2/2 RETOUR AU RESTAURANT : LANA

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Matt et moi reprenons donc la route. La nuit et le manque d’agitation nous ont permis de sortir sans danger ; les malaformes erraient surement ailleurs, attirés par les piaillements des oiseaux nichés dans les arbres. Nous avons fait le moins de bruit possible. Jonathan, le troisième neveu, a enroulé la porte du garage, tandis que le portail coulissait, poussé avec précaution par Patrice, à l’affut. Puis les deux frères ont poussé la Mustang à travers le jardin, jusqu’au bitume, avec moi sur le siège passager.

Le soleil nous éclaire maintenant, nous chauffant déjà de ses rayons brûlants, à tel point que Matt a soulevé la capote du véhicule. Il roule à une vitesse bien inférieure à la limite autorisée, mais cela n’a plus aucune importance. Aujourd’hui, nous ne rencontrerons pas les bouchons qui nous mettent habituellement en retard. Nous contournons encore des véhicules abandonnés qu’aucun dépanneur ne déplacera, des corps que personnes ne viendra réclamer, des cadavres d’animaux perdus... La puanteur dégagée par ces restes est insupportable. J’implore le conducteur de faire une pause pour soulager ma nausée, mais il refuse catégoriquement, m’assurant que la putréfaction sera bien pire sans le vent que nous procure notre allure. Il prend quand même la peine de nous mettre un tant soit peu à l’abri en refermant notre habitacle. L’odeur est collante, elle s’enferme avec nous, imprégne nos vêtements et les housses des fauteuils. Elle se mêle à la chaleur et à la sueur.

- Pourquoi n’as-tu pas pris l’autre route ? Ç’aurait été plus court, m'impatienté-je.

- Non, ça revient au même. Je sais que nous arriverons jusqu’au restaurant puisque nous sommes passés par là en revenant de cette soirée de merde !

Le ciel est bleu, parsemé de rares nuages cotonneux. Un temps idéal pour la baignade. Mes yeux se posent justement sur un panneau indiquant la direction d’une plage. Aurons-nous le plaisir d’y retourner un jour ? Je repense aux moments joyeux que nous avons vécus à cet endroit. Nous y avons admiré des jeunes filles dansant avec souplesse sur un rythme des Antilles, participé à un gouter d’anniversaire, assis sur des draps, shooté dans un ballon. Nous nous sommes éclaboussés dans l’eau, nous avons ramé sur un paddle...

Le lycée de mon fils se profile à l’horizon. C’est un magnifique bâtiment, tout neuf. Nous nous en rapprochons. Devant l’entrée, deux arrêts de bus, de chaque côté de la route. J’hésite à regarder, j’ai peur de ce que je pourrais découvrir. Puis je me souviens que l’attaque des monstres a eu lieu samedi. C’est en quelques sortes une chance, l’établissement étant alors désert.

Plus loin, la route nous conduis près d’une petite zone commerciale, sur notre gauche. Un nouvel arrêt de bus, encerclé de tas. Je sais de quoi il s’agit. Je ne veux pas voir. Matt ralentit. Mais pourquoi ? Ne veut-il pas fuir ce spectacle morbide ? L’épicerie, la pharmacie, le magasin de décoration, la boulangerie, puis le supermarché. Les mêmes amas de corps sont éparpillés partout. De pauvres gens qui venaient faire leurs courses, des employés. Quel carnage ! Et ce sang qui les entoure, c’est abominable ! Cette fois, je tourne la tête. J’en ai assez vu, je n’en peux plus. Je suis étourdie par toute cette violence. Je ferme les yeux, déterminée à empêcher de nouvelles images d’envahir mon cerveau. Elles sont déjà trop nombreuses, et elles me rendent folles. J’entrouvre un œil, de temps à autres, pour vérifier que nous nous rapprochons de notre but.

Je reconnais la deux voies qui traverse le chef-lieu de notre archipel. La circulation y est particulièrement dense en semaine et le week-end, elle devient bien plus fluide. Malheureusement, les rares automobilistes l’ayant emprunté lors de l’attaque se sont innocemment engagés dans la gueule du loup. Des voitures ont percuté les barrières de sécurité, d’autres ont embouti le véhicule qui les précédait. Des cadavres gisent dans des mares de sang. Je ne distingue pas leurs visages, ni leurs blessures, Matt slalomant entre tous ces obstacles. Je n’en ai pas envie, de toute façon.

