1/2 LE RÉVEIL DE LANA

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Je me réveille dans une chambre inconnue. Mes yeux se posent sur un lourd rideau de velours qui empêche la lumière de filtrer. Je suis allongée sous l'édredon rose pâle d’un lit en bois qui grince quand je me redresse légèrement. La décoration très vieillotte procure quelque chose de rassurant, et doit être agréable lorsque les rayons du soleil traversent la fenêtre. Une porte fermée, sur laquelle je ne m’attarde pas me fait face. Un mouvement sur ma droite a attiré mon attention.

Clyselle somnole, à mon chevet. Que fait-elle là ? Mon mari devrait être à sa place. Un inexpliquable malaise grandit en moi, s'emplifie de seconde en seconde. J'appelle mon amie, à voix basse, pour ne pas la faire sursauter :

— Clyselle ! Réveille-toi.

Raté, sa tête se redresse sur-le-champs. Ses yeux se posent sur moi, me reconnaissent, puis examinent rapidement la pièce. Enfin, son regard se pose sur mes pieds, et c'est d'une voix sourde qu'elle s'exprime :

— Tu vas pouvoir manger Lana. On nous a préparé des sandwiches.

— Où est Clément ? Où sont mes enfants ? Où sommes nous ?

Elle fixe ses orteils, si bien que je ne vois plus que le sommet de son crâne. Seul le silence me répond.

Tout se bouscule dans ma tête, tandis que les événements de la veille me reviennent. Le restaurant, les cris, nos familles dehors, la panique, la porte d’entrée et un homme... l’un des neveux du patron. Je n’ai aucun souvenir de ce qu’il s’est passé après qu’il m’ait empêchée de sortir. Ni ce que sont devenus tous les autres, ceux qui se trouvaient dans le parc, mais aussi ceux qui étaient restés à l’intérieur, comme moi.

Mon malaise s'aggrave encore… je vomis.

Clyselle m’aide à me lever et me conduit à une salle de bain, dissimulée par la porte, face au lit. Elle me soutient jusqu'aux lavabos en porcelaine, tandis qu'un nouvel haut-le-coeur me saisit. Je m'accroche au bac, tandis que mon amie s'eclipse.

— Rince-toi. Je vais voir si l'on peut te prêter des vêtements propres, me conseille-t-elle d'une voix atone, avant de franchir la porte.

Elle me trouve dans la même position lorsqu'elle revient avec un jean et un tee-shirt.

— Rejoins-nous au salon quand tu auras fini, m'ordonne-t-elle, l'air abattue, avant de repartir sans m’avoir apporté de réponse.

Je la rappelle, en vain.

Préssée, je plonge mes mains dans l'eau claire qui rempli le lavabo. Froide. Comme d'habitude, mais c'est déjà bien d'en avoir.

Je me hâte, avec l'espoir d'étreindre bientôt mon mari et mes enfants. Un lourd pressentiment me compresse la poitrine. L’attitude et le mutisme de Clyselle ne présagent rien de bon.

La maison est grande et ses couloirs inconnus forment un labyrinthe qui m'inquiète, m'énerve, m'impatiente. Des voix me guident, même si je n'ai pas encore reconnu celles des miens.

Mon cœur tressaille quand mes yeux survolent les personnes présentes. Ma famille n'est pas là. Tous nos proches qui jouaient à l'extérieur sont absents.

Dans le brouillard de ma conscience, je les dévisage, lentement, un par un, affligée, sans voix face au spectacle qu'ils offrent.

Val est recroquevillée dans un canapé, son beau visage ravagé par les larmes. Sa fille la serre dans ses bras. Désespérée, je cherche une attitude plus rassurante. Clyselle, assise à côté d’elles, berce sa petite, les yeux humides et gonflés. Ses traits sont tendus. Elles me jettent toutes un coup d’œil et baissent la tête.

Notre boss gît, avachi dans un fauteuil, le regard vitreux tel celui d’un vieillard perdu dans ses souvenirs. Il semble anéanti.

Notre "DR" est là aussi ? Près de Monsieur Salonic, c'est logique. Il est agenouillé à côté du siège et tient la main du vieil homme.

L’homme qui m’a retenue hier soir m’observe, accoudé avec nonchalance à une gigantesque bibliothèque au fond de la pièce. Son frère et sa soeur se tiennent debout près de lui.

