Chapitre 6 (5/5)

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Je m’installe dans le fauteuil en microfibre grise, tandis qu’elle se place derrière son bureau. Elle attrape un paquet de petites fiches rectangulaires et horizontales sorties d’un autre temps, mon dossier parmi ceux de mes congénères, classés par ordre alphabétique, puis elle chausse ses lunettes. Elle la parcourt rapidement et me jette une œillade pleine de reproches. Elle m’indique que ma précédente visite date d’il y a presque deux ans, beaucoup trop, au vu des circonstances qui m’ont amenée à la consulter. Elle replonge dans sa lecture, pince du bec à plusieurs reprises, parfois elle secoue la tête de bas en haut, parfois de gauche à droite. Elle réfléchit, et semble perdue dans ses pensées durant un moment qui me paraît très long. Au moins une bonne minute plus tard, elle demande :

– Vous fumez toujours ?

– Non. Seulement quelques joints pour me détendre. J’ai arrêté la clope.

Nouveau hochement de tête, elle note.

– Vous prenez toujours vos médicaments ?

– Oui. Bon, écoutez, je ne suis pas venue pour parler du passé.

Elle me dévisage froidement, place son stylo sur son sous-main en cuir noir, appuie ses index sur son menton, et garde la pose silencieuse. Je demande un peu sèchement :

– Pourquoi vous me regardez comme ça ?

– Avant d’entamer quoi que ce soit, je veux m’assurer que vous n’allez pas vous débiner, cette fois.

– Comment ça ?

– À chaque fois que vous êtes venue, vous avez fui au moment où on touche les points sensibles.

– Je ne fuis pas. Je repousse.

– Vous fuyez.

Je soupire.

– Promettez-moi d’aller jusqu’au bout des choses.

– C’est quoi le bout ?

– Ne jouez pas avec moi, vous le savez très bien.

– Je pourrais très bien jurer-cracher, et mentir.

– Non, vous avez trop de fierté et d’honneur pour trahir votre parole.

Elle m’agace, ça commence, bien ! J’attendais un peu plus de douceur et de tact de sa part. Je souffle d’exaspération.

– C’est bon, je promets d’aller jusqu’au bout, à condition que vous me disiez quand c’est le moment d’arrêter.

– C’est inutile, vous le saurez de vous-même. Bien, maintenant que les choses sont claires et posées, qu’est-ce qui vous amène ?

Je regrette immédiatement d’avoir donné ma parole. J’ai les larmes qui montent et la poitrine qui m’oppresse. Je me sens prisonnière de mes décisions. Plusieurs secondes me sont nécessaires pour que je puisse endosser le rôle de celle qui fait abstraction de ses émotions, ce qui me permet de répondre à ma psy.

– D’abord, il y a le problème de Clara. Ma soi-disant meilleure amie, qui est au courant de mon passé, m’a abandonnée pour que je me bouge le cul. Vous comprenez un truc pareil, vous ? Une amie qui m’abandonne pour mon bien ? C’est n’importe quoi !

– Oui, je la comprends. Pas vous ?

– Bref. Ensuite, j’ai de gros problèmes de mémoire et de sommeil aussi.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que je suis capable d’oublier le mot de passe de mon ordi ; de paniquer parce que je crois que le distributeur de billets a avalé ma carte alors que je l’ai déjà rangée dans mon portefeuille ; de me sentir très très conne dans un magasin, infoutue de me souvenir du code secret de cette même carte bleue (et pourtant, je peux vous dire qu’elle fume plus que de raison) ; de retrouver mes clefs de voiture dans mon frigo ; d’aller spécialement acheter un ingrédient qui me manque et de revenir sans ; et j’en passe. Sans parler de ces innombrables moments, où je bafouille, où je cherche mes mots ou qu’ils sortent à l’envers. Pour être tout à fait honnête, j’ai peur, je suis presque sûre que je perds la tête.

C’est trop pour moi, j’éclate en sanglots alors que je m’étais promis de ne plus pleurer chez elle. Nous discutons longuement de ce souci, elle me pose tout un tas de questions auxquelles je réponds le plus sincèrement possible.

– Zoé, ce n’est pas de moi dont vous avez besoin, mais d’une psychologue clinicienne. Vous devez soigner vos émotions. Nous en avions très longuement parlé lors de notre dernier rendez-vous.

– Je sais, oui.

– C’est pourquoi je vous ai demandé de promettre d’aller jusqu’au bout. Vous ne présentez aucune pathologie lourde, comme je l’ai déjà affirmé quand…

Non, non, non. On ne va pas sur ce terrain. Je la coupe :

– Alors vous me lâchez, vous aussi !

– Non, au contraire. Je vous donne toutes les cartes. Lorsque vous prendrez rendez-vous avec madame Irvin, précisez que vous venez de ma part. Surtout, respectez votre parole.

Armée de son Mont Blanc, elle s’empare d’un post-it vert et y griffone le nom de la psychologue dont elle ne cesse de vanter le professionnalisme. Mille questions, que je n’ose pas poser, fusent dans ma tête. Si ce n’est pas la mémoire qui est en cause, c’est quoi ? Mes émotions et le brouhaha infernal de mon esprit sans cesse en fusion, peuvent-ils réélement anihiler mes souvenirs ? La consultation se termine, et, finalement, nous n’abordons qu’assez peu le problème « Clara » et les insomnies qui pourrissent mes nuits.

Quand je repars de son cabinet, je me retrouve avec beaucoup plus de questions que de réponses. Comme toujours. Putain, ce que j’en ai marre d’être moi ! Je rentre à mon appartement sans m’être aperçue de la route, et je m’affale sur mon lit, mon coussin collé contre ma poitrine. Je repense à ma vie, à la raison qui m’a amenée à pousser la porte du docteur Sandrano, il y a de cela des années. Et si j’avais fait une connerie, la plus grosse de toute mon existence ? Non, impossible. Ça, j’en suis certaine. Je fixe le plafond et je pleure.

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