CHAPITRE 9 (4/4)

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Lorsque j’arrive devant la famille, je trouve au moins une quinzaine de personnes agglutinées autour de la dépouille. D’habitude, le père Alonzo préfère limiter à cinq, le nombre visiteurs simultané, pour des questions d’hygiène. Visiblement, certaines communautés sont exemptes de ces restrictions. La mère hurle et pleure en se penchant sur son quadragénaire de fils, imité par d’autres femmes. Les hommes, quant à eux, serrent les poings et maudissent la bête qui a osé rendre justice à sa fille. Je ne peux m’empêcher de comprendre leur douleur malgré tout. On aime nos proches, quels que soient leurs actes. Un fils reste un fils. La mère m’aperçoit et se jette littéralement à mes pieds, implorant un miracle que je ne pourrais jamais faire, même si j’en avais envie. C’est la première fois qu’un truc pareil m’arrive, et j’avoue que je me sens paumée au milieu de cette smala bruyante. Un barbu s’approche de moi, il a des tatouages partout sur le visage. L’œil mauvais, il m’interpelle :

— Pourquoi t’as fait ça ? Hein ? T’avais pas le droit !

Flairant le danger, mon cœur bat plus fort. Très rapidement, je tente de trouver une solution. Comme souvent, j’opte pour le dialogue :

— Pourquoi j’ai fait quoi, monsieur ?

— Pourquoi tu t’es occupé de l’autre fils de pute qui a buté mon frère ?

Zoé, tu es dans la merde… D’ailleurs, comment il sait ça, lui ?

— Je fais abstraction des actes qu’ont commis les défunts, sinon, je ne pourrais rendre leur dignité qu’aux innocents et on est tous coupables de quelque chose.

J’ai l’impression que mes paroles sont un brin provocatrices, j’ai des sueurs froides quand il s’approche encore plus de moi.

— Ça veut dire quoi, ça ?

— Ça veut dire que si je prenais en compte la vie des gens, je n’aurais pas pu m’occuper de votre frère.

Putain… je suis incapable de la fermer, même dans des circonstances pareilles ! Je poursuis afin de rattraper ma maladresse :

— Ce que je tente de vous expliquer, c’est que je refuse de trier, parce que toutes les familles ont mal. Toutes les familles sont anéanties. Votre frère a tué, lui aussi, et pourtant, je me suis appliquée autant que possible à lui rendre sa dignité. C’est la même chose pour Borloni.

J’ai bien prêté attention à éviter le « monsieur », afin de limiter la casse. Insuffisant, si j’en juge le visage de ce colosse brun, qui vient de pâlir d’un coup. Heureusement pour moi, sa mère coupe-court. S’appuyant sur le bras gorgé d’hormone de tonton muscle pour se relever, elle persifle entre ses dents :

— Giovanni ! Comment oses-tu, alors que ton frère n’est pas encore froid ?

En fait, si, il est froid, il l’est même depuis un moment.

Le gaillard se transforme en petit garçon devant les reproches de la mamma, c’est fascinant. Il baisse la tête et murmure à peine :

— Pardon, maman.

Relevant un regard haineux vers moi, j’entends ses menaces muettes et sa colère sourde. Il me fait peur.

— Excusez-le, mademoiselle. La douleur lui retourne les tripes.

Je souris fébrilement. Elle pose les yeux sur le cadavre, et demande :

— Il est beau, hein, mon fils ?

Impossible pour moi de lui répondre que ce n’est probablement pas le mari idéal. Je me contente d’acquiescer d’un discret signe de tête.

— Vous avez fait du bon travail. La famille vous en est reconnaissante. Vous savez, je connaissais bien votre grand-mère. C’était une amie d’enfance.

Pensivement, un brin nostalgique, elle ajoute :

— J’ai souvent fait la fête avec Yéyette. On a longtemps côtoyé l’école buissonnière ensemble. Seigneur, ce qu’elle était délurée !

Je peine à croire ce que cette femme me raconte. Mamie Yéyette délurée ? L’école buissonnière ? Non, elle doit se tromper, c’était à mille lieues de mamy, ce type de comportement ! Je n’ose pas lui répondre. Elle s’approche de moi, et me confie tout bas :

— Vous savez, on a fait des trucs cochons ensemble. Oh… pas grand-chose, hein, mais des petits bisous ici.

Je rougis tandis qu’elle pointe son index en direction de son intimité. Non, là, vraiment, elle se goure de personne. En plus, raconter des choses pareilles dans des moments aussi tragiques, quelque chose m’échappe… Elle ajoute :

— Quand son mari la cognait, elle venait pleurer chez moi. Vu qu’on était sédentaires, je lui proposais souvent de s’installer à la maison. J’avais de la place puisque mon premier époux était décédé — un coup de fusil, un soir un peu trop festif — et de grands gaillards pouvaient la protéger. Elle a toujours refusé. La vie nous a séparées quand je me suis remariée avec le Terno, ça veut dire « le fermier ». C’est comme ça. On ne s’est presque plus revues. Sauf une fois, il y a une dizaine d’années, au hasard d’une rue. On a échangé des banalités deux minutes sur le trottoir, et puis on ne s’est plus recroisées. Un jour, j’ai appris qu’elle avait rejoint le Bon Dieu. Je n’ai pas osé venir aux funérailles. Si elle avait su pour mon p’tit cavo, mon pioupiou…

La pauvre pleure à chaudes larmes, et je comprends qu’elle parle de son fils. Tentant vainement de se reprendre, un mouchoir blanc brodé d’initiales indéchiffrables à la main, elle essaie de calmer une peur qu’elle devine peut-être en moi :

— Ne vous inquiétez pas pour Giovanni, je m’en occupe. Tant que je suis en vie, il ne vous fera aucun mal.

Son teint terne et grisâtre, ses doigts jaunis par la nicotine, ses joues creusées et sa maigreur ne me rassurent que très peu sur la durée potentielle de l’immunité offerte par la vieille dame. Enfin, c’est mieux que rien, et il m’aura probablement vite oubliée. Après encore quelques banals échanges de rigueur, je m’éclipse. Quelle matinée de dingue ! Je suis éreintée. Il me reste encore deux cadavres, avec des soins assez simples, et je file à l’hosto auprès de Fathia.

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