9/ LE RETOUR : CLEMENT

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Quand enfin on a dégagé la route, on reste planté là, à se regarder dans le blanc des yeux, au lieu de rouler loin de ce chaos. C’est à peine si on ose y croire.

- Comment on fait ? On va où ? demande Bob, avec empressement. Je pense que le mieux est de se rendre chez les plus proches d'entre nous.

J'enchaîne :

- Sandrine, tu habites où ?

- En Basse-Terre, à l’opposé de vous, si j’ai bien compris. Ne vous occupez pas de nous, on vous suit.

- On passe chez Richard, puis chez Clem et on finit par ma maison, suggère encore mon ami, de plus en plus pressé. Ça vous va ?

On forme deux équipes ; dans l’AX, Richard emmènera ses enfants, Bob et son fils ; dans la 106, moi au poste de pilote et le reste du groupe.

On retrouve tous le sourire quand on constate à quel point les sièges de voitures sont confortables. C’est le genre de détail qu’on oublie à force de rechercher toujours mieux, plus beau, plus cher… Enfin on quitte le cauchemar ! La clim fonctionne, adieu chaleur épuisante ! Bienvenue à la moquette qui recouvre les tapis sous nos pieds abimés ! On va bientôt retrouver nos familles, nos maisons, nos lits, de l’eau pure pour se décrasser, de bons repas…

Quand on bifurque sur la deux voies en direction de l’est, les enfants dorment déjà. Mon grand dort en tenant son petit frère dans ses bras, la fille de Sandrine s’appuie mollement contre mon deuxième garçon qui a fermé les yeux et collé sa tête contre la vitre. Leurs respirations sont calmes, on entend de légers ronflements, qui me rappellent leur sommeil paisible d’avant.

Comme je m’en doutais, on trouve un nouveau bouchon. À cet endroit, ce n’est pas étonnant. C’est toujours comme ça en temps normal. Alors dans le contexte actuel… Je sais que plus loin ça sera pire. Sans possibilité de faire demi-tour. Je décide donc de prendre la route des grands fonds. Il y a moins de circulation et moins d’habitations, donc moins risques. On doit traverser la ville avant d’être tranquilles, mais ça vaut le coup d’essayer. Richard n’aime pas passer par là, mais je crois vraiment que c’est la meilleure solution. On commence tout juste à souffler, on ne va pas chercher à revivre les mêmes épreuves !

On est maintenant sur la route principale ; des chiens et des chats viennent se jeter sur nos voitures mais je ne m’arrête pas. L’AX non plus. J’écrase une bête qui rampait. Une autre saute sur le capot et nous montre ses crocs ! Sanguignolants. De la bave s’échappe de sa gueule !

Je garde mon sang froid, accélère un peu et quand la distance entre Richard et nous me parait suffisante, je pile. L’animal tombe devant ma voiture ; j’en profite pour appuyer à fond sur l’accélérateur. On sent la bête passer sous les roues ; c’est abominable. J'ai l'impression d'avoir commis un meurtre, de sang-froid. Je sens l'acidité de ma salive et essaie de masquer le malaise qui grandit en moi. Sandrine m'observe ; elle regarde avec insistance mes doigts crispés et ma machoire serrée. Mon tourment doit se lire sur mon visage car elle tente de me rassurer, de sa voix posée :

- Tu n’avais pas le choix. Si ce chien avait pu nous atteindre, il ne se serait posé aucune question, et n’aurait pas éprouvé le moindre remord. C’était lui ou nous. Et je préfère ma situation à la sienne.

- Je viens de calculer la mort d'un être vivant !

- Ce berger allemand avait la rage, Clem ! Tu n'avais pas d'autre solution ! Tu seras peut-être amené à en faire autant avec d'autres créatures, celles qui nous ressemblent davantage.

Je médite ses paroles. Elle a raison. L'épisode de Rick attaqué dans la voiture me revient. Je n'ai pas hésité à défoncer le crâne de la femme pour sauver mon ami.

Les véhicules abandonnés sur la route nous obligent à rouler sur les trottoirs, et me ramènent à la réalité.

On arrive enfin dans les grands fonds. La visibilité y est fortement réduite, car on contourne des montagnes, les routes tournent dans tous les sens, ça monte, ça descend ; on dépasse quelques maisons, on longe forêts et champs de canne à sucre.

