en souffrir.

Je l’observais ; je ne pouvais plus la quitter des yeux. Plus rien d’autre ne pouvait attirer mon attention. Les gens me parlaient, des femmes osaient m’inviter à danser, mais je ne voyais rien ni personne. J’étais subjugué. Ses yeux passaient sur moi sans me voir, c’était impossible. Mon physique n’a jamais laissé une seule femme insensible. Son regard rempli d’amour pour son mari et ses enfants, ou bienveillant envers ses amis, m’intriguait. Son corps parfait m’appelait, la façon dont son corps évoluait sur la piste m’obsédait, et ses lèvres… J’avais envie d’y goûter ; j’imaginais les sensations quand elles rencontreraient les miennes, quand elles effleureraient ma peau. Je contemplais la femme de ma vie. Celle qui allait me faire découvrir l’amour, le vrai. Je l’aime.

Je suffoque à cette révélation. Je l’aime à en crever…

Je dois sortir d’ici ; je manque d’air. L’émotion est trop forte pour que je puisse la calmer, et si je ne me ressaisis pas, je ne résisterais pas à la pulsion qui me pousse à courir la prendre dans mes bras. A tout lui révéler, ou pire, à la transformer.

Je dois parler à Clyselle ; elle est comme sa sœur, elle m’écoutera. Enfin, j’espère. Cependant, je vais devoir être extrêmement prudent. Dévoiler mes sentiments est une chose, divulguer mes plans en est une autre.

Clyselle me prête une oreille attentive. Elle avait compris, comme tous les autres d’ailleurs, que nous étions bien plus que des amis. Je lui annonce que je vais partir pour son bien, et que Lana ne doit être au courant sous aucun prétexte car elle risquerait de vouloir me retenir. J’aimerais qu’elle me dise qu’elle partage mes sentiments, que je dois rester, que nous trouverons une autre solution pour les malaformes, mais elle ignore ce qu’éprouve son amie. La seule fois où elles ont abordé le sujet, Lana a tout nié en bloc. Cela ne me surprend pas, sa famille avant tout. Je dois m’en aller, et le plus tôt sera le mieux.

Je retrouve Sandrine et sa fille à l’heure convenue. A quelques pas de l’arbre, je suis hypnotisé devant de gigantesques flammes qui dansent avec frénésie, en répandant leur chaleur. Quand enfin je m’approche, je constate que le foyer est énorme ! C’est de la folie, ça va attirer les malaformes. Et surement le reste de notre groupe, aussi.

- Je t’attendais pour créer le cercle, m’annonce ma partenaire.

J’acquiesce d’un hochement de tête, incapable d’émettre le moindre son. Les gens de mon espèce ne sont pas fans du feu.

Sandrine m’invite à la rejoindre devant le brasier. J’avance prudemment. Elle est vêtue de noir et de blanc, et elle m’avait demandé d’en faire de même. Elle porte aussi une grosse pierre noire nouée autour du coup ; le reflet des flammes dessus excite ma curiosité.

Elle m’explique qu’elle va invoquer déesses et démons pour obtenir de l’aide. Elle espère qu’ils m’apporteront la force nécessaire au long voyage qui m’attend. Et enfin, elle sollicitera le pardon, qui lui permettra de partir en paix.

Elle m’a rappelé tous les actes que nous allons accomplir, en en respectant l’ordre.

J’apprends l’utilité des encens qu’elle a sélectionnés ; ainsi, la menthe favorise les voyages et la protection, la verveine assure protection, paix et purification, et le tilleul intensifiera nos requêtes si spéciales.

Elle a allumé des bougies aussi. Une couleur or, l’autre grise ; elles vont participer à la résolution de nos problèmes et à la fin des conflits. Je ne comprends pas tout ce qu’elle raconte ; ma concentration commence à s’amenuiser.

J’entrevois la dague, accrochée à sa ceinture. Je lève les yeux au ciel en soupirant bruyamment. Je n’arrive plus à contenir mes pensées. Elles s’échappent dans tous les sens. Je meurs d’envie de m’enfuir loin d’ici, de courir jusque… Jusqu’où ? Il n’y a nulle part où aller. On doit mettre fin à ce fléau. Pour Lana. Les autres, je m’en fous. Cela m’est égal que le monde crève, mais pas elle. Je l’aime tellement !

Mais je dois me concentrer, pour elle, justement.