Les rideaux tirés, l'éclairage aux bougies et le silence brisé par les reniflements rendent l'athmosphère lourde, étouffante.

— Où sont les autres ? je demande d'une voix sourde, la peur au ventre.

Un mouvement hésitant de mon agresseur me fait tressaillir, mais il conserve son mutisme.

L’épouse de notre patron nous rejoint, un plateau rempli de toasts dans les mains. Elle semble si fatiguée ! Défraîchie, pour être exacte. Cette dame a toujours su masquer l'empreinte du temps sur son visage, mais l'heure n'est visiblement plus à la coquetterie.

Leur prostration accentue encore mon inquiétude et exacerbe mes nerfs déjà bien tendus:

— Val, Clyselle ! Il n’y a pas que nous ici, si ? Mais enfin, répondez ! Quelqu’un va-t-il me dire ce qu’il se passe ?

Impossible de leur demander si nos maris et nos enfants sont... Je repousse cette idée et les sentiments qui l'accompagnent, trop insupportables, trop douloureux. Pourtant, je dois savoir. Paniquée et tremblante, je cours de l'un à l'autre, les secoue pour les réveiller, aboie mes questions, sans résultats.

Mon téléphone, pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Il est resté dans la pochette qui accompagnait ma tenue de soirée.

— Mon sac à main ? Où est mon sac ? je hurle, affolée, après avoir bousculé tout le monde, retourné tous les coussins, examiné tables et guéridons.

Clyselle pose sur moi des yeux chargés de résignation, avant de m'informer d'une voix monotone :

— Il est resté dans la salle, Lana, et nos portables sont déchargés à force d’avoir tenté de les joindre.

— Vous les avez eu ?

Elle m'accorde un signe de tête négatif, avant de reporter son attention sur sa fille. L'effroyable vérité se confirme, mais je la refuse toujours.

— Vous avez essayé de brancher les appareils ? j'essaie encore, pleine d'espoir.

— L'électricité est coupée, Lana, explique mon amie avec lassitude sans cesser de caresser les cheveux de sa fille.

Le courant est peut-être revenu. L'interrupteur le plus proche n'est plus aux normes et ne provoque rien quand je l'actionne. De toute évidence, le circuit est trop vieux et toujours en panne.

Clyselle relève la tête et ses yeux bleus clairs me reprochent mon manque de confiance. Les mains sur les hanches, je les dévisage encore une fois, incrédule. Comment leur faire comprendre que nous ne pouvons pas rester ici, les bras ballants ?

— Qu'est-il arrivé dans le parc, hier soir ? Avez-vous pu les voir ou leur parler avant de... de...

Que fait-on ici ??? Putain, répondez-moi !

Frustration, colère, peur, autant d'émotions qui me submergent et me font crier, trépigner.

Nos maris et nos enfants sont sains et saufs, à l'abri dans nos maisons et ils se sentent encore plus démunis que nous. Il ne peut en être autrement. Ils étaient dehors, comment pourraient-ils savoir de quelle manière nous nous sommes échapp... C'est vrai, ça, de quelle manière ?

— Que leur ai-t-il arrivé ? Réagissez les filles ! Vous étiez à l'intérieur, comme moi. Clyselle, où est Bob ?

Mon ton se fait plus apaisant quand j'interroge Val :

— Où sont Richard et tes garçons ?

Elles ne bougent même pas un sourcil.

Que faire ? Je n’ai même pas ma voiture pour rentrer chez moi !

L’autre me surveille avec une expression glaciale qui ne m’intimide pas.

Trop de questions m'assaillent. Trop de sourdes visions s'emparent de ma mémoire. La panique, les cris, ça ne peut pas être réel. Je ne parviens pas à m'enfuir de ce cauchemar. Je ferme les yeux et me somme de revenir dans la réalité, sans succès. Mon regard se pose toujours dans cette même pièce où rien ni personne n'a bougé. Ma nouvelle tentative demeure vaine, elle aussi.

L'autre se décale de sa bibliothèque d'un pas en avant et prend la parole :

— Commence par manger un peu. Après, on pourra parler. Quand tu auras repris des forces.

Manger ? Si la situation n'était pas si tragique, c'en serait presque risible ! Nous avons plus urgent à faire que bouffer des canapés. Nous assurer que nos familles vont bien !

— Je me casse ! Les filles, vous m’accompagnez ?

