CHAPITRE 10 (2/4)

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Le mercredi matin, j’arrive avec treize minutes de retard chez la psy. J’imagine qu’elle ne s’en apercevra pas, ces gens-là sont toujours à la bourre. Lorsque sa porte s’ouvre, je n’ai pas encore eu le temps de m’asseoir. Grillée.

— Ah ! Zoé, c’est bien cela ?

— Euh, oui, euh… bonjour.

— Bonjour ! Je vous attendais ! Entrez.

Je suppose que c’est un reproche, pourtant la voix joviale de cette grande blonde aux yeux noisette m’en fait douter. Je la suis, et scrute attentivement la petite pièce gris perle dans laquelle je me faufile. La peinture s’écaille par endroit, le lieu se montre austère, et est orné de quelques tableaux bon marché. Mouais, pas très engageant, ce cabinet. Il est plus froid qu’une tombe. Je m’installe sur une chaise en plastique blanc, devant un bureau en imitation pin. Clairement, on voit que les moyens financiers diffèrent de ceux de ma psychiatre, il en est de même pour le goût de la déco et de l’esthétique. Aurélie Irvin se place à son tour dans son fauteuil en faux cuir, attrape son ordinateur portable, chausse ses lunettes roses, et entame :

— Alors, que puis-je pour vous ?

— Je l’ignore.

— Ah…

— En fait, c’est le docteur Sandrano qui m’envoie, pour que j’apprenne à gérer mes émotions. Visiblement, c’est le bordel, là-haut, j’indique en tapotant ma tête de mon index droit parfaitement manucuré.

— C’est-à-dire ?

— Ben… je ne sais pas. C’est… c’est juste le bordel. Je ne trouve pas d’autre mot.

— Très bien, on va commencer par le début. Je vais prononcer la phrase magique, celle que les psys brandissent systématiquement : parlez-moi de votre enfance.

— Non.

Elle lève un sourcil interrogateur, auquel je réponds :

— Je n’en ai aucune envie, j’ai déjà réglé ça avec le docteur Sandrano. C’est pour maintenant que je suis là. Ce sont mes émotions actuelles qui mettent un sacré bazar dans ma vie, pas mon passé ni mon enfance.

— Votre passé conditionne votre présent, qui conditionne votre futur. Et comme le présent n’existe pas, il vaut mieux consolider les fondations avant de bâtir votre maison. Je ne vous demande pas de me livrer le plus inavouable de vos secrets. Il s’agit simplement de me dire quel genre d’enfant vous étiez, pour commencer, au moins.

Je souffle pour montrer ma mauvaise volonté et finis par lâcher :

— Différente.

— C’est-à-dire ?

— Je m’isolais toujours, j’étais sans ami. Durant les récréations, je recherchais la solitude.

— Pourquoi ?

— Parce que les autres enfants me frappaient, me crachaient dessus, se moquaient de ma maigreur, me tiraient les cheveux. Le vrai bonheur, quoi !

— Je vois… et en classe ?

— Je parlais tout le temps avec ma voisine, mais jamais pendant les pauses. Je me souviens que la maîtresse me collait du scotch sur la bouche pour que je me taise. Il me suffisait de l’humidifier avec le bout de ma langue, et je pouvais continuer la papote avec le ruban adhésif encore en place.

— Vous aviez quel âge ?

— J’étais en maternelle. Ça a perduré jusqu’en CM 1, l’année où on a arrêté de me scotcher la bouche.

— Vous étiez maligne !

Je hausse les épaules et réplique :

— Pas tant que ça : les autres m’ont toujours trouvée stupide et inintéressante.

— Et qu’en pensaient vos maîtresses ?

— Surtout en CP, elle me demandait souvent de répéter ce qu’elle venait de dire. Systématiquement, je répétais. Systématiquement, elle me répondait : « Zoé, ce n’est pas parce que tu es capable de suivre deux conversations à la fois que c’est pareil pour tout le monde ».

— Vous vous ennuyiez ?

J’éclate de rire :

— Vous n’avez pas idée ! Et pourtant, j’étais loin d’être la première de ma classe. Je me contentais de résultats moyens. Jamais je n’aurais voulu être en tête, j’avais assez de problèmes comme ça !

La psychologue note frénétiquement sur son PC, la moindre de mes paroles. Je serais bien incapable de taper aussi vite sur un clavier ! Levant le nez vers moi, elle questionne encore :

— Et vous ressentiez quoi ?

Une pointe douloureuse torture ma poitrine, et je sens les larmes qui montent. Je respire profondément pour les refouler.

— C’est drôle, tant de personnes semblent se souvenir de leur enfance avec nostalgie et beaucoup aimeraient « retourner à l’âge tendre ». Je peux vous assurer que moi, non. Surtout pas. J’ai toujours eu la sensation de ne pas me trouver à ma place.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’existais qu’en fonction de ce qu’on attendait de moi, que j’avais peur de me planter et qu’on découvre à quel point j’étais bizarre. Vous savez, le train est guidé grâce à des rails pour éviter qu’il ne dévie d’une route bien tracée et surtout, sécurisée et normée. C’était pareil pour moi. Les autres étaient mes rails. Je vivais exactement en miroir du monde, sans jamais me dévoiler. Jusqu’à… jusqu’à me perdre. Je n’avais qu’une obsession : éviter qu’on me remarque, tout en priant pour qu’on m’aperçoive. Depuis mon enfance, j’apprends à maîtriser ce que je fais, ce que je dis, ce que je montre. J’apprends comment me comporter selon ce qu’on attend de moi, j’apprends les interactions, les gestes et les mots plus ou moins appropriés. J’apprends la vie sociale, en somme. Un peu comme si je devais réciter une mauvaise poésie, de celles trop compliquées pour les enfants. Malheureusement, je bute encore sur quelques (tessons) de vers.

Aurélie a cessé d’écrire et m’écoute attentivement, ses deux index appuyés sur ses lèvres.

— C’est encore le cas ?

Oh merde. Je ne m’attendais pas à celle-ci. Je baisse lamentablement la tête et regarde mes pieds. Mes mains calées sous mes fesses, je secoue mes jambes frénétiquement en un mouvement d’ouverture et de fermeture. Je me revois lorsque j’étais encore enfant, dans cette position que j’ai adoptée tant de fois. Les larmes paralysent mes cordes vocales. Muette, je fais signe que oui.

— Je comprends.

Voilà. Deux mots. Deux simples mots qui me font craquer. Je pleure comme une gamine. Et elle en rajoute, en plus !

— Vous savez, rien n’était de votre faute. C’est ainsi. Une grande majorité de personnes rejette souvent la différence. C’est certainement difficile pour vous de l’entendre, mais rien n’était non plus de leur faute.

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