1/3 PREMIÈRES RECHERCHES : LANA

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Le moteur rugit, la nièce remonte manuellement la porte et nous entendons les bruits. Des grognements. Des loups, sûrement. Non, il n'y en a pas ici. Ils ont l’air nombreux, les chiens errants. Cependant, un tel regroupement me rend perplexe. On ne les voit pas, le mur nous les cache. Nous avançons très lentement jusqu’au portail que fait rapidement coulisser le frère de notre pilote. Nous retenons notre souffle, à l'affût. La voiture franchit le rail. De sourds borborygmes nous assourdissent tandis que des têtes blanches comme la mort se collent aux vitres. Nous hurlons, épouvantées et notre conducteur, surpris, donne un coup de volant. Des doigts crasseux tentent maladroitement de s'agripper. Je m'écarte, Val crie qu’il faut partir, qu’il faut faire demi-tour, Shana s’accroupit sur le sol de la voiture et Clyselle se tient droite comme un poteau, les mains crispées sur son siège. Agrippée moi aussi à mon fauteuil, je transpire, la respiration saccadée et parcourue de tremblements. Mes yeux refusent de se détacher de ces phalanges ensanglantées qui se bousculent sur les fenêtres rouges, partiellement essuyées par des joues crasseuses. Notre chauffeur fronce les sourcils, l'air concentré. Un mouvement devant le pare-brise attire mon attention. De nouveaux monstres approchent. L'un d'entre eux est déjà allongé sur le capot et tente de s'accrocher avec l'énergie du désespoir, sans nous quitter des yeux une seule seconde. Nos braillements reprennent. Ses doigts s'accrochent aux essuie-glaces tandis que ses pieds martellent la tôle et lui permettent de se hisser face à nous. Je distingue alors avec horreur son cou arraché par endroits, percé à d'autres. Les yeux équarquillés, le souffle court, je réalise qu'il s'agit d'empruntes de crocs.

Notre conducteur appuie à fond sur la pédale d’accélérateur et nous filons, éjectant au passage les créatures immondes dont les corps rebondissent sur le véhicule. Je bouche mes oreilles pour ne plus entendre le bruit des os qui craquent sous nos roues que les hurlements de Val ne suffisent pas à masquer.

Nous sommes passés, et sains et saufs. Je secoue la tête, à droite, à gauche, réfutant une fois encore des images insupportables. Le calme est revenu dans l'habitacle, mais nos respirations restent haletantes. Entre la chaleur ambiante, les montées d'adrénaline et la sueur, l'air est devenu irréspirable.

– C’était quoi ? s'époumonne pourtant Clyselle.

Val et moi sommes pétrifiées, encore secouées après cette scène d'horreur. Quant à mon voisin, il reste concentré, les paupières à demi-fermées. À moins qu’il ne se remette lui aussi de cette épouvantable attaque. J'émets des doutes sur cette hypothèse, car son visage redevient impassible.

Mes souvenirs de la veille refont surface. Notre présence chez lui s'y ajoute. Si je réfléchis bien, les neveux du boss nous ont ramenées dans leur maison, alors que j'étais inconsciente. Grâce à... Je lui jette un coup d'oeil, il surveille la route. Mes amies étaient sans doutes évanouies, elles aussi. Sans quoi, elles auraient su à quoi s'attendre aujourd'hui. L'heure est aux explications. Je baisse ma vitre quand une nouvelle bouffée de chaleur fait ruisseler mon front, et j'invite mon voisin à en faire autant. Puis, je me tourne tant bien que mal vers mes compagnes, et d’une voix de petite fille :

– Les mêmes bruits qu'hier soir. Que se passe-t-il ?

Mes collègues regardent le conducteur, en attente de sa réponse. Silence total. Mes tremblements de peur cèdent la place à une vague de fureur.

– Hé, toi qui sais tout ! Ça te dérangerait de nous répondre ?

– Tu vas te calmer car je peux t’obliger à descendre et te laisser en plan, ici, toute seule. Je tentais d’évaluer la situation : est-ce prudent de continuer ? Nous n’avons rien pour nous défendre. Ensuite, il me paraît évident que ce sont des malaformes.