- A quoi ça sert d’avoir fait ton cercle de protection, et de tout avoir purifié, nous y compris ? A mon avis, cela n’a plus aucune importance.

- Cela en a beaucoup au contraire. Tracer le cercle empêchera toute créature indésirable de pénétrer à l’intérieur. Si nos amis viennent jusqu’à nous, ils ne pourront pas nous arrêter. Les malaformes ne nous distrairont pas. Et cela repoussera d’éventuels esprits maléfiques.

- Ah. Bon, on s’y met quand ? Parce que ma patience atteint ses limites, là. Ce n’est pas que je sois particulièrement pressé, mais… Je peux encore changer d’avis. Alors, Magne !!!

- Il est trop tard, Matt ; tu es prisonnier du cercle. Et oublies la présence Samantha, elle doit rester à l’intérieur du cercle, tu t’en souviens ?

Bougon, à contre cœur, je prends la main qu’elle me tend pour m’entraîner devant le feu. Elle me tient fermement au moment où nous levons les bras vers le ciel.

Et après avoir pris une profonde inspiration, elle entame son incantation :

<< O flammes de vie, Etincelles Créatrices,

Accompagnez-moi dans ma demande aux Grands,

Ne permettez pas à mon esprit de s’égarer dans de sombres pensées.

Je fais appel à La Grande déesse Aradia. >>

Elle marque une pause, juste quelques secondes, pendant lesquelles, je vois avec horreur les flammes monter plus encore, avec un crépitement sourd et des étincelles qui volent de tous les côtés.

<< J’ai toute confiance en ton jugement.

Sonde mon cœur et trouves-y les raisons de notre trahison,

Que nous puissions enfin accéder au Grand pardon.

Donne la force à mon ami, ici présent, d’accomplir sa mission,

En lui permettant de boire mon sang.

Et ainsi, libère-nous de nos propres chaînes.

Je te remercie pour l’aide apportée. >>

J’observe de nouveau le même phénomène au niveau du foyer. Je regarde Sandrine, pour m’assurer que ces manifestations sont bien réelles, mais elle est en pleine concentration, assurée de suivre la bonne marche. Je n’en suis pas aussi convaincu, mais bon…

Elle reprend :

<< Je fais appel à la grande déesse Kali. >>

Encore quelques secondes de silence ; j’en compte dix. Cette fois, c’est la fumée qui devient plus opaque ; comme si on dérangeait le feu.

<< Donnes-nous la force d’accomplir nos destins,

Remplis nos cœurs de ta sagesse,

Pour que nos esprits s’en imprègnent et trouvent la voie du Pardon total.

Accepte en échange la création, due à notre trahison,

Et mon sang qui coulera, mêlé à celui de mon ami, ici présent.

Je te remercie pour l’aide apportée. >>

La fumée, restée en suspens, se déplace au-dessus de nos têtes, Pour… Nous abriter ? Nous surveiller ?

Mais la sorcière n’a pas terminé. Putain ! Ça va durer encore longtemps ?! Mes nerfs sont à vif. Elle a parlé de sang, le mot qui exacerbe tous mes sens ! Et moi qui ignore tout de la chaleur, j’ai la sensation de me liquéfier sur place !!! Je fonds, comme la glace !

<< Enfin, je fais appel au grand Andréalphus. >>

Le vent se lève, couchant les flammes pratiquement au sol. C’est trop sec ; ça va prendre feu ! Mais non, elles reprennent de leur éclat sur les braises rougeoyantes.

<< Accepte notre offrande,

Et par la plaie qui fera saigner mon ami, ici présent,

Que ton esprit prenne possession de son corps,

Pour que s’envole l’oiseau porteur du message.

Je te remercie pour l’aide apportée. >>

Je trépigne, me balançant d’un pied sur l’autre. Mes canines débordent et me démangent, et l’odeur du sang titille mes narines. Sans compter le pouls de Sandrine qui envahit mon cerveau. D’une légère pression sur mes doigts, elle m’ordonne de rester calme. Je sais que c’est bientôt terminé, mais elle doit se dépêcher, car je ne vais plus me contenir longtemps.