Dernier essaie. Qu'elles persistent dans leur mutisme, ma détermination ne flanchera pas, malgré l'angoisse qui me coupe le souffle. Je me dirige vers ce qu’il me semble être une porte d’entrée.

Hélas l’autre, il court rudement vite lui, me bloque le passage encore une fois. Une profonde inspiration retient mon calme apparent qui menace de s'envoler, tout comme mes illusions.

— Tu as l'intention de m'étouffer à nouveau ? lui demandé-je, un fusil dans chaque oeil.

— Tu n’es pas prête à sortir, m'informe-t-il, une main sur le panneau de bois.

— Tu vas devoir m’enfermer pour m’empêcher de passer. Décale-toi, je grince, les poings serrés.

Il conserve sa position, amusé, puisqu'un sourire se dessine sur ses lèvres. Peut-être qu'avec une once de politesse, il m'écoutera :

— S’il te plaît.

— Non.

Il se fout de moi ! Ma patience a atteint ses limites :

— Dégage !

Je le pousse. Il reste de marbre en secouant la tête et ricane.

Mes doigts agrippent violemment la poignée, tandis que les siens reposent toujours sur l'ouverture. Son regard glacial ne m'apaise pas, pourtant plus que sa voix dure, ce sont ses mots qui me stoppent :

— Tu comptes y aller comment ? Avec tes deux petites jambes ? Je ne te donne pas deux minutes à vivre si tu pars. Par contre, je peux t’emmener.

En voilà une idée judicieuse ! Quitter cette maison est devenue une idée fixe, si bien que je n’ai pas vu mes deux amies et leurs enfants nous rejoindre. Elles sont enfin sorties de leur torpeur.

— On vient avec vous, annonce Clyselle. Lana a raison, ils ont sans doute réussi à rentrer et doivent s’inquiéter.

Bien, je me sens moins seule d’un coup. Néanmoins, il me reste encore tout un tas d'interrogations.

— Maintenant que nous sommes un peu plus nombreux à être lucides, il devrait être possible que j’ai quelques explications, non ?

— Tu les auras en route. Les deux gamines restent ici. Ne perdons pas de temps.

— Hors de question ! intervient Val, dans un sursaut de retour à la vie.

Quelle mère confierait sa fille à des inconnus dans une situation aussi inquiétante ?

—Tu as quel âge ? demande le neveu alors qu'il se tourne avec impatience vers Shana.

— Seize ans.

— Ok, tu nous accompagnes. Par contre, l’autre reste, il n’y a pas assez de place dans la voiture. C’est à prendre ou à laisser, conclue-t-il d'un ton ferme en traversant la pièce à grandes enjambées.

Clyselle hésite. Qu'a dit le sale type tout à l'heure ? Que je ne survivrai pas plus de deux minutes si je m'aventure dehors ? Les images de tous ces gens terrorisés dans la salle, les hurlements me reviennent en mémoire. Leurs cris résonnent encore à mes oreilles et me terrifient. J'essaie de les chasser, en vain, ils persistent à gronder dans ma tête. Les battements de mon cœur s'accélèrent, et le doute reprend possession de mon coeur. Nous devons coûte que coûte savoir à quoi nous avons affaire, et plus encore où se trouvent les gens que nous aimons. Je prie en silence pour que mon amie se plie finalement aux exigences de l'autre.

Il nous conduit au fond du couloir où se situe le garage. Malgré notre anxiété et notre impatience, nous sommes surprises d'y trouver quatre très belles voitures dont une magnifique Porsche noire de collection qu’il déverrouille pour nous permettre de monter.

— On ne serait pas plus à l’aise dans le 4X4 ? demande Val, incrédule.

— Il est moins rapide et c’est à ma sœur, réplique-t-il, pressé, alors qu'il s'installe sur le siège du conducteur.

Clyselle est perplexe :

— On ne tiendra pas tous dans un tel véhicule ! De plus, on ignore ce qui nous attend, alors ce n'est pas le moment de sortir ton joujou.

— Cette voiture appartient à mon frère, la mienne c’est la Mustang anthracite. Le problème de places sera résolu si la gamine reste là. Sinon, vous vous tasserez. À vous de voir.

En temps normal, une virée dans un carrosse nous réjouirait, mais là, le ridicule de la situation nous laisse stupéfaites.

L'autre montre des signes d'agacement derrière son volant :

— La petite bombe gagne ma confiance. On y va où vous souhaitez encore disserter ?

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