Ses doigts sont crispés sur le volant, ses traits tendus. Je me radoucis :

– Des malaformes ? Qu’est-ce que c’est ?

– Pour faire simple, c’est une forme de zombies.

Il se fout de nous ! Ou alors il ne vit qu'au travers de séries télévisées !

– Des zombies maintenant ! Tu regardes trop de films, mon pauvre. Ces gens ont été attaqués et ils cherchent de l’aide.

Il se détourne enfin pour m'adresser un regard méprisant, les lèvres serrées, puis prend une profonde inspiration, avant de murmurer d'un ton menaçant :

– Tu y crois vraiment Lana ? Vous ne voyez pas le quart du monde qui vous entoure. Il n’est pas tel qu’on vous a appris à le connaitre. Et cesse de toujours me contredire, car tu n'as pas idée de l'étendue de mes connaissances. Pour finir, mon prénom est Matt ! Sujet clos.

Qu'est-ce qu'il raconte ? Il se croit vraiment dans un jeu vidéo ! Il semble pourtant avoir la tête sur les épaules. Absurde, mais ça expliquerait certaines choses. Je choisis de me radoucir :

– De quoi parles-tu à propos du monde qui nous entoure ? Tu pourrais être plus précis ?

– Qui suis-je pour mériter votre confiance aveugle ? Comment êtes-vous certaines que je ne vous conduis pas à la mort ? Lana, je t’ai bien empêchée de sortir à deux reprises ! Il se pourrait que je sois votre ennemi. Je vous ai dévoilé des indices auxquels vous n’avez prêté aucune attention ! Pourquoi ? Parce que je me fonds dans votre paysage habituel ! Mais je répète, le sujet est clos ! Observez plutôt ce que nous devons fuir à l’extérieur.

D'un même élan, nous scrutons avec effroi le paysage qui défile à grande vitesse. Pire, ce que nous découvrons nous terrifie.

Cette route n'a jamais été aussi déserte. Nous dépassons des voitures abandonnées dans l'urgence, sans prendre la peine de se garer. Certaines ont dû effectuer plusieurs tonneaux. Elles sont recouvertes de .... je n’ai pas eu le temps de voir. Je prie pour que ce ne soit que de la boue. Nous apercevons des gens sales et livides, blessés principalement au niveau du cou, errant dans les champs. Nous évitons un piéton qui semble suivre la ligne continue. Un peu plus loin, c’est tout un groupe qui se déplace entre les jeunes cannes à sucre. Près d'un maraîcher, un boeuf est étendue sur l’herbe, maigre, si maigre, il baigne dans du sang ! C’en est trop. Je me détourne, baisse la tête en attendant que mes larmes coulent. Mais elles restent coincées derrière mes yeux gonflés, tout comme mes sanglots, enfermés au fond de ma gorge. Val n'en peut plus. Elle pleure sans bruit en caressant la tête de sa fille. Elle souffre en imaginant le triste sort du reste de sa famille. Mais je refuse de perdre espoir. J'examine Clyselle. Son visage est figé dans une expression d’horreur devant ce spectacle digne d’un film d’épouvante. Sa bouche béante exprime un cri muet qui ne verra jamais le jour. Nos maris et nos enfants ne peuvent pas avoir subi le même sort que ces créatures. C'est tout simplement inconcevable, inimaginable. Mes yeux s'humidifient à cette intolérable pensée et mes larmes commencent à rouler sur mes joues, peu à peu. Jusqu'au moment où, à bout de force, mes sanglots jaillissent. Expression de toute ma terreur, ils éclatent dans ma gorge, provoquant une effroyable douleur dans ma poitrine alors qu'ils se mêlent à la cascade qui ruisselle sur mon visage.

Je jette un coup d’œil à notre chauffeur. Ses traits sont maintenant tirés et je réalise seulement qu'il nous apporte son aide. Que fait-il là, dans cette voiture, avec nous, des inconnues ? D'autres aurait préféré rester avec les siens. J'espère qu'il mesure sa chance de les savoir sains et saufs, à l'abri.