Enfin, nous franchissons le portail du parc du restaurant. Mon chauffeur se gare à la place qu’occupait sa voiture samedi soir, à l’origine, près de ma Logan. Qui n’est plus là. Tant mieux, cela signifie qu’ils ont pu s’échapper. Mon cœur bondit de joie dans ma poitrine, me coupant le souffle. Néanmoins, je cherche des yeux le Scénic de Clyselle. Il n’a pas bougé. Ça n’augure rien de bon. Puis j’aperçois le Tigan de Val. Non ! Ce n’est pas possible ! Ils ne peuvent pas être tous morts ! Comment vais-je pouvoir annoncer ça à mes amies ? Mon Dieu, sortez-moi de ce cauchemar ! Je me précipite sur les deux véhicules, me jette sur les vitres pour m’assurer qu’ils ne se sont pas terrés à l’intérieur, mais bien sûr, personne ne s’y cache. Je cours entre les arbres en criant les noms des disparus et je hurle lorsque qu’une main agrippe fermement mon bras. Matt ! Il m’exhorte au silence. Je le regarde sans comprendre, haletante, le visage inondé par mes larmes.

- Si des rôdeurs trainent encore dans les parages, tu vas les attirer en faisant autant de bruit. Allons voir à l’intérieur. Viens.

Pleine d’espoir, je le suis docilement, essayant tant bien que mal de sécher mes joues de mes mains moites de sueur. Je remarque au passage qu’aucun corps ne repose sur l’herbe ou sur le tapis qui recouvre le béton menant à la salle.

La porte est ouverte. Je suis Matt de près, il n’a pas lâché mon bras et marche de travers, se retournant sans cesse pour vérifier nos arrières.

Sur le seuil, une nouvelle odeur assaille nos narines tandis que des dizaines de mouches viennent nous accueillir. Je les chasse d’un geste mécanique tout en reconnaissant les remugles des aliments avariés. Les plats magnifiquement décorés qui reposaient sur le buffet gisent maintenant au sol, leurs ingrédients éparpillés parmi des morceaux de verres brisés. Une pile d’assiettes a subi le même sort et forme maintenant une masse de porcelaine blanche. Sur toute la surface carrelée de la pièce, la crème au beurre se mêle aux morceaux de fruits et de génoises, d’où s’échappent des vers.

Je me sens défaillir. J’ai chaud, trop chaud. Mon cœur remonte dans ma bouche, l'emplissant d’une saveur amère. Mes yeux ne se fixent plus nulle part, tout devient flou. Mon corps est mou. Il se cogne à la porte. J’entrevois Matt. Ses yeux exorbités sont braqués sur moi. Je crois qu’il me soutient avant de m’entraîner dehors.

Enfin, je reprends mes esprits, et nous opérons une nouvelle tentative. Je me rassure en me rappelant que je n’ai aperçu aucun corps.

La graisse des plats renversés au sol s'est étalée avec la chaleur et rend chacun de nos pas glissants. Je me concentre. Notre table, laquelle était-ce ? Celle-là. Je m’en approche à tâtons, récupère mon sac à main et en sort mon téléphone. Je peste rageusement quand je me rends compte que la batterie est déchargée. Je retrouve vite mon calme lorsqu’en fouillant à nouveau, mes doigts se posent sur mon chargeur. C’est vrai, j’avais pensé à le prendre, pour une fois.

Je repère plus loin une prise électrique. Je m’élance dans sa direction mais mes pieds ne suivent pas. Je patine et me rattrape à une chaise. Avec prudence, je reprends ma marche, le câble dans une main, l’écran de mon appareil coincé dans l’autre paume. Matt s’apprête à grimper sur l’estrade. Il ne s’occupe pas de moi et je compte bien faire pareil. Il serait capable de m’ôter toute illusion en me rappelant que le courant est coupé partout. Je veux tenter ma chance. Ça ne dérangera personne.

Bien entendu, il ne se passe absolument rien lorsque j’enfonce la prise branchée dans mon portable. J’ai beau retenter l’expérience, le bip caractéristique ne se fait pas entendre.