<< O Flammes de vie, Etincelles créatrices,

Acceptez notre sang, emportez nos esprits,

Et accordez-nous votre Pardon. >>

Nos bras retombent lentement. Mais maintenant, ce sont mes doigts qui refusent de lâcher les siens. Doucement, le regard coincé sur sa gorge, la bave aux commissures des lèvres, je la dirige au pied de l’arbre, où je l’aide à s’allonger. Mes crocs plongent dans la chair tendre une première fois, mais je me suis tellement précipité que j’ai mal percé, laissant le sang jaillir. Il est hors de question de perdre une seule goutte de cette substance si vitale pour moi. Alors ma bouche s’écarte légèrement pour mieux calculer le point de tentation.

Je bois, sans m’arrêter, sans plus aucune pensée, indifférent aux conséquences. Ne compte plus que ce liquide qui emplit mon corps, qui vient remplir mes veines, qui m’enivre.

C’est le manque d’air qui me ramène à la réalité, plus que le coup en lui-même.

Sandrine vient de m’enfoncer la dague, en plein cœur.

J’aperçois Samantha. Elle referme le cercle.

Le souvenir de ma mission me revient, peu à peu. Je dois continuer à boire ; la mort de Sandrine et celle du fœtus sont son offrande. Le timing était parfait, j’ai pris tout son sang.

Je me laisse aller contre l’arbre. Quelque chose de chaud me recouvre ; putain, c’est mon sang ! J’entends un cri. Une femme. Elle n’est pas seule. Le « non » qu’elle hurle enfonce encore la lame qui me transperce le cœur.

Puis je les vois. Ils sont tous là. Ils se battent contre les malaformes. Tous sauf Lana. Elle se jette sur moi et presse sur ma plaie, de ses deux mains. Elle pleure, et ses larmes tombent sur moi, se mêlant à mon sang. J’essaie de lever la main pour lui faire redresser le visage, mais mon corps ne me répond plus. Néanmoins, elle a dû sentir mes muscles se tendre car elle plante son regard dans le mien. Enfin, elle me dit les mots qui me manquaient tant :

- Je t’aime, Matt. Je t’aime tellement, ne fais pas ça ! Ne me quitte pas !

Elle m’embrasse, malgré le sang dont je suis recouvert. Mais c’est bizarre. C’est comme si j’observais d’en haut. Pas du paradis ou de l’enfer, non, ces lieux doivent être beaucoup plus hauts. Je suis le spectateur d’une scène, assis en haut d’un arbre, par exemple.

Je réalise. Je suis mort. C’est mon esprit qui vit dans le corps d’un oiseau. Comme l’a demandé Sandrine.

Samantha pleure sa mère, discrètement. Je sais que Sandrine a pris ses dispositions pour lui assurer un avenir. Elle a écrit une lettre à Clément, lui faisant part de toute sa confiance pour prendre en charge sa fille.

J’ai moi aussi adressé une lettre à Jo et Carol. Je leur y explique les raisons de mes choix, et surtout j’y implore ma sœur de laisser vivre Lana.

Sur qui mes yeux d’oiseau se posent. Elle est secouée par de violents sanglots, couchée sur moi. Je ne sens pas ses mains qui entourent mon visage, je n’éprouve aucune sensation à ses larmes qui tombent sur mes doigts. Le pire de tout, c’est que son bouche à bouche ne provoque rien d’autre que de la mélancolie. Je piaille pour attirer son attention, mais le vacarme alentour est trop fort ; elle ne m’entend pas. Alors je tends mes ailes et pique vers elle, frôlant ses cheveux. Elle prend peur et me chasse. Merde ! Je veux juste lui dire au revoir. Je fais le tour de l’arbre et me pose délicatement sur la jambe de ce qui fut mon corps. Elle me repousse à nouveau en me traitant de vermine. Elle relève la tête vers Samantha, qui lui dit quelque chose que je ne comprends pas. Mais je saisis aussitôt, quand Lana sèche ses yeux, les pose d’un air curieux sur moi et me tends la main. Je m’y pose le plus adroitement possible ; elle caresse mon pelage du bout des doigts et vient même y frotter sa joue. Elle pose ensuite un tendre baiser sur ma tête. Lorsque son regard se rive à nouveau au mien, j’y lis trop d’espoirs ; c’est insupportable. Elle ne doit pas attendre mon retour car il me sera impossible de revenir. Je me pose sur son épaule et pique son cou, pour partir avec le souvenir de son odeur. Car ma mission n’est pas terminée, et c’est la mort dans l’âme que je redéploye mes ailes et prends mon envol.

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