En ville, nous dépassons un poste de police. Où sont les forces de l’ordre ? Leur devoir n’est-il pas de protéger la population ?

Matt poursuis sans ralentir et cette fois, je ne discute pas. Il agira toujours à sa guise et semble finalement savoir ce qu'il fait. Nous continuons le trajet en silence, chacun perdu dans ses sombres réflexions, entretenant sa maigre foi en l’avenir, cherchant des raisons et des solutions à cette calamité…

Matt s’enquiert de l’itinéraire, et comme la maison la plus proche est celle de Val, nous nous y rendons en premier.

Nous pénétrons au ralenti dans la rue, Matt prêt à accélérer. Parvenus devant le portail sans mauvaises rencontres, Val fait coulisser le portail et laisse passer la voiture avant de le refermer.

L’habitation contient deux parties, une pour la nuit, une pour le jour, séparées par une immense terrasse face à l’océan. Nous crions, appelons. Personne pour nous répondre. Toutes les pièces sont examinées, jusqu'au cabanon, sans succès. La piscine est débâchée, le jardin parouru en large, en long et en travers, en vain. Matt semble désintéressé et joue avec le gravier près de sa voiture.

– Ils sont sûrement chez toi, Lana, avance Val d'une voix chargée d'espoir. Ou chez Clyselle. Ils ont assisté à bien pire que nous et n’ont pas voulu se séparer. Aller, on s’en va.

– Attends, Val. Tu es certaine qu’ils ne sont pas repassés ici ? Laisse un mot pour leur dire où on est. S’ils nous cherchent aussi, ils ne seront pas sans revenir dans chacune de nos maisons.

Elle obtempère sans conviction, et noue autour de son cou deux pulls appartenant à ses hommes.

Nous repartons bredouilles en direction de mon quartier. J’allume la radio, peut-être y entendrons-nous un point sur la situation. Aucune station ou fréquence ne fonctionne. Rien. Juste des grésillements.

– On pourra sûrement nous dire ce qu’il se passe à la mairie, je suggère sans y croire moi-même.

– Lana, Lana, Lana ! répond Matt après un long soupir, les paumes tapotant rageusement le volant. Réfléchis un peu ! Où crois-tu que sont les gens ? Tous chez eux ! Ou morts !

Il a tort.

– Et les journalistes ? j'insiste avec l'énergie du désespoir.

– Tu fais exprès de ne pas comprendre ? Plus personne ne travaille ! grince-t-il, exaspéré.

– Mais peut-être les journalistes…

À ma grande stupeur, la voiture ralentit, puis s'arrête devant un carbet, le long de la route. Matt tire le frein à main, mais ne coupe pas le moteur. Il se tourne vers moi, cherche mon regard, et s'exprime d'une voix calme et posée, mais sourde :

– Écoute-moi bien parce que je ne te le demanderai qu'une fois. On cherche qui ? Vos familles ou les journalistes, les maires et tous les autres ?

– Nos familles, je murmure. Des professionnels nous aideraient.

– Tu sais où ils se trouvent tes professionnels ? reprend-il, énervé, le visage si proche du mien que je sens son souffle sur ma peau. Ils sont à l'abri chez eux, ou mort, parmi ceux qu'on a vu dans les champs. Tu saisis ?

J'y ai pensé en effet, mais nous ne sommes sûrs de rien, cette catastrophe est sans précédent. Des survivants pourraient se cacher sur leur lieu de travail et nous donner des pistes pour entamer notre quête, nous donner des conseils pour nous protéger ou nous apprendre dans quelles circonstances nos semblables sont devenus ces créatures Savoir jusqu’où s’étend ce fléau nous éviterait de nourrir de faux espoirs. Connaitre une date, même approximative, d’intervention de l’armée nous redonnerait courage.

Mais Monsieur-je-sais-tout a décidé que ça n'est pas nécessaire.

Val m'implore déjà tout bas d'abandonner. Je secoue la tête et capitule encore une fois.

