CHAPITRE 15 (1/5)

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Lorsque Clara arrive vers vingt et une heures, je débouche une bouteille de champagne et mets les petits fours, finalement achetés chez Picard, à chauffer. En me voyant préparer cet apéro haut de gamme, elle ouvre grand la bouche et les yeux pour me signifier sa stupéfaction.

— Ma parole, tu as touché le gros lot !

— En effet, « papounet » a été généreux avec « fifille ». Deux cent cinquante-sept mille trois cent trente-cinq euros et quarante-sept centimes, un appart à Saint-Laurent-du-Var et une Kia tout électrique E-Niro. C’est mieux qu’une Renault Zoé, hein ?

Clara pouffe comme une dinde, ce qui me pousse à l’imiter. Nous passons la soirée dans le rire et présumons des possibilités énormes que m’offre ce pognon. Je programmerai sans doute un petit voyage, direction je-ne-sais-où, probablement je-ne-sais-quand. C’est ainsi qu’encore et encore, mon imagination se perd, largement stimulée par les questions incessantes de ma copine. Comme une vague de légère nostalgie, j’éprouve soudainement un tout petit peu de peine pour mon géniteur. Pas sur le fait qu’il soit mort, non, ça, c’est au-dessus de mes forces, mais parce que j’aurais vraiment aimé qu’il ne m’abandonne pas. J’ignore si, ainsi que me l’a affirmé le notaire, il a tenté de me joindre. Si c’est le cas, ma mère est encore plus méchante que je ne le croyais. Et mamy, pourquoi me l’aurait-elle caché ? Je suis plongée dans mes réflexions quand Clara claque des doigts plusieurs fois devant mon visage pour que je revienne à la réalité :

— Allô, Zoé, tu m’entends ou j’appelle le SAMU ? Tu es en plein AVC là…

— N’importe quoi ! J’étais dans mes pensées.

— Sans blague… Je te demandais quand tu allais te rendre à l’appart de ton père.

— Bof, je ne sais pas. Je n’en ai pas très envie, en réalité.

— Pourquoi ? Tu n’es pas curieuse ?

— D’habitude, si. Là… je suis un peu sous le choc. J’ai du mal à comprendre pourquoi il m’a légué tout ça.

— Bah, il ne t’a rien légué, tu es juste sa seule descendance, donc c’est à toi que tout revient, c’est tout.

— Oui, j’en ai bien conscience. Pourtant, j’ai l’impression qu’il y a autre chose derrière.

— C’est-à-dire ?

— Tu crois qu’il m’aimait ?

Clara soupire et m’attire dans ses bras, puis en murmurant presque, elle répond :

— Je n’en sais rien, Zoé. L’essentiel, c’est que moi, je t’aime, et que Yéyette aussi, elle t’aimait. Nous restons ainsi collées l’une à l’autre de longues minutes. Prenant une grande inspiration, je me lève et décrète que cela ne doit plus me toucher. Je me dirige d’un pas décidé vers la cuisine, et ouvre une seconde bouteille de champagne tout en déclarant :

— J’ai rendez-vous demain à seize heures avec mon banquier pour la remise du chèque. J’ai hâte de voir la tronche de furet qu’il va faire !

Nous éclatons de rire, et passons tranquillement le reste de la soirée dans la bonne humeur.

Il est une heure du matin quand Clara s’en va. Je me lève dans six heures, ça va être dur.

La journée se déroule plutôt bien pour moi. Les soins sont faciles et rapides, uniquement des vieilles personnes malades dont la vie s’est logiquement achevée.

Lorsque j’arrive à l’agence, la secrétaire m’accueille assez froidement.

— Bonjour, j’ai rendez-vous avec monsieur Borelli.

— Ah oui… madame Valbens… ben, asseyez-vous, je vais le prévenir.

Son air blasé m’exaspère. Il est vrai que d’habitude, je suis convoquée à cause du gouffre abyssal de mon compte. Visiblement, je ne mérite, de sa part, que la basse considération réservée aux pauvres.

Plus d’un quart d’heure plus tard, le banquier mi-homme, mi-animal arrive, et me tend une main aussi humide que ses lèvres. Puisqu’il a l’air toujours pressé des gens qui brassent du vent afin de se donner une contenance et de l’importance, il jette rapidement :

— Venez, suivez-moi, je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder.

— Rassurez-vous, je vais être brève.

Nous parvenons dans une petite pièce aux parois translucides et mates, et il s’installe dans un fauteuil de cuir noir, derrière un bureau en verre teinté, assorti. Les murs gris clair dénotent des tons foncés du mobilier et de l’ordinateur à écran plat. Tandis que, d’un geste de la main, il m’invite à m’asseoir, il me demande :

— Alors, que puis-je faire pour vous ? Vous n’êtes pas là pour solliciter un prêt, au moins ?

Je lève un sourcil, abasourdie.

— Non. Absolument pas.

Je sors le chèque de mon sac à main et lui mets devant les yeux.

— C’est pour ça que je viens.

L’espèce de roquet nerveux réajuste son assise en s’appuyant sur l’accoudoir.

— Hum. Eh bien, c’est une jolie somme qui va faire du bien à votre compte, ma foi.

— N’est-ce pas.

— Pourquoi ne pas l’avoir déposé directement ? demande-t-il en tendant le bras pour attraper le bout de papier.

Je lui retire immédiatement des yeux.

— Qui vous dit que je veux le déposer ?

Offusqué, l’homme en face de moi rougit.

— Comment cela ?

— Vous devez savoir que la roue tourne toujours, monsieur Borelli. Vous m’avez prodigué, à moult reprises, vos belles leçons de morale quand mon découvert était aussi profond que le noyau terrestre. Vous m’avez mise quatre fois en interdiction bancaire, ces huit dernières années. Jamais, vous n’avez joué votre rôle de conseiller, seulement celui de faussaire, contribuant, à force d’agios, à ma détresse financière. Par ailleurs, vous savez que je travaille. Certes, je dépense beaucoup, mais l’argent rentre régulièrement. Enfin, soyez un peu honnête : ce sont les personnes comme moi qui font la richesse de votre banque. Vous prélevez tellement ! Vingt euros débités à chaque « lettre d’information pour impayé », les frais de découverts, de courrier recommandé, et j’en passe. Là, étrangement, le petit signe « moins » devant mon solde ne posait aucun problème de rejet quand il s’agissait de vous engraisser.

Cette fois, l’homme blêmit et bafouille :

— Je n’y suis pour rien, vous savez, je n’ai fait qu’appliquer…

— Tut tut tut. Peu m’importe vos prétextes bidons. Vous voyez ce chèque… je vais en faire une copie, et l’envoyer au directeur de cette agence, ainsi qu’au directeur national de votre banque, accompagné d’un courrier expliquant pourquoi je change de crèmerie. Comment dites-vous, déjà ? Ah oui ! « Il faut grandir, à présent, madame Valbens. Apprenez à gérer votre argent une bonne fois pour toutes ! ». Eh bien, voilà. J’applique votre conseil. Sur ce, je vous souhaite une bien mauvaise journée, monsieur Borelli.

Je souris, satisfaite, et me lève. Lorsque je pose ma main sur la poignée la porte, je me retourne, regarde le banquier droit dans les yeux et lui adresse gentiment un dernier « sale con ! » dans un rictus caustique. J’ai le plaisir de voir son hideux visage se décomposer encore plus, avant de quitter son bureau. Quant à la secrétaire, je lui offre l’un de mes plus beaux « fuck ». Sa bouche s’ouvre sans qu’aucun son s’en échappe. Je soupire d’extase, et sors de l’agence.

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