Dans les petites agglomérations, je ralentis pour observer les changements dans ces lieux que j’emprunte tous les jours. Les fenêtres ont été solidement renforcées, on ne croise pas une seule voiture et les petites épiceries d'ordinaire pleines de vies ont fermé leurs portes.

On voit des vaches et des chèvres mortes, plus maigres encore que d’habitude, du sang autour d’elles.

On approche de la distillerie quand je vois les cannes à sucre bouger dans mon rétroviseur. Je suis prêt à lever le pied quand je vois un homme, ou plutôt ce qui a été un homme, surgir du champ et bondir entre l’AX et la 106. J’accélère ? Je m’arrête ? Je suis indécis, et j’ignore la réaction de Richard. J’aperçois ses doigts se crisper sur le volant et je comprends ses intentions : il ne laissera aucune chance à la créature. J’accélère pour qu’à son tour il prenne de la vitesse et se débarrasse de l’intrus. J’imagine ce qu’il doit ressentir. Je ralentis quelques mètres plus loin, pour le laisser se rapprocher un peu et me faire une idée d’après l’expression de son visage. Il me fait un signe de la main rassurant ; on peut filer.

Notre ville est sale, elle pue la mort. On avance lentement, choqué par le spectacle. On y a déjà assisté en sortant de la deux voies, mais je croie qu’on espérait nos secteurs épargnés. Des cadavres gisent comme les vaches et les chèvres, ensanglantés, maigres et pâles, presque transparents.

La rue où habite Richard semble calme. Bob ouvre le portail, laisse entrer les deux voitures et referme vite derrière lui. Quand il nous rejoint, le propriétaire des lieux est déjà entré avec ses fils.

Puisqu’ils fouillent la maison, nous on va s’occuper du jardin. Mais on ne trouve personne. Richard s’affale sur une chaise et se prend la tête dans les mains.

- Rien n’a bougé ! Elles sont où ? Je refuse de croire qu’elles ont fini comme… comme…

On est sensé lui répondre quoi ? Les doutes nous assaillent nous aussi, avec une terrible douleur qui prend aux tripes.

- On n’a encore deux maisons à visiter. Il faut y croire. On a bien réussi à rentrer.

- Papa ! Regarde !

Mickael, lui temps un morceau de papier.

- Elles sont en vie ! Elles sont venues ici ! Regardez ! Elles nous disent où elles sont !

Richard pleure, ses deux fils aussi, c’est une excellente nouvelle ; ils se prennent tous les trois dans les bras, en riant. On se regarde tous, on laisse tous libre court à nos larmes, c’est un tel soulagement !

Le mot passe de main en main. Val a écrit qu’elles vont toutes bien, qu’elles restent toutes ensembles, et qu’elles sont hébergées chez les neveux du Boss. L’adresse suit, mais aucun de nous ne connait cet endroit. Pourtant c’est dans la même ville que Bob. On va recharger nos portables et on les appellera.

Richard nous propose de nous servir si on veut boire ou manger quelque chose pendant que ses enfants et lui vont prendre une douche.

J’ouvre le frigo, salivant déjà à l’idée de boire une bonne bière bien fraîche. Tiens, la lumière ne s’allume pas ; l’ampoule a du griller. Les bouteilles de Caribe sont là, à portée de ma main. Elles ne sont pas froides comme je m’y attendais. Ce n’est pas normal, elles doivent être ici depuis un bon moment puisque Val a déserté la maison. C’est à cet instant que je sens l’odeur. La puanteur. La pourriture. Mes yeux se posent sur un beau rôti complètement avarié. C’est infect ! Je referme la porte et trouve Richard derrière moi. Déjà ? Il ne s’est même pas changé !

- Coupure d’eau, me dit-il. C’est quoi cette odeur ?

- Coupure d’électricité aussi. Il va falloir vider ton frigo… Le congel aussi, l'informé-je en grimaçant.

Ça n'a rien de rassurant. Mon ami ose poser la question qui nous brûle les lèvres, à tous :

- Tu crois que toute l’île est concernée ?

- J’en ai bien peur vu ce qui traîne dehors, confime Sandrine, dépitée, les mains appuyée sur le comptoir de la cuisine.

