CHAPITRE 8 (2/4)

5 minutes de lecture

Moi : Non.

Sa réponse arrive presque instantanément : une émoticône qui pleure et un cœur brisé. Je soupire. D’habitude, je refuse de sortir davantage que cinq ou six soirs avec le même homme. Après réflexion, et très exceptionnellement, je lui laisse deux semaines supplémentaires. Pas plus. Je dois absolument m’y tenir, y compris si je me sens bien avec lui. C’est trop dangereux, nous ne devrons pas continuer.

Moi : OK, tu me manques juste un mini peu. Pas trop.

Fabien : Un problème entre nous, princesse ?

Moi : Non.

Fabien : Je te laisse tranquille ? Tu dormais ?

Moi : Non/Non

Fabien : Je t’appelle ?

Moi : Non

Fabien : Heureusement que je ne te demande pas en mariage !

Moi : Hein ????????????

Fabien : C’est de l’HUMOUR, pour voir si tu pouvais répondre autre chose que « non »

Moi : Ah…

Fabien : Tu n’es pas très loquace... Tu es sûre que ça va ?

Moi : Oui.

Fabien : On se voit demain alors ?

Moi : OK.

Fabien : Je viens chez toi ?

Moi : Non !

Hors de question qu’il sache où j’habite. Je refuse toute complication quand je mettrai un terme à notre relation. Je n’ai aucune envie d’avoir un mec qui me harcèle et se plante devant mon appartement. Ça m’est déjà arrivé et ça m’a servi de leçon. N’ont le droit de passer cette porte uniquement ceux avec qui je ne couche pas, ou pas plus d’une fois.

Fabien : Écoute, ma belle, je ne veux pas te soûler. Je vais te laisser tranquille, d’ac ?

Moi : Chez toi 20 h. Je prévois de quoi manger, histoire de me faire pardonner pour ce soir.

Fabien : Il faudra trouver mieux qu’un bon petit plat… ;-)

Moi : Je devrais pouvoir trouver 1 ou 2 arguments. A demain.

Fabien : Je t’

Quoi ???? Non, mais, il va où, là ? Un autre message arrive aussitôt :

Fabien : embrasse. Désolé, mauvaise manip.

Je préfère ça… Je respire profondément, et je vais me coucher. Mes nuits sont toujours aussi mouvementées malgré mes tentatives d’apaisement. Il est trois heures six quand je ferme les yeux, jusqu’au petit matin.

Le réveil aux aurores est très difficile. Un texto reçu à l’aube m’informe que je dois me rendre à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière afin de prendre en charge les quatre cadavres qui m’y attendent. Lorsque j’arrive, je me prépare avec beaucoup de précautions, comme d’habitude : blouse, surblouse, charlotte, gants, masque chirurgical et lunettes de protection. J’ouvre ensuite mes deux mallettes, et je suis prête à débuter. La première dépouille par laquelle je commence ma journée me perturbe dès que je dézippe le sac mortuaire. C’est une très belle femme, grande, blonde, cheveux longs, yeux bleus sur la photo qu’on m’a donnée, trente-neuf ans, un corps presque parfait. Je sens sa présence. Elle est là. Je sais que je suis barrée et que mon esprit peut divaguer très loin, à tel point que parfois, ça me fait peur. Cependant, je reste convaincue qu’il existe un truc après la mort. D’ailleurs, je parle souvent aux défunts, notamment à mamie qui, j’en suis sûre, m’envoie des signes que je refuse de suivre. Cette fois, c’est particulier. C’est comme si cette femme voulait communiquer avec moi. Je caresse son visage, et un frisson presque agréable parcourt ma nuque, tel un foulard de soie qui me frôlerait la peau. J’ai la sensation de déjà savoir ce qu’elle essaie de me dire, sans accepter de le comprendre. C’est étrange. C’est la première fois qu’un truc pareil m’arrive. Je tente de passer outre, et débute les soins.

