CHAPITRE 8 (3/4)

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Il est temps pour moi de procéder à sa toilette. Je la savonne, la shampouine et la rince à grandes eaux. Elle m’interpelle vraiment. Pourquoi ? Je ressens l’évidence sans parvenir à l’analyser. La famille attend pour la voir, je dois garder cela à l’esprit, et éviter de me disperser. J’insère des tampons d’ouate au niveau de sa gorge et de son anus, afin que ni fluide ni gaz ne s’en échappent lors des manipulations ultérieures de son corps. Je ligature ensuite sa bouche, que le poids de la mandibule laisse systématiquement ouverte. Puis, j’enduis son visage de crème hydratante, car une peau sèche peut brunir, et empêcher un aspect reposé, si précieux pour les proches. J’insiste sur les endroits les plus sensibles : les lèvres et les paupières. Afin d’éviter que celles-ci ne s’affaissent du fait de la perte des liquides, j’y insère une petite coquille en plastique pour les soutenir. Je la fixe :

— Que veux-tu me dire, Zora ? J’ai l’impression qu’on se connaît, pourtant, ce n’est pas le cas. Allez, on est entre nous, il n’y a personne d’autre que toi et moi. Raconte-moi. Fais-moi comprendre. Je peux t’aider, j’en suis sûre.

Je murmure presque, comme pour sceller entre nous une bulle de complicité invisible et imaginaire.

Devant son manque évident de coopération, je soupire et poursuis le soin. Pour cela, je pratique une incision, d’environ quatre centimètres, dans l’artère carotide. J’y introduis une canule reliée par une tubulure, à une solution de formol que je vais injecter. Je me félicite d’avoir investi dans une pompe électrique, ce qui me permet de ne plus chercher à poser ce bidon de presque neuf kilos en hauteur pour jouer avec l’apesanteur. Je pratique une seconde incision, dans l’abdomen cette fois, entre le nombril et la pointe du sternum. J’y place une seconde sonde, reliée, elle, à un contenant à usage unique, et qui servira de point de sortie des fluides corporels. Je les incinérerais quand tout sera terminé. Je mets la pompe en route, et de cette façon, le formol injecté par le cathéter d’entrée pousse les liquides qui s’évacuent par l’autre drain. Ce procédé vise non seulement à conserver le corps en bon état, mais également à atténuer énormément, voire à faire disparaître, la lividité cadavérique. Une fois cette opération achevée, il me faut réorienter la canule de sortie, vers les différents organes. Ceci permet de libérer les gaz présents dans les viscères digestifs, évitant, de fait, la fermentation. Puis, j’injecte une solution désinfectante, afin d’empêcher une prolifération trop rapide des germes, et donc une décomposition prématurée de la dépouille.

Je soupire encore. Quelque chose me tracasse... qu’est-ce que ça peut bien être ? Je n’ai guère le temps de m’attarder, je dois maintenant suturer, nettoyer et assécher les incisions. Je masse toutes les parties du corps de cette défunte déroutante, plus longuement qu’à l’accoutumée, perdue dans mes pensées. Je m’emploie à ne rien oublier, des oreilles aux orteils. Ceci permet d’atténuer la rigidité cadavérique, et d’enfiler plus facilement les vêtements que la famille m’a fourni : un string blanc en lycra avec le soutien-gorge assorti, une jolie robe blanche à manches courtes, ornée d’arabesques en dentelle, évasée à partir de la taille, et une paire d’escarpins à talons, de la même couleur. Je consacre quelques minutes à une manucure sommaire, puis, délicatement, je dépose ses mains sur son abdomen. Je sèche ses cheveux encore humides, je la coiffe, repasse une fine couche de crème sur sa peau. À l’aide de la photo, je maquille le visage et les mains de cette femme superbe, désespérément muette, car ce sont les seules parties que les proches pourront voir. Je sais bien que les morts ne parlent pas, au sens strict du terme, en revanche, je crois qu’ils peuvent communiquer par d’autres canaux, d'autres circuits. Pour finir, j’attache un échantillon du produit à base de formol que j’ai utilisé, au niveau de son orteil, aux fins de traçabilité. J’informe les pompes funèbres que Zora est prête, afin qu’ils la déposent dans son cercueil blanc, à l’intérieur comme à l’extérieur. Tout est parfaitement immaculé, de la bière aux habits. On dirait un ange descendu sur Terre. Après un dernier regard un peu désappointé en sa direction, ils l’emmènent pour l’exposer au salon funéraire de l’hôpital. Une fois qu’elle y est installée, et que je me suis changée, je vais chercher les proches pour les en avertir. Ils ont demandé expressément à ce que je m’occupe de Zora. Il est donc indispensable que je me présente à eux. C’est une question de respect. En entrant, je salue d’un religieux :

— Madame, monsieur, j’ai terminé. Si vous voulez aller la voir…

Je ne dis jamais « bonjour », parce que pour la famille, ce n’est que très rarement un « bon jour ». Je ne dis jamais « au revoir », non plus, puisque cela signifie « au plaisir de vous revoir », et là, aussi, c’est rarement le cas.

Sa mère s’approche à petits pas, le regard plein d’appréhension. Son mari lui tient le bras, de peur qu’elle ne s’effondre. Lorsqu’elle découvre sa fille, elle se tourne vers moi, et de grosses larmes roulent sur ses joues pâles :

— Elle est magnifique, elle semble dormir. Merci…

Je ne peux que répondre par un sobre signe de tête, empli de compassion. Je sais à quel point garder une belle image d’un défunt peut faciliter le deuil. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce métier. Je m’apprête à me retirer discrètement, à la fois fière et triste d’avoir accompli mon travail du mieux possible, quand elle ajoute :

— On nous a recommandé de faire appel à vous. Même si on aurait préféré ne jamais vous connaître, merci de nous l’avoir redonnée si belle. Elle est… reposée. Davantage que lorsqu’elle était en vie.

— C’est moi qui vous remercie pour votre confiance.

— Vous savez, cela faisait des années qu’elle allait mal. On voyait bien, nous, que la dépression la guettait. On a longtemps insisté pour qu’elle aille consulter un psy, ou tout autre thérapeute qui aurait pu l’aider. Malheureusement, elle a toujours refusé. C’était une véritable tête de mule. L’idée qu’elle puisse commettre un tel acte nous terrifiait, pourtant nous étions certains que cela finirait par arriver. Nous sommes restés impuissants face à sa descente aux enfers. Parfois, elle allait bien ; parfois, elle sombrait dans un gouffre sans fond. Quand l’hôpital nous a appelés pour nous informer qu’elle avait ingéré des médicaments, on a compris que tout était terminé. Zora ne faisait rien à moitié.

J’ai la sensation de prendre un coup de poing monumental et mon souffle se fait court. Je dois cacher mes émotions, à tout prix. Cette fois, le message est clair. Elle avait bien quelque chose à me dire, et elle a réussi. Je bafouille un « je suis désolée » aussi inutile que pathétique, et lâche un dernier « Madame, monsieur » solennel. Je sors du salon funéraire, complètement chamboulée. Ce n’est pas moi qui pouvais l’aider, c’était l’inverse !

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