L'esprit vif de Richard nous donne un léger regain d'énergie :

- Bon, on a au moins l’eau de la piscine pour se laver. On va vous passer des vêtements propres. Ensuite on va voir chez vous deux où en est la situation. On aura peut-être la chance de croiser des gens vivants qui connaissent cette adresse.

- Ok, mais je ne vois pas comment on va pouvoir recharger nos portables. Il faudrait un groupe électrogène, râle Bob, avec son légendaire pessimisme.

Richard se réjouit ; Sa femme, Val, en possède un ! Mais ses épaules s'affaissent et c'est d'une voix morne qu'il ajoute :

- C'est celui de sa boutique.

En effet, c'est gros problème. Le magasin se trouve près du second centre commercial de l'archipel, juste à côté du restaurant où nous avons perdu nos familles. inutile de prendre le risque de retourner là-bas alors qu'elles ne s'y trouvent pas.

Je me lève du canapé sur lequel je m'étais laissé tomber, et rappelle à mes amis que nous avons encore des recherches à mener :

- On en cherchera un, après être passé chez vous.

- Papa, ça ne sert à rien de ressortir. On sait qu'elles sont à l'abri, on a même l'adresse. On ferait mieux de rester ici, et de reprendre des forces. En attendant de trouver un moyen de les contacter.

Il est épuisé. On l'est tous. Pourtant, je conserve espoir et hâte. Je suis persuadé qu'on ne doit pas en rester là et qu'on doit encore creuser pour dénicher des indices :

- On va commencer par se laver et détendre nos muscles dans la piscine. Après, on suivra notre plan d'origine. On ira chez moi, puis chez Bob. On sait qu'elles vont bien. Mais elles ignorent où on est et elles doivent prendre des risques de leur côté.

Malgré notre état de fatigue avancé et la situation, notre bain se transforme en pure moment de détente. On s’amuse, on saute, on joue au ballon, comme si tout allait bien. Comme si nos femmes étaient juste sorties entre fille. On en avait besoin, voilà tout.

Mais les créatures nous ramènent à la réalité quand on les entend grogner dans la rue. On a fait trop de bruit, on les a attirées.

- On ne pourra pas reprendre la route, ils sont trop nombreux à nous attendre en bas, affirme Richard, aux aguets.

- La voie principale n’est pas loin. On passera par les jardins voisins, rétorqué-je, déterminé.

- Et les voitures ? On ne va pas repartir à pied ! On habite trop loin pour ça et les enfants n’auront pas la force de marcher encore. Nous non plus, s'énerve Bob.

J'insiste, sur un ton tranchant :

- Il y a des voitures abandonnées partout. On en trouvera.

Il est sceptique.

- On est en sécurité ici, ils ne peuvent pas entrer. On pourrait dormir. Ou se séparer. Un groupe reste ici avec les enfants pendant que les autres vont chez toi, Clem. Après, on échange et on va chez moi.

L’idée mérite réflexion. Sandrine propose de nous préparer quelque chose à manger puisque les placards sont pleins et qu’on a du gaz.

Comme c’est bon de s’asseoir autour d’une table et de partager un bon repas en discutant ! Je dois les convaincre de me suivre ; seul, je ne m'en sortirai pas.

- On ne se séparera pas, mais on ne marchera pas. On trouvera des voitures.

- Je suis d’accord avec Bob pour dormir un peu ; il fait nuit, de toute façon. On monte la garde deux par deux et on se relaie, tranche Rick. On dit que la nuit porte conseil ; elle nous apprendra peut être où sont nos femmes.

- Je ne sais pas vous, mais j’ai l’impression que tout va s’arranger, s'exclame alors Joël, des pâtes plein la bouche et revigoré à l'idée d'un bon lit.

Nos ventres pleins et la perspective d'un sommeil réparateur nous redonnent courage et espoir, c’est vrai. Même si une dure journée nous attend encore.

J’entends des voix. Ce sont les enfants ; mes deux grands, ceux de Rick et la fille de Sandrine. Ils ont couché les petits, qui dorment sur un matelas au-dessus, sur la mezzanine. Je suis curieux de savoir de quoi ils parlent. Je vais peut-être découvrir leurs sentiments, à quel point ils sont terrifiés… Je sais que je ne devrais pas écouter aux portes, mais il est normal que je m’inquiète pour eux ; c’est mon rôle.