La plupart des foyers que nous apercevons sont fermés à grand renfort de planches cloutés. À l'inverse, d'autres ont dû être évacués dans la précipitation vu les portails ouverts ou les portes et fenêtres béantes. Je m'agite en reconnaissant un voisin qui divague non loin de chez moi :

– Arrête la voiture ! Laisse-le monter, je le connais !

Matt semble sourd à ma requête.

– Mais arrête, je te dis !

J’agrippe son bras pour le forcer à m'entendre et par réflexe, il freine si brusquement que ma tête rencontre le pare-brise. J'avais oublié de boucler ma ceinture. Le pilote me saisit par les épaules, non pour s'assurer de ma santé, mais pour me secouer en criant :

– Ça suffit ! Regarde-le ton voisin ! Ne me dis pas que tu l’as toujours connu dans cet état ! Atterris ! Ton monde est en train de basculer !

– Il titube parce qu’il est ivre ! j'articule tant bien que mal. Il l’est du matin au soir ! je précise quand il m'a enfin relachée. Déverrouille les portières, Matt.

J'actionne encore sur la poignée quand je le vois malmener mon pauvre voisin. Il l’a violement poussé et fait tomber dans l’herbe. Il avance maintenant à grands pas vers le malheureux qui peine à se relever et lui assène un terrible coup du bout de sa botte. Mes amies crient derrière moi. L'obstacle cède enfin et je me rue hors de la voiture.

– Laisse-le ! Matt ! Pourquoi t’acharnes-tu... ?

Il maintient mon voisin fermement au sol, face contre terre, une main derrière sa nuque, un pied dans son dos.

– Approche ! m'invite-t-il, hors de lui. Un mec bourré a cet air-là ?

Le pauvre bougre grogne, cherchant à éviter les touffes de verdure qui lui chatouillent le nez, battant des bras et des jambes en une brasse désordonnée. Avec une rapidité stupéfiante, Matt le redresse, l’obligeant à me faire face. Je sursaute alors et recule précipitamment, horrifiée. Sa tête virevolte de droite à gauche, puis s’arrête soudain, ses yeux globuleux semblant vouloir sortir de leurs orbites pour se jeter sur moi. Ses lèvres retroussées laissent apparaitre des dents jaunes et cassées, d’entre lesquelles pendent encore des morceaux de chair sanglants. Des borborygmes s’échappent de sa gorge arrachée, d'où jaillissent des gerbes de sang. Ses bras tendus tentent de m’agripper ou de me griffer avec ses doigts crasseux aux ongles noirs, et fort heureusement, ses pieds agités ne frôlent pas le sol. Matt le soutient bien trop haut pour ça, même s'il scrute les alentours, à l’affut, les doigts enfoncés dans la nuque du zombie.

– Remonte en voiture et fais taire tes copines. Elles en attirent d’autres.

J’obtempère pendant qu’il se débarrasse de la créature en l’envoyant valser à quelques mètres.

– Prochaine à droite, je murmure, consternée par l’atrocité de ce que nous venons de vivre.

Ma rue semble calme, tout comme celle de Val. J’ouvre moi aussi le portail, laisse la voiture entrer et me hâte de refermer.

Pendant que mes compagnons font le tour du jardin, je me précipite sur la terrasse en appelant ceux que je connais si bien. Au moment d’ouvrir la porte d’entrée, je peste contre moi-même : mon sac à main ! Je ne l’ai toujours pas récupéré et mes clés se trouvent dedans ! Je m’énerve encore une fois sur la poignée mais bien sûr, elle ne cède pas.

– Ça n’a pas l’air bien solide, constate Matt resté sur l'herbe, on doit pouvoir forcer la porte. Restez ici.

Il retourne à sa voiture et revient rapidement, en me tendant un pied de biche.

Aucune d'entre nous n’a jamais utilisé cet outil, encore moins à cette fin. Nous griffons le bois, mais la porte reste close. L’autre nous regarde en secouant la tête, un sourire aux lèvres, je crois même que ça l’amuse !

