CHAPITRE 8 (4/4)

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Je m’accorde quelques minutes, et j’avale trois gouttes de mes fleurs de Bach, avant de prendre en charge mon second défunt. C’est en tremblotant que je commence ce second soin, plus simple et plus court. Seulement voilà, en trame de fond, l’histoire de cette femme, presque identique à la mienne, me perturbe encore. Comment n’ai-je pas compris du premier coup ? Grande, blonde, yeux bleus, Zora/Zoé, trois ans de plus que moi. Franchement, je m’en veux d’être à ce point aveugle ! C’était d’une évidence, pourtant ! Bon, cette fois, c’est décidé, je termine le papi décédé d’un cancer du larynx, et j’appelle la psy. Non, je l’appelle immédiatement. Clara avait raison, ça suffit mes conneries. Je n’ai aucune envie de finir comme Zora, et que mamy me fustige en me voyant arriver de l’autre côté. J’ai mon lot d’embrouilles dans cette vie, autant être tranquille quand je serai morte.

De mon sac, je sors le post-it vert indiquant son numéro, et le compose, à la fois fébrile et pressée. À peine une tonalité, et une voix enjouée et joviale répond :

— Aurélie Irvin, bonjour !

— Euh… bonjour, je vous appelle de la part du docteur Sandrano.

— Oui, que puis-je pour vous ?

— Je voudrais un rendez-vous, si possible.

— Tout est possible, vous savez, il suffit de s’en donner les moyens. Quelles sont vos disponibilités ?

— Aucune.

Elle éclate de rire, ce qui me fait sourire à mon tour.

— Ça risque d’être compliqué, dans ce cas. Jeudi matin, dix-heures ?

— OK, je note : jeudi.

— Attendez ! J’ai besoin de votre nom et de votre prénom.

— Ah oui, pardon ! Valbens V.A.L.B.E.N.S. Zoé.

— Le numéro auquel je peux vous joindre est celui qui s’affiche ?

— Oui.

— Parfait, je vous vois donc le jeudi 10 août à dix-heures. Très belle journée !

— À vous aussi, merci.

Je raccroche avec la sensation d’avoir accompli un grand pas. J’ai l’impression qu’on va bien s’entendre, elle a l’air sympa et dynamique. J’attends presque notre rencontre avec impatience. Mentalement, je remercie Zora, et je lui souhaite d’être en paix. C'est sereine, que je termine ma journée de travail, et que je rentre à la maison, apaisée et soulagée. Je lui consacre une bougie rien qu’à elle, et je me prépare à passer la nuit chez Fabien. J’ai envie d’être à la fois simple et sexy, ou simplement sexy, car je sais que nous vivons nos derniers moments ensemble. Dans deux semaines, ça sera fini. Ma bonne humeur étant revenue, je ne ressens ni tristesse ni nostalgie, je souhaite seulement en profiter à fond, tant que je le peux. Comme j'ai bien conscience que la cuisine est loin d’être mon fort, je passe prendre des sushis pour le repas. J’arrive devant la porte de Fabien, je sonne, et il m’ouvre, en caleçon. Ses lèvres s’étirent à leur maximum lorsqu’il me voit. Je pose notre repas sur la table du salon, et nous faisons l’amour. Je n’ai pas envie de perdre une seconde de ces moments que nous allons partager. Une fois comblés, nous décidons de dîner :

— Tu ne t’es pas foulée pour préparer la bouffe, remarque-t-il en éclatant de rire.

— J’ai dit que je prévoyais à manger, pas que je cuisinerai. De toute manière, crois-moi, c’est mieux comme ça.

— Je pourrais te donner des cours, si tu veux.

C’est drôle, j’ai un léger pincement au cœur. Devant mon silence, il demande :

— Tu es sûre que tout va bien ?

— Oui, ne t’inquiète pas, ça va.

Un appel de mon collègue me sort de cette conversation, que je n’ai pas envie d’avoir, et j’explique à mon hôte que je dois répondre. C'est mon collègue des "Pompes Funèbres de la Vallée" :

— Salut, Damien.