- Tom, toi qui souhaite devenir militaire, qu’est-ce que tu penses de la situation ? Que peut-on faire pour aider nos pères ?

C'est la voix de Mickaël.

- Ils nous protègent, à nous de protéger les plus jeunes. On doit trouver de meilleures armes. Les traqueurs ne doivent pas nous attraper, sinon on risque de se faire mordre.

- Quelqu’un a une idée de la manière dont on devient un de ses trucs ? demande Joël.

- C’est surement un virus ou une contamination, répond mon grand garçon.

Il a une sacré imagination ! Je souris. Ah, la fille de Sandrine intervient :

- D’après ma mère, ce n’est pas une maladie. Mais c’est quelque chose que je ne saurai pas vous expliquer. Tout ce que je peux en dire, c’est qu’on ne doit absolument pas se faire mordre.

- On a affaire à des zombies ? se récrie mon second fils, Max, incrédule.

- Oh les gars, vous avez trop joué aux jeux vidéo et maté trop de films ! Ça n’existe pas, rouspète la jeune fille.

Par le trou de la serrure, je la vois lever les yeux au ciel et écarter les bras en signe d'abandon.

- Jusqu’à aujourd’hui, tu croyais que de tels monstres existaient ? grogne Tom.

Le regard qu'il pose sur Samantha est dur, défiant.

- Samantha, ils nous injectent quelque chose quand ils nous mordent, c’est ça ? interroge encore Joël.

- Je ne sais pas ce que ça nous fait exactement.

Elle baisse la tête.

- Fait chier ! Je n’ai pas envie de mourir, et je ne veux pas voir de gens mourir !

Cette réflexion du fils cadet de Rick me laisse pensif. Si nous avons la chance de nous en sortir, et surtout si nos vies redeviennent normales, tous les ados comme eux seront complètement différents. Je crois qu’on ne les entendra plus râler pour rien, ils apprécieront l’école, et je suis certain qu’ils ne rechigneront plus à participer aux réunions familiales ; ils accepteront qu’on ne leur serve pas tout sur un plateau d’argent. Maintenant que notre univers est limité, ils vont se rendre compte de la valeur de la vie, de la chance qu’on a de pouvoir encore respirer. Le jeune garçon admire son frère et ses amis, qui ont réagi quand Rick s’est fait attaquer par cette femme immonde. Ils n’ont pensé qu’à le sauver. Il s’en veut d’être resté en retrait, immobilisé par l’effroi.

Les autres se sont tous tus. Ils baissent la tête, tandis que les sanglots étouffés de Joêl jaillissent de sa bouche. Son visage est baigné de larmes, et la violence de sa frustration le force à respirer avec difficultés. Il parvient reprendre son souffle et murmure, entre deux hoquets :

- Je ne supporte plus cette terreur permanente et toutes ces horreurs qui m’oppressent. Où est ma mère ? Et ma petite sœur ? Je prie pour qu’elles ne soient pas devenues l’une de ces créatures. Et si tel est le cas, j’espère ne jamais les croiser, car je ne veux pas que l’un d’entre nous ait à les tuer.

Il sanglote, maintenant. Ça me brise le cœur. Dois-je intervenir ?

J’espère qu’on ne subira pas de telles pertes, qu’on ne sera pas confronté à de telles décisions, à de tels actes.

- Tu devrais parler à ton père, dit Samantha, rompant ainsi le silence. Ça te soulagerait et ça vous ferait du bien de passer un moment ensemble. Je pense qu’on devrait même tous faire un break et montrer à nos parents qu’on les soutiens. Ils en ont besoin, ils sont épuisés et je suis certain que leurs sentiments ne valent pas mieux que les nôtres. On fait ça demain, ok ?

- Et moi, je propose qu’on parte dès maintenant à la recherche de nouvelles armes, ajoute Tom en se levant.

C’est bien, ils vont lui changer les idées de Joël. Ils sont soudés. Ils vont sortir, je dois me cacher. Accroupis derrière un bain de soleil, je les vois marcher jusqu’à la remise, en file indienne. Ils ne font aucun bruit, pourtant, les traqueurs agglutinés en bas les sentent car ils s’agitent à leur approche.

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