CHAPITRE 10 (3/4)

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Tout en reniflant bruyamment, et en acceptant le mouchoir jetable que la psy me tend, je réponds :

— Je sais. Je ne leur en veux pas. C’est à moi que j’en veux d’être aussi nulle. D’avoir été aussi naze toute ma vie. J’ai l’impression d’être un électron libre qui cherche désespérément à s’accrocher à un atome qui le rejette et le repousse sans cesse. C’est sans doute pour ça que je préfère les morts. Au moins, eux, ils ne me jugent pas.

— Je vois. Comment pourriez-vous vous définir en quelques mots ?

— Dans le désordre : pleine culpabilité, paradoxale et contradictoire.

— La culpabilité, je l’avais à peine remarquée, sourit-elle pour alléger l’atmosphère. En ce qui concerne le paradoxe, d’après ce que vous me racontez, vous paraissez, effectivement, aller naturellement à l’encontre de toute norme, même si vous tentez de vous y conformer. Quant à la contradiction, elle semble découler de votre mode de votre fonctionnement.

Aurélie soupire de compassion et reprend :

— Écoutez, avant que vous ne vous engagiez plus avant dans la thérapie, j’ai une proposition à vous soumettre. J’aimerais que vous passiez un test psychométrique. Cela permet de mesurer le quotient intellectuel, le fameux QI.

— Vous pensez que je suis limitée ? Je m’y attendais un peu, j’imagine. Surtout vue ma mémoire complètement volatile…

— Non, ça serait plutôt l’inverse. Je ne peux pas en être certaine avant le calcul des résultats finaux, mais disons que vous en présentez des particularités, et que cela pourrait expliquer certaines choses. Nous en reparlerons le moment venu. Cependant, je dois vous informer que, malheureusement, c’est assez cher et non remboursé. Autant vous prévenir, mon tarif est de trois cent cinquante euros.

Bon, il me faut du temps pour comprendre et intégrer cette éventualité. Nous terminons l’entretien en discutant des modalités de ce test, la manière dont il va se dérouler, etc. Je décide de prendre rendez-vous. Après tout, je ne risque pas grand-chose. On se voit vendredi soir à dix-sept heures « précises ». Pour cela, je ne peux rien garantir.

En quittant le cabinet d’Aurélie Irvin, je passe par l’hôpital pour visiter Fathia, car j’avais posé ma journée. J’ai bien fait, d’ailleurs, parce qu’émotionnellement, je suis un peu secouée.

L’évolution de son état se poursuit, lentement. Une infirmière croit bon de m’indiquer qu’on ne se réveille jamais d’un coma comme dans les films américains, et que plusieurs jours, voire semaines, sont parfois nécessaires. Merci, mais je ne suis pas conne à ce point… Ma visite terminée, je rentre et je me défoule sur mon tapis de course. Je m’étonne moi-même : trente minutes, à six kilomètres-heure, c’est une véritable prouesse ! Une fois la douche prise, j’attrape la toile que j’avais déjà apprêtée au gesso, et commence à peindre. Comme modèle, j’ai choisi l’une de mes paires de Louboutin : un escarpin rouge sang, sur fond noir. Très sexy, très féminin. Mon pinceau glisse si facilement sur le lin que j’ai la sensation que Willem van Veldhuizen, un peintre néerlandais hyperréaliste, m’habite durant presque deux heures. Ce type-là est un vrai grand génie. Lorsque j’en ai assez, et que je sens que je ne pourrais rien faire de mieux aujourd’hui, je me cale devant mon ordi avec la ferme intention d’accéder à mes comptes. J’ignore ce qui me pousse à faire ça, mais auparavant, je décide d’aller sur mes mails pour voir si j’ai des nouvelles de mon magicien. Rien. En même temps, je ne m’attends pas vraiment à en avoir. Pourtant…

Pfff…, laisse tomber Zoé, redescends de ton nuage et arrête de croire aux princesses. Le fait qu’il puisse s’intéresser à toi est aussi probable qu’une belette à tête de licorne qui mangerait des éléphants montés sur une fourmi rasta en bikini.

Dépitée par la puissance de ma propre bêtise, j’accède à ma banque en ligne. Oh la vache ! Quelle grosse surprise ! J’ai treize euros et six centimes sur mon compte ! Ça fait des années que je n’ai pas eu un solde positif. Le banquier doit se demander ce qui se passe ! Un coup de sonnette me sort de ce bref moment de liesse absolue. Je me lève et vais ouvrir :

— Oh ! Monsieur et madame Vartigue ! Quelle surprise ! Qu’est-ce qui vous amène ?

Mon concierge et sa femme ont l’air très embêtés, et chacun triture ses « propres » doigts. C’est la première fois depuis huit ans que j’habite ici, qu’ils montent me voir. Jean-Jacques prend la parole, soutenu moralement par son épouse qui lui donne un petit coup de coude presque discret, valant un « top départ ».

— Bonsoir, madame Zoé. Voilà euh… hum… « Qui vous savez » au quatrième, nous a rapporté que vous aviez de gros ennuis.

D’un air surpris, je rétorque :

— Ah bon ? Comment ça ?

— Il paraît que vous avez eu la visite d’un huissier de justice, murmure-t-il, tandis que sa femme se mord les lèvres nerveusement.

— Je vois, entrez, je vais vous expliquer.

Tout en passant la porte, ils m’assurent ne pas vouloir me déranger. Ils ont l’air tellement gênés pour moi, c’est touchant. Dès que j’ai refermé derrière eux, mon concierge reprend :

— Vous savez, on n’a pas beaucoup de moyens, mais, mon épouse ici présente, et moi-même, on a calculé, et on peut vous dépanner de trois cents euros.

Stupéfaite, je m’apprête à répliquer. Je n’en ai guère l’opportunité, car d’un geste de la main, il m’arrête :

— Non, non, ne refusez pas, je vous en prie. Avec tout ce que vous faites pour nous, c’est la moindre des choses. On sait bien que ça ne suffira pas, c’est sûr. Alors on a envisagé de monter une cagnotte, sauf qu’on n’a pas encore eu le temps.

Les larmes submergent mes yeux, la fatigue, les hormones et mes émotions ont raison de toute ma raison.

— Monsieur et madame Vartigue, c’est… c’est… très euh… touchant, déroutant et euh… enfin, je n’ai pas de mot pour vous remercier, rassurez-vous tout est arrangé à présent.

Voyant le visage dubitatif du couple, j’ajoute :

— Je vous le promets. C’est vrai que j’ai eu un passage un peu délicat, qui est derrière moi, maintenant.

Et ça, c’est la pure vérité.

Cette fois, c’est madame J. J. qui prend la parole :

— Vous êtes sûre ? Vous ne dites pas ça pour qu’on ne s’inquiète pas ?

— Juré !

— On est au courant, vous savez… pour…

Mon sang se glace.

— Pour ?

— On sait que vous n’avez plus de famille, réplique-t-elle, alors, c’est normal qu’on s’entre-aide.

Je souris tendrement, en guise de remerciement, et les prends dans mes bras. Afin de ne pas trop m’épancher, car je risque de m’effondrer, je leur propose l’apéro. Je sens bien que monsieur aurait accepté, mais que madame l’en dissuade en jetant un œil au bidon masculin bien tendu.

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