2/1 LA VIE EN COMMUNAUTÉ : LANA

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Aucune d'entre nous n'a compris comment le frère de Matt a réussi à nous retrouver. Nous posons bien sûr d'innombrables questions, qui restent sans réponses. Nous nous adressons à deux murs.

Toujours est-il que nous retournons chez eux. Mise à part quelques traces de sang séché, plus aucun témoignage de notre monstrueuse sortie ne subsiste à notre arrivée. À croire qu'on a pris soin de nettoyer les lieux. Les malaformes ont disparu, eux aussi.

La nièce du boss, guère plus bavarde que les deux hommes, nous propose d'un air hargneux et dégoûté de monter dans nos chambres pour nous rafraîchir. Une bassine en porcelaine, remplie d’eau tiède, m'attend dans la salle de bains. Je renifle avec amertume ma propre odeur sous mes bras et scrute mon allure dans un miroir. Le résultat correspond bien à mon intuition : une petite toilette ne suffira pas, j'ai besoin d'une bonne douche, ou mieux, d'un bain qui détendra mes muscles endoloris.

Malheureusement, pas une goutte d'eau, froide ou chaude ne coule du robinet que je tourne de gauche, de droite, à maintes reprises.

Le cauchemar s’amplifie. Outre l’insupportable ignorance sur la disparition de nos familles, nous subissons la pénurie d'électricité, et pire encore, la pénurie d'eau !

Résignée, je me lave tant bien que mal à l'aide du gant et de la savonnette que quelqu'un a pris soin de déposer là à mon intention. Je laisse mes larmes couler, lasse et trop fatiguée pour lutter encore.

Quand je regagne le salon, Clyselle parle doucement à notre patron, prostré dans le fauteuil. Elle caresse son bras appuyé sur l’accoudoir. Le pauvre homme n’a pas quitté ces coussins fleuris de la journée. Il ne se confie pas, aucun son ne sort de sa bouche continuellement entrouverte. On n’entend que sa lourde respiration. Son regard fixe le lourd rideau de velours bordeaux tiré pour obstruer toute vue sur l’intérieur ou l’extérieur, et pourtant, l’homme ne voit que le vide. C’est à peine s’il cille. Je crois qu’il s’enfonce progressivement dans la dépression. L’effondrement de sa vie, qu’il a façonnée au prix de tant d’efforts, mêlé à la certitude d’une mort violente et inévitable de ses proches l’anéantissent. Il n’a plus le courage de se battre ; il se juge trop vieux pour tout recommencer et estime, que de toute façon, il est inutile de même essayer.

Son épouse travaille dans la cuisine, d’où s’échappent les bruits des casseroles qui se cognent. Elle nous prépare le repas, cela ne fait aucun doute. En effet, elle apparaît quelques minutes plus tard, une imposante marmite fumante dans les mains. Je reconnais l’odeur des pâtes et le parfum du fromage. Elle dépose son lourd fardeau au centre de la table, à proximité de son mari. De grosses larmes s’échappent de ses yeux lorsqu’ils s’attardent sur lui. Elle tente de lui apporter un peu de gaieté en choisissant des robes aux couleurs vives, aux motifs joyeux. Malgré l’épuisement qui se trahit sur son visage, elle prend grand soin de ses cheveux et de sa coiffure, et elle tente de masquer ses traits tirés à renfort de fond de teint et de maquillage. Le malheureux ne le remarque pas, trop perdu dans une sombre spirale composée de souvenirs et d’amers regrets.

Leurs neveux font leur entrée dans le salon, majestueux. Ils se tiennent droits, bombant le torse et la poitrine en avant, et examinent la scène avec fierté. Pourquoi tant de fierté ? Mystère. Elle s’exprime dans leur attitude et dans leurs yeux vifs et brillants. Aucune marque de fatigue n’assombrit leurs visages rayonnants. Matt choisit une place autour de l’immense table en bois le premier, aussitôt suivi par son frère et sa sœur. Le couvert n’est pas dressé, mais cela ne les gêne pas. Ils attendent qu’on les serve. La femme de notre patron s’en charge, pour preuve le tintement des assiettes et des verres.

Je la débarrasse et dispose les ustensiles, soucieuse d’alléger sa tâche et de la soutenir, puis l’invite à s’asseoir avant de prendre une chaise à mon tour. D’une voix faible, elle nous propose de débuter le repas sans attendre, avant qu’il ne refroidisse.

À son arrivée, notre directeur régional nous salue d’un simple hochement de tête avant de s’installer sur le canapé, face à notre boss, qu’il observe ainsi, silencieux. Peut-être cherche-t-il le moyen de le sortir de sa léthargie. Ou alors, il se trouve lui-même dans un état aussi lamentable.