— Salut, Zoé. J'ai du taff pour toi, demain. Tu es dispo ?

— Oui, c'est bon pour moi.

— Super ! Par contre, je dois d’abord te prévenir...

— Hum… Je sens que je vais détester.

— Le gars en question est bien amoché. Accident de voiture.

— OK, ce n’est pas un problème, j’ai l’habitude.

— Oui, je sais. Le hic c’est qu'il a buté quelqu’un avant ça.

— Et ?

— Je ne vais pas tourner autour du pot, voilà l’histoire : Kaïra, de son surnom, est décédé dans une collision avec une Xantia conduite par Andréa Borloni, qui a décidé de venger sa fille unique.

— Comment ça ?

— Kaïra a fracassé la gamine de Borloni, à coup de poings, et il l'a étranglée. Il a été condamné à sept ans. Le hic, c'est qu'avec les remises de peine et sa bonne conduite en taule, il a fait un peu plus de trois ans, ce qui est insuffisant pour la famille de la petite. Fou de rage, Borloni a attendu monsieur muscles à sa sortie, et lui a foncé dessus alors qu’il s’apprêtait à monter dans sa bagnole. Juste après, papa vengeur s’est tiré une balle.

— Un beau salaud, ce Kaïra ! Je vais tenter d’en faire abstraction, de toute manière j’y suis obligée. Comment tu sais tout ça, toi ?

— Le sort s’acharne sur la veuve du chauffeur : l’enterrement aura lieu la même journée, dans le même cimetière, c'est elle qui m’a tout raconté.

— Pourquoi elle ne demande pas l’enfouissement ailleurs ?

— Borloni veut être inhumé avec sa fille. Le pire, Zoé, c’est que tu devras aussi t’occuper de lui. Donc tu auras Kaïra et Borloni en charge. Pour éviter que les familles se croisent — imagine le bordel, sinon — je t’ai loué une pièce chez mon pote Alonzo, pour y mettre l'ex taulard.

— Putain, t’es sérieux ?!

— Je n’ai pas le choix, Zoé. Les deux familles veulent que ce soit toi. Je suis désolé.

— Dis aux proches de l’autre con de voir avec un collègue.

— Pas possible…

— Et pourquoi ?

— Sa grand-mère… c’était une amie d’enfance de ta mamy, elles ont fait les quatre cents coups avant que la vie ne les sépare. Elle compte sur toi, Zozo.

Je soupire. L’image de mon adorable aïeule s’insinue dans mon esprit, je dois le faire pour elle.

— Alors, oriente la veuve vers quelqu'un d'autre.

— Je ne peux pas non plus. C'est les vacances, et les tanatos que je connais se sont fait la malle au soleil... Comprends-moi...

— C'est pas vrai... je vais encore devoir me taper cette connasse de Sophie. J’avais juré que je n’y mettrais plus les pieds !

— Tu sais ce qu’on dit : « ne jamais dire jamais »

Je soupire d’exaspération. C’est vraiment le genre de truc qui me fout en rogne et peut gâcher ma soirée. Pour tenter d’apaiser une colère que Damien sent monter, il se croit obligé d’ajouter :

— C’est la rançon du succès, le revers de la médaille.

— Tu vas me balancer toutes les expressions que tu vas juger appropriées à la situation ?

— Je te le redis, Zoé, je suis désolé, je n’avais pas le choix.

— Bien, je commencerai par le père. L’autre con attendra.

— Merci, ma belle. Tu es géniale, ne l’oublies pas.

— Moi aussi, j’ai une citation pour toi, elle est d’un auteur espagnol dont j’ai zappé le nom : « Il peut y avoir un coup de poignard sans flatterie, il y a rarement de flatterie sans coup de poignard. »

Je perçois un rire gêné et forcé, et nous raccrochons. Je refuse que demain m’empêche de profiter de ce soir. Je retourne auprès de Fabien, ma colère s’envole.

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