– Ça te dérangerait de nous aider ? je m'énerve en lui présentant l'outil.

– Peut-être, si tu me le demandes gentiment ricane-t-il.

Son regard perçant et sa moue énigmatique m’exaspèrent mais l'urgence m'oblige à me plier à ses exigences :

– Matt, s’il te plaît, aurais-tu l’obligeance de nous rejoindre sur la terrasse pour nous ouvrir cette FICHUE PORTE ?

Deux ou trois minutes plus tard, nous pouvons explorer ma maison. Sauf Matt, qui surveille les alentours. J'appuie sur chaque interrupteur sans conviction. J'ai ressenti le silence oppressant qui règne à l'intérieur dès mon entrée par la cuisine, et j'ai remarqué la petite lumière verte du réfrigérateur, éteinte. Idem pour la box dans le salon, et les radios-réveil dans les chambres. Il n'y a pas plus d'électricité ici que chez Matt ou Val. Je savais également que mon petit havre de paix serait aussi vide que celui de Val avant de détruire l'accès à la maison. Nous n’avions pris qu'une seule voiture pour nous rendre à la soirée et elle n’est pas ici. Seul le véhicule de mon mari est garé près du cabanon, là où il l'a laissé. De plus, si mes enfants et mon mari avaient été présents, ils nous auraient entendus dès notre arrivée. Je comprends ce qu’ont dû ressentir Val et Shana à l’issue de notre vaine visite chez elles.

– Laisse un mot toi aussi, Lana, m'encourage mon amie, consciente de ma déception.

Ma frustration est de courte durée. À ce moment, des grognements se font entendre tout près. Nous regagnons la terrasse et regardons les créatures essayer d'escalader le fin grillage, qui plie dangereusement. Pas de doute, ils cherchent à entrer.

– On ne va pas pouvoir repartir, ils vont nous sauter dessus comme ils l'ont fait devant chez Matt ! s'affole la plus jeune d'entre nous.

L'homme du groupe prend les choses en main :

— Retournez à l’intérieur toutes les quatre, je m’en occupe. On doit faire vite, ça ne tiendra pas longtemps.

La peur au ventre, j’obtempère et en profite pour réunir dans un sac quelques vêtements propres et de petits objets bien spécifiques que je pourrais laisser derrière moi comme le Petit Poucet.

Des coups de feu ! Je cours rejoindre mes amies, cachées derrière le canapé. Nous demeurons prostrées et retenons notre souffle. Sauf Shana dont la respiration saccadée risque de nous trahir si les monstres atteignent la maison. Matt nous appelle :

— Sortez ! Vite à la voiture !

Il guide violemment le portail sur ses rails, explosant le plot de béton qui le retenait. Nous nous précipitons vers la Porsche tandis qu’il me lance les clés en m’ordonnant de démarrer. Les portières ne sont pas encore refermées que j’accélère doucement pour le récupérer. Je vois d’autres zombies approcher –je crois pouvoir les appeler comme ça maintenant–, probablement attirés par le bruit.

– Vite, Matt ! je hurle, en panique.

Il tire encore deux ou trois fois, prend le temps de refermer et saute dans le bolide en pressant la détente encore une fois. Ses fesses posées sur le siège, j’appuie à fond sur la pédale. Mais je n’ai jamais conduit ce type de véhicule, si bien que je frôle le mur du voisin d’en face, donne un coup de volant et la voiture part à droite vers les buissons, puis à gauche sur un grillage, encore une fois à droite… Les pneus crissent. Je dois absolument faire quelque chose, il faut que ça s’arrête sinon on va tous mourir ! Ou pire, blessés et attaqués par… ces choses. J’ai déjà levé le pied pour ralentir quand Matt s'empare du frein à main. Le véhicule s’arrête si vite que j’en suis surprise. Ma Logan aurait mis bien plus de temps et serait allée s’écraser dans les poubelles de tri sélectif. Nous sommes arrêtés près du carbet, fort heureusement sans aucun dommage. Nous nous tournons d'un même élan vers l’arrière pour surveiller nos poursuivants. Ils se rapprochent rapidement. Matt a bien fait de préciser "forme" de zombies. Car en effet, si nos créatures y ressemblent par leur allure, leurs pas n'ont rien de traînant. Bien au contraire, ceux-là semblent pressés de nous égorger. Ont-ils seulement encore quelque chose d'humains ? Sont-ils capables de voir ou se contentent-ils de suivre leur odorat ? Apparemment, ils ont conservé l’ouïe, puisqu'ils ont répondu présent au démarrage de la voiture.

