CHAPITRE 14 (3/3)

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Moins de cinq minutes s’écoulent avant que deux hommes rougeauds et rondouillets ne passent la porte, en parlant fort entre deux éclats de rire. L’un d’eux, le plus jeune, arbore une carrure de Golgoth qui n’est pas pour me déplaire. Leur sérieux reprend le dessus dès qu’ils m’aperçoivent. Le moins grand s’approche de moi à pas de géants. Pas de bol, c’est le plus vieux et le plus moche.

— Mademoiselle Valbens, je présume ? Pardonnez mon retard, le service au restaurant était un peu long.

Ben voyons… l’apéro aussi, on dirait.

— Pas de problème, je réponds en lui serrant vigoureusement la main.

Je m’abstiens de tout commentaire sur la manière dont j’ai été reçue, et considère que mon mutisme à ce sujet est un cadeau inespéré pour la taupe. Le sexagénaire m’invite à le suivre, et nous montons un escalier grinçant, dont le vernis a déserté depuis longtemps. La vue qu’il m’offre en passant devant moi n’est pas des plus engageantes. Son pantalon de costume, marron clair, un peu trop court, laisse paraître de petites socquettes blanches compressées dans des mocassins à glands. Le gros derrière du notaire peine à gravir l’étage qui mène au bureau de son confrère, tandis que je remercie mon tapis de course de me soustraire à ce manque de souffle bruyant.

Nous pénétrons enfin dans une pièce carrée, de taille moyenne, à l’image de l’étude : triste et ascète. Le besoin évident d’entretien permet peut-être d’engendrer quelque pitié, et éviter ainsi les scandales au moment de régler les honoraires exorbitants des assermentés. Maître Millebrenière s’installe tranquillement dans le fauteuil en cuir noir et rouge, et croise ses mains derrière la nuque. Des auréoles spectaculaires ornent sa chemise bleue claire, au niveau des aisselles, ce qui rappelle que nous sommes bien en été. Magnifique. Tandis que je m’assieds majestueusement, afin de me désolidariser totalement de ce manque de classe, il soupire puis bâille. J’ai bien envie de lui demander s’il veut que je le laisse pour qu’il puisse siester. Fort heureusement, il me coupe dans mon élan pour savoir si je désire un café. J’hésite. Jetant un coup d’œil vers la machine Nespresso posée non loin du bureau, je peux voir que les tasses semblent propres. J’accepte donc sa proposition, j’aime vivre dangereusement.

— Bien, entame-t-il en me tendant le contenant blanc floqué du logo « What else ? », où sont mes lunettes ? Oh ! Sur mon nez !

Ça commence bien…

— Alors… Valbens, Valbens, Valbens… Ah ! Valbens ! Voici votre dossier !

Je soupire d’impatience. Que c’est long ! Le notaire semble s’en apercevoir, se racle la gorge et entreprend la lecture du testament de mon père. Évidemment, je ne peux m’empêcher de le secouer un peu :

— Pardon, monsieur, mais…

— Maître !

— OK. Maître… Venez-en au fait, je m’en tape complètement de ce que voulais ou non, mon géniteur pour moi. Il s’est barré quand j’étais petiote, on ne se connaissait même pas. Donc bon. Est-ce qu’il me lègue autre chose que des dettes ?

L’homme rougeaud rougit encore.

— Euh… hum… c’est létal, je n’y peux rien.

— Létal ?

— Légal ! Pardon ! Je… je dois vous lire l’intégralité de son testament.

Il est complètement bourré, ma parole !

— Dans ce cas, j’accepte volontiers le second café que vous ne m’avez pas proposé, car j’imagine que ça va prendre du temps.