Je me redresse, complètement dépitée. Je regarde autour de moi, tout en réfléchissant à une autre solution. Je suis près du comptoir sur lequel subsistent quelques coupes de champagne renversées. En suivant la ligne parfaite de ce bar jusqu’au mur qui le maintient, mes yeux remontent et je découvre un téléphone mural ! Je me rue dessus, manquant tomber à plusieurs reprises, me rattrapant sur les tabourets qui l’entourent. Je m’empare du combiné et attends la tonalité. Qui ne vient pas. Je raccroche et décroche à nouveau. Toujours rien. Mes espoirs s’envolent, mais je tente encore. Je compose le numéro du mobile de mon mari. Aucun résultat. Je tente celui de mon fils, puis de son frère. En vain. Je repose violemment le combiné en hurlant tous les noms d’oiseaux qui traversent mon esprit. Je le garde en main et brutalise encore son support. Encore. Encore. Et encore. Jusqu’à ce que je remarque les fils électriques qui s’échappent du micro, et ceux qui pendent lamentablement de l’écouteur. Je me laisse glisser au sol parmi les débris et les restes de boissons, en autorisant un cri plaintif et lancinant à franchir mes lèvres. Je suis incapable de le faire cesser. Pas plus que je ne parviens à retenir mes larmes et les sanglots qui me secouent. Matt surgit devant moi. Il semble contrarié. Il se baisse pour se mettre à ma hauteur et me tends ses bras. Je reste ainsi, pendant plusieurs minutes, peut-être plus, à épancher ma détresse sur son épaule. Seul le manque de forces parvient à me calmer. Il se redresse alors, me propose sa main pour m’aider à me relever et à m’assoir sur un tabouret. Après s’être assuré de ma stabilité, il saisit deux verres encore intacts dans lesquels il verse le vin rouge d’une bouteille restée miraculeusement debout. Puis il me propose de trinquer. À quoi, je ne sais pas, mais j’obtempère. Le liquide est chaud, son goût est amer. Je grimace, mais continue à boire, aspirant jusqu’à la dernière goutte. Matt m’observe, mi inquiet, mi amusé. J’ai encore soif. Je lui tends mon récipient vide qu’il prend docilement avant de le reposer sur le comptoir.

- Bien, tu as récupéré ton sac. Maintenant, il est temps de repartir. Nous n’apprendrons plus rien ici.

Quelques traces de sang subsistent par terre, mais mon état de semi ébriété me permet de n’y prêter aucune attention.

L’alcool, ajouté à la puissance des émotions de ces dernières heures, achève de m’épuiser et je m’effondre dans la voiture, quelques minutes après notre départ. Je sens des accélérations soudaines, les ballotements secs dûs aux virages, les brusques coups de freins, je perçois le crissement des pneus, mais mon esprit embrumé refuse de sortir de sa torpeur.

Mes paupières se lèvent péniblement quand je n’entends plus que le doux ronronnement du moteur au ralentit. Nous sommes devant le portail de la maison de Matt. Je l’observe en silence. Le visage dirigé vers le ciel, il garde les yeux fermés. Le mouvement de ses lèvres, à peine perceptible, me laisse à penser qu’il est train de prier. Cet homme est vraiment incroyable ! Il prend soin des autres sans jamais montrer le moindre signe de faiblesse et il se permet de prier à mes côtés uniquement parce qu’il me croit endormie ! Quoique, près de chez Clyselle, il a pris une attitude similaire.

Un mouvement à travers la vitre conducteur détourne mon regard. C’est un rôdeur qui approche, probablement attiré par le son du moteur. Il est encore loin, et seul, mais pour combien de temps ? Je sursaute violemment quand mes yeux sont attirés par une nouvelle agitation devant le pare-brise. Je hurle en voyant un homme au portail.

- Silence ! m’ordonne mon chauffeur, intraitable.

Mon cœur s’est encore affolé et peine à retrouver un rythme normal quand je reconnais Patrice. Il pousse le lourd barrage de fer pour nous laisser passer, tandis que Jonathan attend notre arrivée à l’entrée du garage ouvert.

Nous n’avons pas encore mis un pied dans le salon que mes amies nous étreignent déjà en nous bombardant de questions. Matt a l’air plutôt mal à l’aise, coincé entre les bras de Val. Il tend le cou, comme s’il était à la recherche d’air. Il garde la bouche fermée, alors qu'il n’a qu’à l’ouvrir et aspirer un grand coup. Ses bras pendent le long de son corps et ses doigts bougent frénétiquement lorsqu’il ne serre pas les poings. Son frère, appuyé au mur, le scrute avec intensité ; j’ai l’impression qu’il va lui sauter dessus. Leur sœur, par contre, semble amusée, avec son petit sourire en coin et ses yeux noirs, rieurs.

Jonathan avance finalement d’un pas :

- Carole a raccompagné notre oncle et notre tante chez eux.

- Elle a fait quoi ?

Matt qui en a profité pour se dégager, hurle, furieux. Puis tout aussi calmement, il se tourne vers sa sœur :

- Tes raisons ? demande-t-il sur un ton mielleux.