Matt descend, contourne la Porsche en courant et ouvre ma portière en m’ordonnant de lui céder ma place. Il va reprendre le contrôle et tant mieux. J’ai besoin de faire redescendre l’adrénaline. De digérer aussi ce nouvel espoir qui vient tout juste de s’envoler. Exercice particulièrement compliqué étant donné l’hécatombe qui nous entoure.

La seule route pour atteindre la maison de Clyselle est un chemin de terre qui bifurque au niveau de son mur de clôture. Nous sommes obligés d’avancer lentement à cause des nombreuses ornières. Val nous informe d’une voix mal assurée que des zombies sortent des habitations que nous venons de dépasser et avancent dans notre direction. La panique nous gagne ; nous sommes coincés dans une impasse ! Impossible de faire demi-tour ! D’autres créatures arrivent en face de nous ! Nous devons absolument regagner la route principale.

Matt nous explique rapidement que notre seule issue est d’abandonner notre véhicule et de passer par les jardins des voisins de mon amie. Le temps presse, les monstres gagnent du terrain.

Il nous aide à escalader le mur en nous faisant la courte échelle. Mais lui est toujours de l’autre côté et les zombies pourront l’attraper dans quelques secondes ! Les filles et moi crions, hurlons de terreur et d’horreur. Val et Shana s’acharnent pour ouvrir le portillon. Je repère une échelle sur la droite, et parviens à la traîner en courant vers l’endroit où se trouve Matt. Mais je n’ai pas besoin de la faire basculer, il se tient debout sur la palissade et je le vois sauter à pieds joints, comme dans une piscine. Il atterrit en douceur sur la pelouse. Mais comment fait-il cela ?

Peu importe, il était temps, nos agresseurs sont arrivés au pied du mur. Je le regarde, retenant mes larmes de soulagement, le cœur au bord des lèvres. Nous avons évité la catastrophe de justesse.

Val se remet à pleurnicher :

– Stop ! Je n’en peux plus ! Je veux que ma vie reprenne là où elle s’est arrêtée ! Il faut que ça cesse, sinon à quoi bon continuer à vivre ?

Elle s’écroule en sanglotant. Clyselle la prend dans ses bras, lui assurant que les secours vont arriver et qu’il faut continuer d’y croire. Elles se relèvent toutes les deux et nous fixent, Matt et moi, attendant visiblement nos consignes pour la suite. Elles n’ont pas vu avec quel dédain la jeune fille observait sa mère. Je ne peux m’empêcher de penser qu’un nouveau problème va faire son apparition.

Mais chaque chose en son temps. Sonnée, je n’ai pas la moindre idée de sauvetage. Je pivote à mon tour vers Matt. Il réfléchit quelques instants puis lève la tête vers le ciel en gardant les yeux fermés. Il se tient immobile, concentré sur l'idée qu'il développe sûrement. Enfin, il souffle et nous regarde une à une avant de s'exprimer :

– On vérifie que le jardin suivant est dégagé et on s’éloigne de cette merde !

– Comment peux-tu être certain qu’on ne trouvera pas une autre merde plus loin ? ricane Shana, d'une voix méprisante.

Je note d'ailleurs qu'elle repousse rageusement la main apaisante de sa mère.

Elle est en colère. Elle vient de confirmer mes craintes depuis son regard haineux envers sa mère ; elle est sur le point de se rebeller, pour une raison connue d'elle seule.

– Oh, ne te fais pas d’illusion, on en rencontrera d’autres, lui répond Matt, surpris, mais sur le même ton..