L’austère notaire me dévisage d’un air surpris, soupire, et poursuit. Quelques interminables minutes plus tard, tout en retirant ses lunettes, il m’informe :

— Donc, en résumé : votre père a voulu vous joindre à plusieurs reprises, cependant, votre génitrice semble avoir bloqué ses courriers. Votre grand-mère paternelle Henriette a tenté maintes fois de le contacter, mais puisqu’il croyait, selon les réponses acerbes de votre maman, que vous le détestiez, il a préféré ne plus vous écrire. Il vous aimait. Il a suivi votre existence par procuration. Il sait même que…

— Oui, bon ça va, hein ! Je ne suis sûrement pas là pour parler de ça, et je ne pense pas que ma vie vous concerne ! D’ailleurs, soyons bien clairs, si vous vous avisez à divulguer quoique ce soit sur mon passé, je…

— Hop hop hop ! Attention, me prévient-il d’un geste de la main, évitez de menacer un agent assermenté, croyez-moi, cela vaut mieux. Et soyez tranquille, je suis tenu au secret professionnel, je ne dirai rien de…. Hum… vous savez quoi.

Je réajuste ma position sur le siège tandis qu’il reprend :

— Donc, il ne s’est jamais remarié ni pacsé, et n’a eu aucun autre enfant que vous. Il n’a rien laissé à sa compagne, elle est furax, je vous l’assure. Bref. Sur son compte s’élevait un solde créditeur de deux cent quatre-vingt-seize mille six cent soixante-neuf euros et trente-quatre centimes. Puisque vous figurez en ligne directe, après avoir retranché de cette somme l’abattement de cent mille euros, le total taxable tombe à cent quatre-vingt-seize mille six cents soixante-neuf euros et trente-quatre centimes. On applique alors le taux correspondant dans le barème, soit vingt pour cent, puis on soustrait le résultat au montant du départ. Soit : cent quatre-vingt-seize mille six cent soixante-neuf euros et trente-quatre centimes (c’est-à-dire deux cent quatre-vingt-seize mille six cent soixante-neuf euros et trente-quatre centimes moins cent mille) que l’on multiplie par vingt pour cent. Cela nous amène à trente-neuf mille trois cent trente-trois euros et quatre-vingt-sept centimes de droits de succession à payer au fisc. Vous me suivez ?

— Non, et je m’en contrefiche. Dites-moi combien je récupère, c’est la seule chose qui m’intéresse.

Tout en se dandinant sur son fauteuil d’un air gêné, maître Millebrenière poursuit :

— Deux cent cinquante-sept mille trois cent trente-cinq euros et quarante-sept centimes, un véhicule SUV électrique rechargeable de marque Kia, modèle E-Niro, de couleur noire, dont l’immatriculation est euh… euh… hum… Je vous préciserai l’immatriculation ultérieurement. Vous héritez également d’un appartement quatre pièces à Saint-Laurent-du-Var, lieu de résidence de votre défunt père, l’adresse précise est inscrite ici. D’ailleurs, il me semble que j’ai oublié de vous présenter mes condoléances. Pardonnez-moi.

— Non, vous l’avez déjà fait, et je m’en tape. Bon. Je signe où pour le taudis et tout le toutim ?

Le notaire blasé, me montre un encart, j’appose mes initiales sur plusieurs pages, griffonne mon nom et récupère le chèque et tout ce qui va avec.

En remontant dans ma voiture, je suis prise d’un énorme sentiment de culpabilité. Mon père est mort, et je m’en fous complètement. Suis-je un monstre ? Qui pourrait ne rien ressentir face à cela ? Je ne lui suis même pas reconnaissante de m’avoir légué un appart probablement miteux et une somme colossale et exorbitante qui poussera, mon banquier à m’épouser, sans compter la bagnole qu’il a acheté il y a quelques mois seulement. Je vais devoir en parler à la psy. Cependant, je m’oblige à ressentir de la peine, histoire de voir si j’en suis capable. Il est déjà six pieds sous terre, mais je creuse tout au fond de moi pour tenter de sortir une pathétique petite larme. Impossible. Rien ne vient. Je pense à mamie, c’est plus sincère, tout en m’imaginant que c’est pour mon géniteur inconnu. Tant pis.

En rentrant à la maison, je passe au supermarché acheter du champagne pour fêter le début de ma nouvelle vie, et donc, la fin de celle de mon père. Forcément, j’en ressors avec un caddie plein. Au moins ai-je de quoi picoler et enterrer dignement un géniteur que j’aurais aimé aimer.

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