Val et Shana apparaissent enfin, rafraîchies, mais complètement abattues. Les yeux de mon amie trahissent la nostalgie de sa vie maintenant brisée, alors que le regard de sa fille conserve cette lueur sombre, empreinte de colère contenue. Ses gestes tendus témoignent de cette rage qui l’anime et le ton sur lequel elle exprime son refus de manger confirme la violence de son amertume. Celle-ci est née d’un conflit entre elle et sa mère, et notre situation incertaine, ainsi que les terribles images auxquelles elle a assisté aujourd’hui ne peuvent qu’accentuer son intensité.

Le frère de Matt a visiblement attendu que nous soyons tous réunis pour prendre la parole :

- Nous allons devoir...

Moi aussi, j’ai des choses à dire, des questions à poser :

- Je ne comprends toujours pas comment tu as su où nous trouver, ce dont nous te remercions tous les cinq, d’ailleurs.

- Ce n’est pas le plus important. Je pense que nous...

Je le coupe encore, me doutant qu’il ne m’apportera pas plus d’explications, et n’en ayant pas terminé :

- D’accord. Qui a nettoyé le carnage que nous avons laissé en partant ?

- Ma sœur Carole et moi-même. Nous avons attiré les « zombies » plus loin, à quelques pâtés de maisons pour être plus précis, puis j’ai transporté leurs restes que vous avez laissés dans votre sillage dans le champ, derrière. Je les ai brûlés pendant que Carole nettoyait la rue. Autre chose ?

- Oui.

Je regarde les trois neveux tour à tour et pose les yeux sur Matt :

- Pourquoi m’avoir empêchée d’aider ceux qui se trouvaient à l’extérieur ? Pourquoi et comment nous avez-vous ramenés ici ? Pourquoi nous sauver ? Que sont ces monstres ? Ces malaformes ?

Trop d’interrogations, une situation trop irréelle pour la croire, tout se bouscule dans mon cerveau. Je ne saisis pas l’intérêt de cette famille, la présence des créatures qui ravagent notre espèce, leur but, les coupures d’eau et d’électricité... Comment une telle calamité a pu se produire ? En si peu de temps !

Je secoue la tête et la coince entre mes deux mains. Je suis à bout de forces. Les larmes qui roulent sur mon visage atterrissent dans mon assiette encore intacte.

Cependant, la voix du frère de Matt me sort de ma torpeur. Il pense qu’on devrait s’organiser pour vivre tous sous le même toit. Nous pouvons tous jouer un rôle pour survivre en attendant les secours. Je suis bien forcée d’avouer que j’ai peur de partir. Comment retrouver nos familles sans leur aide ? Je ne sais pas me battre et je n’ai pas d’arme. J’ai toujours cru que Clyselle était la plus forte de nous trois. Mais elle est finalement bien plus sensible qu’elle ne le laissait paraître. J’ai l’impression d’être la seule à garder espoir, et j’ignore comment leur faire partager cette lueur.

- Nous sommes nombreux, il va donc falloir penser à remplir les placards ; je peux m’en charger avec vous deux, propose-t-il en désignant sa sœur et notre DR. J’ai vu des gens piller des boutiques, alors nous ne devrons pas tarder. Les filles, vous pourrez vous occuper des repas et du linge. Le minimum vitale, quoi. Matt, tu veilleras sur elles quand je partirai et le reste du temps tu poursuivras les recherches de leurs familles.

Ce dernier acquiesce, néanmoins, personne n’a pas éprouvé le besoin de nous consulter avant de prendre ces décisions.

- Je ne veux pas rester ici à faire comme si tout allait bien !

- Ok, ok. Tu viendras avec moi. Mais avant je vais devoir te former. D’autres volontaires pour affronter… tranche Matt.

Je n'ai pas le temps d'apprendre ! Ne l'a-t-il pas encore compris ?

- J’apprendrai sur le tas, pas besoin de formation !

Clyselle m’a conseillé de cesser de le contredire tout le temps ; elle est persuadée que ce type, beau à tomber à la renverse peut aussi se montrer très violent ; elle le voit dans ses yeux.

- Non, je ne crois pas. Ou tu t'exerces, ou tu ne m’accompagnes pas. Donc d’autres volontaires ? demande-t-il avec, à nouveau ce regard glacial.

Son frère et sa sœur nous toisent avec incrédulité, et notre DR paraît surpris par ma volonté. Valérie nous regarde d’un air de dire « je m’en moque, faites ce que vous voulez », et Clyselle baisse la tête. Je la connais, elle est en train de se traiter de tous les noms. Je comprends parfaitement leurs raisons et leur peur, à toutes les deux. C’est justifié ; c’est moi qui dois être complètement folle.

- Moi, répond Shana, tout, plutôt que de moisir ici.

Que mépris dans sa voix ! Sa mère émet un hoquet de surprise alors que ses yeux s’agrandissent et que son teint pâli.

- Il n’en est pas question, ma chérie. Je m’inquiète pour tes frères et ton père, toi au moins je sais que tu vas bien.

- Shana, je ne ferai rien contre la volonté de ta mère. À toi de la convaincre, abrège Matt. Lana, nous partirons à l’aube, demain matin, pour aller chercher ton sac à main au restaurant.

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