La tension dégagée par la fille de Val et les sarcasmes du seul homme du groupe contrarient mes nerfs à vif.

– Pourquoi t’en prendre à nous ? Ce n’est pas nous qui avons créé cette merde ! Tu regrettes de nous avoir accompagnées ? De nous aider ?

– Non. J’aime bien l’action.

Il aime l’action ? Ce n’est pas de l’action là, c’est de la survie !

– Je ne suis pas énervé, je cherche des solutions pour vous protéger.

Il veut nous protéger, nous, alors que lui a bien failli y rester… Quelque chose m'échappe.

– Et toi, qui te protège ?

– Ne t’inquiète pas pour moi. Bon, vous comptez rester ici à les écouter grogner ? Parce qu’on peut aussi chercher un meilleur refuge, propose-t-il en s'éloignant.

Comment allons-nous rentrer ? Où allons-nous, d'ailleurs ? Chez lui ? Chez nous ?

- Tu es sûr de vouloir abandonner la Porsche ?

Il semblait si fier de nous proposer son bijou.

Il s'arrête pour me répondre avec un air de défi :

- Tu souhaites vraiment repasser de l'autre côté ?

J’accroche au portillon un tee-shirt de mon fils aîné sur lequel j’ai écrit notre nom de famille.

Pendant ce temps, du haut de l’échelle, Matt s’assure que la voie est libre et nous franchissons le mur qui sépare les deux jardins.

Encore une clôture et nous voici sur la route. Où aller ? À droite ? À gauche ? Ahuries, nous ne discutons pas lorsque Matt nous indique la direction de Sainte Anne. Nous marchons en silence, nous retournant régulièrement pour surveiller nos arrières, et prenant de légers détours lorsque nous apercevons des zombies au loin. Nous nous faisons parfois surprendre par des habitants qui n’ont pas voulu quitter leur domicile en s’y croyant à l’abri. À tort vu leur état.

– Il y a des voitures abandonnées, on pourrait en utiliser une, je propose.

– Je ne suis pas certain que ça soit une bonne idée. Nous sommes tranquilles pour l’instant. Je pense que le bruit d’un moteur va les attirer, répond un Matt sur de lui.

La fatigue gagne la plus jeune d’entre nous :

– Je croyais qu’on devait trouver un abri ! On marche en plein soleil, on a chaud, on n’a rien à boire !

– La maison là-bas, on y va, propose-t-il.

– Vous pensez voler une voiture, mais comme ça ne vous suffit pas, vous voulez entrer par effraction chez des gens ? Vous êtes tombés sur la tête tous les trois ? s’affole Val.

Shana et moi implorons en choeur :

– On veut juste un peu d’eau !

La conversation prend fin avec les grondements d’un chien qui surgit, le pelage rouge de sang et la gueule grande ouverte. Les filles s'enfuient. Je reste plantée là, pétrifiée, partagée entre mon désir de les suivre et celui d'aider cet homme qui prend tant de risques pour nous. Il attend la bête, son pistolet dans la main. Je pousse un hurlement de terreur lorsque je vois l'animal bondir sur lui, et le faire basculer sur le dos. Je ne sens pas les larmes rouler sur mes joues, déclenchées par mon impuissance à éviter la scène abominable, insupportable qui va se dérouler sous mes yeux. PAN ! Matt a tiré. Il repousse la bête inerte, écroulée sur son torse et la repousse sur le côté. Après quelques secondes d'incompréhension, je laisse échapper un profond soupir puis me précipite pour l'aider à se relever. Je lui tends la main, et remarque alors que la sienne est couverte de sang. Je réprime un haut le cœur qui n'efface pas la nausée. Je suis incapable d'émettre le moindre son, pourtant je voudrais juste lui dire merci. Pour sa présence, pour son implication, pour sa dévotion, pour son courage... J'espère qu'il lit toute ma reconnaissance dans mon regard.

– Partons ! Ils ont entendu la détonation et viennent par ici…

Quelques minutes plus tard, le 4X4 Mercedes que nous avons vu dans le garage stoppe à notre hauteur.

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