J’observe attentivement la trépassée, prénommée Zora, afin d’apprécier la rigidité et la lividité cadavérique, l’avancée de la déshydration, ainsi que d’éventuelles lésions. Elle ne semble pas abîmée, c’est déjà ça. Je la dénude intégralement, et, armée de mon flacon vaporisateur, je m’attelle à la désinfection externe du macchabée. Je remarque cinq superbes tatouages : une rose dont les épines ensanglantées ont l’air vivantes, sur la cheville droite ; un soleil qui pleure à chaudes larmes, sur le deltoïde droit ; la symbolique d’Adam, d’Eve, du serpent et de la pomme barrée d’un délicat « freedom forever », au milieu du dos ; « Never again », dans une écriture alambiquée et torturée, sur les reins ; et une fleur de lotus, surmontée du « ohm », à l’intérieur du poignet gauche. Je m’attarde sur les détails, et je les trouve extrêmement bien réalisés. Depuis plusieurs mois, j’envisage d’orner ma peau de ces bijoux indélébiles. Comme à mon habitude, j'entame une discussion à sens unique :

— Salut Zora, je m'appelle Zoé. C'est moi, qui vais m'occuper de toi aujourd'hui. J'imagine que tu ne vois aucun inconvénient si je te tutoies ? Tes tatouages sont superbes. Beaucoup pensent que c’est une mode qui passera. Je suis persuadée de l’inverse. Et toi ?

— ...

— Mouais. Rassure-toi, je n'attends aucune réponse de ta part. D'ailleurs, ça me ferai même bien flipper si tu te mettais à parler. Quoique, j'en serais ravie pour ta famille. Dis-moi, tu sais que le tatouage existe depuis bien longtemps ? Il tient son nom du mot tahitien « tatau » qui signifie marquer, ou désigner. Au néolithique, on lui prêtait déjà des vertus thérapeutiques, trois mille cinq cents ans avant notre ère. Plus tard, ce fut pour des raisons religieuses (en Thaïlande, notamment), qu’on le portait. Le judaïsme, l'islam et le christianisme interdisent formellement cette pratique, quoique ce dernier aie finit par le tolérer. Au fil du temps, il a servi aux différenciations entre les groupes, comme les Maoris, pour qui il distinguait les classes sociales, ensuite ce fut au tour des esclaves et des prisonniers d’être ainsi marqués. Pas cool, hein ? Les juifs l’ont été, sur l’avant-bras gauche, avec leur numéro de déporté du camp d’Auschwitz Birkenau, tandis que les nazis arboraient la lettre de leur groupe sanguin. En France, à la libération de la Seconde Guerre mondiale, les « collabos » étaient parfois affublés d’une croix gammée indélébile sur le front ou le bras. Tu vois, à cette époque, c'était vraiment pas top de se faire tatouer, hein ? Tu en penses quoi ?

— ...

— Tu as raison. Moi non plus, ça n'aurait pas été mon  truc. En réalité, c’est dans les années quatre-vingt-dix que le tatouage s’est vraiment démocratisé, d’abord en vue d’appartenance à un groupe, notamment dans les gangs et dans les prisons. Certains adolescents et certaines tribus, en ont également fait un rite de passage. De nos jours, les raisons peuvent être purement esthétiques ou symboliques. Ces dessins, parfois absolument sublimes, sont de plus en plus utilisés dans le domaine médical, lors de mammoplasties, par exemple. De véritables artistes parviennent à créer d’incroyables trompe-l’œil de l’aréole et du mamelon disparus. Cela aide énormément à la reconstruction psychologique de ces personnes qui se sentent souvent mutilées et privées d’une part de leur féminité. Tu savais tout ça ? Je t'en apprends sûrement sur un sujet dont tu te fous absolument !

— ...

— C'est bien ce qui me semblait... En tout cas, j’ignore ce qui t'a poussé à te faire tatouer les tiens. Même si je les trouve extrêmement bien réalisés, je t'avoues que celui que tu as au niveau des reins me laisse un goût amer et une sensation de malaise pesante. Bon... si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'abandonne cette conversation totalement inutile.

Je me recentre sur mon travail, à proprement parler.

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