CHAPITRE 14 (2/3)

5 minutes de lecture

Il est seize heures quand Clara sort de mon appartement, croisant, au passage mon voisin Raph qui la détaille de la tête aux pieds. Je remarque que mon amie est émoustillée sans qu’il ait besoin d’ouvrir la bouche, et qu’elle en oublie vite son grand black. Je lui donne un coup de coude.

— Quoi ? J’ai encore le droit d’apprécier les beaux spécimens ! Y’a pas de mal à ça ! glousse-t-elle.

— Et Arthus ?

Elle hausse les épaules. Raph disparaît chez lui, le sourire glissant sur les formes de la belle. Il s’amuse même à lui jeter un clin d’œil de play-boy avant de pénétrer dans son antre.

— On pourrait s’offrir un plan à trois ? Il n’est pas mal ! propose-t-elle.

— Rentre chez toi, va, et retourne auprès de ton vrai mec.

Elle lève les yeux au ciel et abdique :

— Quelle rabat-joie ! Bon, on se voit lundi ! Je suis heureuse que ça aille bien entre nous.

Je la prends dans mes bras, et elle me claque une grosse bise sur la joue.

Il est dix-neuf heures, je n’ai finalement rien fait de la journée. Je ne suis sortie que pour descendre mes poubelles. Jean-Jacques m’a gentiment salué d’un geste de la main arborant fièrement son éternel croissant, et je lui ai poliment répondu par une gracieuse grimace. Voilà la distraction de mon samedi.

Le dimanche, je me lève très tôt, vers onze heures. Je me sens d’humeur plutôt guillerette, ce qui me décide à finir ma toile. Ma paire de Louboutin se prête patiemment au jeu du top model, sans esquisser le moindre faux pas. Heureusement, d’ailleurs, je me serai posé des questions, sinon ! À midi, trois coups résonnent contre ma porte. Par prudence, car je n’ai aucune envie de retomber sur Fabien, je regarde par le Judas. J’ai bien fait, c’est encore lui ! Il va me harceler chaque week-end, j’en suis sûre ! Pour une fois que j’ai manqué à mes principes de ne jamais autoriser mes mecs à rentrer chez moi, ça va me revenir en pleine face ! Je l’ignore et termine ma peinture. Cet abruti s’acharne contre la porte et va rameuter tout le palier. Tant pis pour lui s’il se fait jeter. Je l’entends m’implorer, puis m’insulter, puis m’implorer à nouveau. Il ne changera jamais ! Au bout de longues minutes, il finit par se lasser, et, l’oreille collée au battant, je perçois qu’il s’éloigne en soupirant un peu trop bruyamment pour que ça soit sincère.

Dans l’après-midi, je passe voir Fathia. Elle semble ravie de ses progrès, et son kiné aussi, d’après ce que je comprends, je le suis donc également. Le soleil brille, la température est idéale pour une petite ballade. Je serais bien promenée au jardin des plantes, mais j’ai la flemme de garer ma voiture. Je rentre à la maison, passe mes deux couches de vernis sur mon tableau terminé, et je le mets de côté pour l’emmener à l’encadrement. Le week-end a filé vite.

Lundi 21 août, j’arrive à mon rendez-vous chez maître Vicomond, pour rencontrer son confrère castellanais, maître Millebrenière. Lorsque je pousse la lourde porte bleue de l’austère étude, je nage en plein cliché. Tout est terne. Les murs qui devaient être gris perle à l’origine ont dû connaître la Révolution de 1789. Les lambris manquent par endroit, tout comme la mousse des sièges en skaï noir craquelé, montés sur des armatures métalliques mal fixées aux cloisons de placo. J’ai peur de m’asseoir. L’odeur d’humidité persistante est aussi désagréable que la tête des clercs fatiguées et blasées. Derrière un comptoir en formica beige, une femme m’interpelle sans que je puisse la voir, tant elle est petite.

— C’est pour quoi ?

Afin de m’assurer qu’elle s’adresse à moi, je m’approche. Une vieille bique me scrute de ses yeux noirs, derrière des culs de bouteilles accrochés à une chaînette dorée. Elle me fait penser à un rat-taupe. Son gilet bleu marine à l’air d’être aussi âgé qu’elle, et aussi élimé. Sa voix nasillarde résonne à nouveau alors que je la fixe, perdue dans mes songes sortis tout droit d’un documentaire animalier :

— Vous ne m’avez pas entendue ? J’ai demandé « c’est pour quoi ? »

Et le bonjour ? Il s’est barré sous le fauteuil ?

Agacée par son manque de politesse, je réponds sèchement :

— Si, mais puisque vous êtes cachée, je ne savais pas que vous me parliez.

— Vous êtes la seule à ne pas faire partie du personnel, ici, couine l’animal fouisseur.

Pas faux.

— Je viens voir maître Millebrenière. J’ai rendez-vous à quatorze heures trente.

— Vous avez une pièce d’identité ?

Je lui donne, et elle rentre quelques informations sur son ordinateur hors d’âge. Je note au passage que son clavier, supposé blanc, montre de grosses traces de crasse sur les touches qu’elle utilise le plus souvent. En attendant qu’elle ait terminé, je détaille son visage maigre et ridé, ses cheveux coupés dans un carré presque strict, et les lunettes qui tombent sur son nez fin et hyper pointu. Ça doit être pratique pour fouiner dans les affaires des clients. D’ailleurs, j’ai la sensation qu’elle devrait être à la retraite depuis bien longtemps. La frustrée du bulbe regarde par-dessus ses binocles pour comparer la photo de mon document officiel, et mon faciès. Après plusieurs va-et-vient entre ma carte et moi, elle finit par lâcher :

— Vous avez changé…

— Vous aussi, sans aucun doute. Dix ans de moins, ça ne passe inaperçu chez personne !

Dans un raclement de gorge me signifiant qu’elle n’a pas apprécié ma répartie, elle déclare, sur un ton acerbe :

— Vous êtes en retard. C’était quatorze heures.

Merde…

— Je vais quand même voir maître si Millebrenière peut vous recevoir, mais ça m’étonnerait. On ne fait pas attendre les notaires comme ça, ça ne se fait pas ! Il est très occupé, en plus ! Il a beaucoup de travail et il repart demain soir.

Tout en tordant et en pinçant sa bouche absente, elle appuie sur une touche d’un vieux téléphone filaire gris-noir.

Je l’entends parler à quelqu’un, et visiblement, ça ne se passe pas aussi bien qu’elle l’imaginait. Après avoir raccroché, elle m’annonce :

— Vous avez de la chance, il n’est pas encore rentré de son déjeuner.

L’occasion est trop belle pour que je me taise :

— On ne fait pas attendre les clientes comme ça, ça ne se fait pas ! Moi aussi, je suis très occupée, en plus ! Et j’ai beaucoup de travail, même si je ne repars pas demain soir !

La clerc qui ne voit pas clair me propose de m’asseoir, ce que je décline, par prudence.

Annotations

Vous aimez lire Virginie Favre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0