Chapitre 6 (3/5)

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En tout, je lui ai déjà réglé deux cent dix euros, presque la moitié. C’est bien. Je me surprends à continuer de le payer. Je suis super honnête, quand même, j’aurais pu l’arnaquer mille fois, qu’il ne pouvait pas faire grand-chose. Lorsque je mets la clé dans le contact, je lève la tête et vois une voiture de police qui me barre le chemin et m’empêche d’avancer. L’un des deux flics descend de son véhicule, s’approche de ma portière et me fait signe de baisser la vitre. J’obtempère tandis qu’il m’offre son petit salut réglementaire et obligatoire. D’une voix autoritaire et hautaine, il demande :

– Bonjour madame, Police Nationale. Vous pouvez me présenter votre carte GIC s’il vous plaît ?

Merde ! Le con ! Rougissante, je bafouille :

– Bonjour, monsieur l’agent. Comme il est indiqué sur mon papier, elle est en cours.

– Je vois. Pourriez-vous m’en fournir une preuve ?

– Sans vouloir vous manquer de respect, je n’ai pas pour habitude de me déplacer avec ce genre de paperasse.

– Vous n’avez rien à présenter ? Ni dossier ni certificat médical ?

– Non.

– Puis-je vous demander la nature de votre handicap ?

Il est malade ou quoi ? Il n’en a pas du tout le droit !

– Non, monsieur. Cela relève, du secret médical, et vous le savez pertinemment. Tout comme vous savez sûrement qu’il y a d’autres infirmes que ceux dans les fauteuils roulants, et que bon nombre de pathologies invalidantes sont invisibles à l’œil.

– Vous êtes garée sur une place réservée aux handicapés, vous n’avez pas votre macaron, vous êtes donc verbalisable, assène-t-il sur un ton qui se veut supérieur et sans appel. Vous avez trois jours pour vous rendre au commissariat et nous présenter un justificatif.

Son attitude m’exaspère et me pousse à sortir de mes gonds. Je me maudis d’être incapable de tenir ma langue.

– Monsieur l’agent, je n’aurais pas ma carte avant de longs mois, vous savez, ce sont des fonctionnaires qui travaillent à la MDPH !

Je comprends ma connerie à son visage qui s’affaisse et dégouline, et tente piteusement de me rattraper :

– Ce que je veux dire par là, c’est qu’ils croulent sous le boulot par manque de personnel.

– Papiers du véhicule s’il vous plaît.

– Je ne les ai pas.

Il lève un sourcil vicieux. Il doit jubiler en pensant à sa prime s’il atteint son quota de PV.

– Vous ne pouvez rien présenter, en somme. Vous avez tous vos points sur votre permis, au moins ?

– Vous allez m’emmerder longtemps ?

– Pardon ?

– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je… je suis désolée. Écoutez, j’ai oublié mes papiers dans mon autre sac à main.

– Bien sûr…

– Et puis merde ! Arrêtez de me soûler, OK ? Si ça vous chante de me verbaliser, allez-y, sinon, laissez-moi partir.

– Adressez-vous à moi sur un autre ton ! C’est moi qui donne les ordres ici !

– On est mal barrés, je déteste les ordres. Enfin… ça dépend des circonstances.

Il écarquille les yeux alors que je soupire d’impatience. Inévitablement, il dégaine son espèce de distributeur à PV dématérialisés. De fait, il retourne devant ma voiture pour relever la plaque. C’est le moment que choisit l’autre flic pour sortir à son tour du véhicule et venir se poster près de son collègue. Je suis mal barrée. Dès qu’il lève les yeux vers moi, il affiche un visage de stupeur, puis s’approche de ma fenêtre.

– Madame Valbens ? C’est vous ?

Qui c’est, ce type ? Sa tête ne m’est pas inconnue. Aurais-je couché avec lui ? Non, impossible. Ce visage ingrat, ses dents de travers et son gros nez déformé balayent cette hypothèse. En revanche, sa taille, son allure musclée et sportive, et sa mâchoire carrée replacent cette probabilité en première ligne. Je lui offre mon plus beau sourire :

– Oh bonjour ! Comment allez-vous ?

– On se remet doucement, et vous ?

– Tout va bien, je vous remercie.

– Je suis désolé, j’ignorais.

Il m’a perdue en cours de route.

– Vous ignoriez quoi ?

– Pour votre handicap. Ça va aller pour vous ?

Je m’étrangle avec ma salive en voulant déglutir, quelle naze ! Je suis prise d’une quinte de toux et deviens rouge pivoine. J’arrive malgré cela à articuler connement :

– Oui, oui, ça va.

Son collègue se rapproche, et mon sauveur explique :

– Patrick, c’est la dame qui s’est occupée de maman quand elle est partie, tu te souviens, je t’en avais parlé. On laisse tomber. C’est une femme extraordinaire, elle a fait du super boulot et elle est très humaine, en plus.

Le fameux Patrick se renfrogne, sûrement en pensant à sa prime qui s’éloigne. Il me salue d’un air dépité et retourne sur le siège passager de la berline bleue. Je lui glisse très sincèrement :

– Merci, c’est très gentil à vous.

– C’est bien le moins que je puisse faire. Si j’ai un petit conseil : évitez ce genre d’excuse, on est loin d’être idiots, pour certains d’entre nous, et puis ça peut vous coûter très cher.

Je rougis alors qu’il me jette un clin d’œil complice.

– Je ne vous dis pas « à bientôt », ça serait mauvais signe pour l’un d’entre nous. Prenez soin de vous, madame Valbens.

– Au revoir, monsieur l’agent.

– Jean-Charles, voyons. Au revoir, madame.

Ah oui ! Jean-Charles, le flic ! Ça me revient ! Un homme ravagé par la disparition de sa mère il y a quatre ans. Il était totalement effondré et perdu, incapable de prendre la moindre décision. Je les avais aidés sa sœur et lui, ils étaient très touchants. Clairement, cette fois, je l’ai échappé belle, c’était un avertissement assez net pour éviter de recommencer.

Il est finalement dix-neuf heures quarante quand je m’affale dans mon canapé. Mon fessier a à peine le temps de rencontrer la douceur du cuir pleine fleur de mon sofa blanc, que ma psy m’appelle de son téléphone personnel :

– Bonsoir, mademoiselle Valbens, c’est le docteur Sandrano, je ne vous dérange pas ?

– Ah bonsoir, docteur. Je euh… c’est-à-dire que j’allais justement euh…

– Que vous alliez justement tenter de trouver une excuse pour ne pas prendre le rendez-vous que vous m’avez demandé en « extrême urgence vitale » ? Raté.

– En effet, avoué-je, honteuse.

– Samedi, onze heures trente. En attendant, dites-moi de quoi il s’agit.

– Vous vous souvenez de ma copine Clara ?

– Oui, très bien ! Comment va-t-elle ?

– Elle veut que je me bouge le cul, donc elle m’a laissé tomber. J’ai envie de la tuer.

– Toujours dans les excès, hein… On se voit samedi, ne soyez pas en retard, par pitié : j’ai un repas de famille qui relève de « l’extrême urgence vitale » juste après vous.

– Merci docteur, je promets d’être à l’heure. Bonne soirée.

– À vous aussi, à samedi, sans faute, hein ?

J’acquiesce et raccroche. Je ne saurais définir si j’appréhende davantage que je ne suis soulagée, ou l’inverse. Merde ! J’ai oublié de lui parler de mes problèmes de mémoire, tant pis, je verrais samedi. En attendant, je dois absolument m’abstenir de sortir vendredi soir. Ça tombe bien, je n’en ai pas envie.

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