CHAPITRE 13 (1/5)

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Dès le mardi matin, à sept heures et huit minutes, un appel téléphonique me sort de mon presque sommeil. Il est trop tôt pour moi. J’ai arrêté de bosser sans horaires, donc j’appuie sur le bouton « refuser ». Mon correspondant tombe sur le répondeur. Evidemment, la curiosité me pousse à écouter le message aussitôt. Une voix masculine, grave et triste à la fois, légèrement tremblotante, se fait entendre, et il me semble la reconnaître :

— Allo, c’est « la pierre », je suis le frère de « Kaïra ».

Ah ben oui, tu m’étonnes que je m’en rappelle !

— On s’est un peu pris la tête d’ailleurs, je ne sais pas si vous vous souvenez.

Ah si ! Si, si ! Je revois bien la scène ou ta mère m’a carrément sauvé la vie.

— Hum… je suis désolé pour ça, au fait.

Euh… Hein ? C’est le même colosse qui parle, là ?

— Maman… maman est partie rejoindre la Vierge et son fils au paradis, soupire-t-il, et euh… elle… elle voulait que ce soit vous qui vous occupiez d’elle. Rapport au boulot que vous avez fait pour mon frère. Elle a aussi laissé une lettre pour vous. Voilà. Rappelez-moi.

Ben merde, alors… je ne m’attendais pas à un truc pareil ! Le téléphone sonne à nouveau et le même numéro s’affiche. Je campe sur mes positions : trop tôt pour moi. Je suis toujours dans mon lit, et il me faut du temps pour me sortir de l’état comateux qui m’habite depuis plusieurs jours. Je suis crevée, je ne dors pas, ou très peu, et je suis prise d’une flémingite hyper aiguë. Il laisse un nouveau message :

— Ouais, euh allo, c’est encore « la pierre ». J’ai oublié de vous donner mon numéro. Euh c’est euh… attendez.

J’entends qu’il s’adresse à quelqu’un d’autre :

— Oh ! Ziquette ! Ziquette ! Oh ! C’est quoi mon numéro, gros ? Vas-y marque-le là, sur la nappe en papier.

Je décoche un sourire. Ce grand benêt qui tente de faire peur à tout le monde n’est pas foutu de retenir son numéro de téléphone, d’autant qu’il est affiché sur mon écran en « appel manqué ». Après un blanc, il reprend :

— Ouais, euh… allo, pardon, c’est euh… 07.47… euh gros ! C’est quoi, ça ? Un 9 ou un 0 ? Hein ? Un 8… putain, Ziquette ! Donc c’est le 07.47.88.21.10. Voilà, bon, ben, comme vous vous en doutez, c’est urgent. Maman doit être enterrée après-demain. On doit la veiller à partir d’aujourd’hui, et à l’hôpital, ils refusent qu’on rentre dans sa chambre. Ils veulent qu’on attende qu’elle soit à la maison funéraire. Je vous préviens, faites vite, sinon…

Il raccroche. Il m’a fait ma journée, celui-là ! Je suis morte de rire ! Il joue à quoi avec ses menaces qui n’impressionnent que lui ? Il me fait nettement moins peur que la première fois, ce benêt ! Une heure trente plus tard, histoire de le laisser mariner un peu, je suis fin prête et je le rappelle. Étant donné que c’était une amie de mamie, et qu’elle avait pris ma défense, je décide de m’occuper d’elle en premier. Bon, j’avoue, c’est aussi, peut-être – surtout – parce qu’il a une lettre pour moi et que je suis curieuse.

À neuf heures trente presque tapantes, j’arrive aux pompes funèbres. Je prends soin du mieux que je peux de la vieille dame, et cache parfaitement toute trace de cancer. Je lui redonne un teint frais et lumineux, elle est encore plus radieuse que lors de notre première rencontre.

Le moment arrive où je me présente à la famille, et la même sinécure se reproduit : des femmes qui gémissent et se lamentent en sanglotant, des hommes qui discutent. Cette fois, certains chantent et sont armés de leur guitare pour chasser le mauvais œil et rendre hommage à la défunte. J’ai une pensée pour « La mamma » de Charles Aznavour. « La pierre » s’approche de moi, il est en larmes et se jette dans mes bras en pleurant comme une fillette. Jamais je ne l’aurais cru capable d’un tel geste. Je me sens toute petite contre ses muscles gonflés aux hormones, un peu trop bodybuildés et recouverts de tatouages. Lorsqu’il se calme, il me regarde, droit dans les yeux, me tient fermement par les épaules :

— Elle est belle. Vous l’avez rendue digne et magnifique, ma maman. Si vous saviez comme je l’aime…

Et c’est reparti pour une salve de sanglots en mode grosse brute chamallow. Je n’ai qu’une envie, c’est de lui réclamer la lettre. Miraculeusement, je parviens à me retenir. Enfin… pas longtemps. Quelques secondes.

— Vous… vous m’avez parlé d’une lettre que votre mère vous aurait laissée pour moi…

En reniflant et en s’essuyant les yeux de ses gros doigts aux ongles noirs et jaunes, il répond :

— Ah oui, c’est vrai.

Il sort une enveloppe chiffonnée de sa poche, et me la tend avec un sourire forcé. Je lui rends son rictus, et annonce mon départ. Un autre homme de la famille l’interpelle, il a juste le temps de me serrer les deux mains, accompagnant son geste d’un signe de tête en guise de remerciement.

Je me dépêche de remonter dans ma voiture. Fébrile, je décachette le courrier et me lance dans la lecture :

« Chère Zoé,

Je ne peux, par respect pour votre grand-mère, vous dévoiler tout ce que nous avons vécu, et surtout subi, ensemble. Malgré les années et la vie qui se sont acharnées à nous séparer, nous avons été… très proches.

Ce que je ne vous ai pas dit lors de notre rencontre, c’est que quand nous nous sommes retrouvées, Henriette m’a tout raconté de vous. Je vous rassure tout de suite, j’emporte ce secret dans ma tombe, je n’ai jamais rien divulgué à qui que ce soit, dormez tranquille.

Sachez simplement qu’elle vous aimait, plus que tout, telle que vous êtes. Un jour où nous pleurions ensemble à cause de… non, oublie ça (j’imagine que ça ne te dérange pas si je te tutoie), un jour, donc, elle m’a expliqué que tu n’étais plus l’enfant qu’elle avait connue, et qu’elle avait du mal à te comprendre. Elle ne te reconnaissait plus, disait-elle. C’est à cet instant qu’elle s’est confiée. Tu devais avoir dans les dix-huit ou vingt ans, je crois. En tout cas, peu importait pour elle, ton bonheur comptait avant tout. Elle t’aimait malgré ce que tu as fait. Yéyette était une belle personne, tu l’es aussi, tes yeux parlent pour toi. Prends soin de toi, ma fille. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appel mon fils “la pierre”. Il est un peu bourru, mais c’est un ange. Je lui ai donné les directives qu’il fallait.

Avec ce que tu as vécu, tu auras sans doute envie de faire appel à un protecteur, à un moment où à un autre. Il ne connait rien de ton secret, mais sois certaine qu’il répondra présent. C’est un bon gars et de toute façon, je ne lui ai pas laissé le choix.

Bien, je dois te quitter, la grande faucheuse arrive à grands pas et j’ai encore pas mal de choses à régler.

Adieu, et rends-moi présentable STP, j’ai toujours été coquette. »

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