- Leurs raisons, reprend-t-elle en réflechissant, imperturbable. Ils ont clairement exprimé leur désir de retrouver leur demeure. Je n’y ai vu aucune objection étant donné qu’ils habitent une véritable forteresse. Trop de... gens...chez nous...ces derniers temps. N’es-tu pas d’accord, mon très cher frère ? À ce propos, Mesdames, quand avez-vous l’intention de partir, vous aussi ?

Tout en parlant, elle a quitté le fauteuil où elle se tenait telle une princesse, pour se diriger avec arrogance vers Patrice. Sans nous quitter du regard, elle prend un malin plaisir à tourner autour de lui, laissant sa main aux ongles parfaits glisser sur son torse. À quoi joue-t-elle donc ? Je ne comprends plus rien. La veille, nous faisions des plans pour vivre en communauté, et aujourd’hui, cette garce met tout le monde à la porte ? Tout le monde sauf notre directeur régional sur lequel elle a visiblement jeté son dévolu. Je cherche une réponse à mes interrogations auprès de Matt, mais il contemple sa sœur d’un œil sardonique.

C’est une nouvelle fois Jonathan, perplexe face à l’attitude de sa famille qui reprend la parole :

- Personne n’ira nulle part. Nous étions tous d’accord sur ce point, et nous allons nous y tenir.

Val, la surprise passée, ne me prend pas dans ses bras, mais elle se positionne face à moi en saisissant mes deux mains. Elle plonge ensuite ses yeux doux et pleins d’espoir dans les miens :

- Qu’avez-vous découvert là-bas ? me presse-t-elle. Dis-moi la vérité. Ne me laisse pas y croire vainement, j’ai le droit de savoir. On a le droit de savoir !

Elle n’attend pas de nouvelles de ma famille, mais de ses enfants, de son mari. Et même si je n’ai pas, à proprement parler, de mauvaise nouvelle à annoncer, son regard implorant me met au supplice. Je sens les larmes me monter, détourne la tête et m’arrête sur Clyselle. Celle-ci a fait volte-face et me scrute avec intensité. Elle aussi est aux abois. Le temps d’une profonde inspiration, je détermine ce qu’elles ont besoin de savoir.

- Vos voitures se trouvent là où vous les aviez laissées.

Je prends mon temps pour parler, pesant chaque mot, respirant entre chaque vision de cette salle immonde.

- Il n’y avait aucun...

Je m’interromps, incapable de prononcer à voix haute le terme si morbide qu’est cadavre.

- Nous n’avons rencontré personne, mort ou vivant. À l’intérieur, comme à l’extérieur.

Je n’en dis pas plus. Elles étaient lucides quand elles sont parties. Elles ont donc vu l’état de la salle.

Val n’a pas lâché mes mains, qu’elle secoue doucement pour me tirer de mes souvenirs et m’encourager à continuer.

- As-tu récupéré ton téléphone ? As-tu pu les joindre ?

Encore ce regard larmoyant.

- Non. Comme les vôtres, il était déchargé et il n’y avait plus d’électricité.

C’est au tour de Clyselle de venir à la pêche aux informations :

- Et la tienne, de voiture ?

Elle n’a pas perdu sa perspicacité. Je la regarde en espérant exprimer toute la tendresse dont je suis encore capable.

- Elle n’était plus là.

Je n’ajoute rien. À quoi bon ? C’est suffisamment explicite. Ma famille a pu se sauver, pas les leurs. Je baisse la tête. Je ne peux pas affronter leurs regards. J’imagine Val perplexe, assimilant en pleurant ce que je viens de révéler, et Clyselle me fixant d’un air furibond avec des larmes plein les joues. Pourtant, je ne peux pas rester là, à écouter leurs respirations saccadées, alors que c’est maintenant qu’elles ont besoin de moi. Si je ne peux pas apaiser leur douleur, je peux au moins leur offrir mon épaule pour pleurer.

Je passe mon bras autour de la taille de Val et la force à se tourner vers Clyselle qui se trouve à mes côtés. Je me mets entre chacune d’entre elles et appuie fermement sur leur nuque. Leurs barrières cèdent rapidement et elles m’entraînent toutes deux vers le plancher, où, agenouillées, elles laissent enfin libre court à leur détresse.

Mes yeux restent secs. Leurs sanglots me brisent le cœur, mais plus que la douleur, plus que le chagrin, c’est une sourde révolte qui enfle en moi, nourrie par l’injustice et l’incompréhension.

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