Chapitre 6 (2/5)

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Anaïs se plaint du fait que leur fille Zya se soit cassé la jambe, et qu’elle en a déjà marre de jouer à la poupée avec sa gamine. Je me demande si c’est au sens ludique du terme, ou si elle compare la petite à une figurine inerte dont elle serait obligée de s’occuper. Tandis que je pose mon sac, j’entame poliment pour tenter de combler :

– C’est sympa chez toi.

Ça pue le tabac froid mélangé au café. Beurk.

– Tu plaisantes ? C’est pourri, oui. L’hiver, c’est un glaçon ; l’été, c’est une fournaise. Bon, Zoé, je ne vais pas te mentir, autant y aller direct : je vais devoir te refiler pas mal de cadavres.

– Non, merci, j’ai assez des miens.

– Je suis enceinte, me coupe-t-elle.

– Oh merde, ça craint... euh pardon, je voulais dire : c’est une bonne nouvelle ?

Je vois que ma tentative de rattrapage a échoué, rien qu’en observant ses iris qui se teintent de noir. J’en profite pour m’interroger si Jordan est bien le père, parce que quand sait que Zya est brune avec des yeux gris, et que ses parents sont blonds aux yeux marrons, j’ai des doutes. Y aurait-il eu une erreur dans le montage ?

– Oh ! Tu rêves ? Je te parle, là !

– Désolée, j’étais dans mes pensées et...

– Bon, c’est d’accord ? Tu sais que les autres font du travail de merde et que tu es une des rares à rendre leur dignité aux défunts.

Ce changement de tactique est loin de passer inaperçu à mes oreilles. Je comprends qu’elle tente de toucher ma corde sensible : les proches.

– J’ai le choix ?

– Non. Je te les refilerai quand même.

Au moins, c’est clair...

Dix minutes plus tard, je prends congé d’Anaïs avec une certaine amertume. Je me suis sentie piégée et cela me déplaît plus que fortement. Elle a le droit d’être enceinte, ce n’est pas ça le problème. Je pourrais même être ravie pour elle si j’en étais capable. Ce qui me dérange, c’est le fait qu’elle m’ait imposé son remplacement, en plus de mon boulot. Puis je pense à l’italien et à sa bagnole, et je considère que mamy m’offre un coup de pouce pour le rembourser et donner un peu de souffle à mon compte en banque. À bien y réfléchir, j’arrive à me réjouir de ce surplus de travail, qui, de fait, va drastiquement diminuer mes sorties, et donc ma capacité d’auto-destruction. Au passage, j’attends toujours mon rendez-vous avec la psy, visiblement aux abonnés absents, de même qu’un message d’excuse de Clara, ce qui serait le minimum de sa part. Quelle amie ose abandonner une pote dans la tourmente, hein ? À chaque fois que je pense à elle, une boule se forme dans mon ventre et mon cœur se serre. Je dois absolument décider que cela ne me touche plus, sinon, je me connais, c’est moi qui vais faire le premier pas. Ma putain de culpabilité va même m’obliger à m’excuser alors que je ne comprends pas vraiment ce qui pose problème. J’ai le droit de faire ce que je veux de ma vie, quand même ! Je me déteste tellement parfois. J’ai l’impression que je sème des graines d’emmerde partout où je passe, et elles n’ont pas besoin d’engrais pour pousser comme des bambous. J’en ai marre, c’est toujours le bordel dans ma tête. Il y règne un fouillis incommensurable, éternel, épuisant, inutile et destructeur. C’est vrai que quand on y réfléchit, et si je veux rester un peu honnête avec moi-même, il faut énormément de courage pour vivre avec moi. Finalement, je peux être fière de moi de ne pas avoir encore divorcé. Je suis si compliquée, si alambiquée, si émotionnellement instable et explosive que personne d’autre que moi ne pourrait m’aimer assez pour partager ma vie et mon esprit torturé. D’ailleurs, moi-même je ne m’aime pas. Cette phrase géniale sortie tout droit du film « Sous les jupes des filles » : « j’en peux plus de moi : j’m’en peux plus » me représente tellement !

Je décide de passer par la « Pharmacie des Fleurs Sauvages » afin de m’acheter un flacon de Rescue, cela me fera le plus grand bien. La pharmacienne, ah non, la préparatrice, engoncée et serrée dans sa blouse trop étroite, me demande si je sais comment cela fonctionne. Je lui réponds par l’affirmative.

– Vous êtes au courant que c’est le frère du musicien qui a créé les fleurs de Bach ?

Je n’ose pas comprendre.

– Du musicien ?

– Oui, celui qui jouait de l’orgue. Il est connu, Bach. J’ai oublié son prénom, d’ailleurs !

J’ai les poils qui se hérissent. Elle ne parle tout de même pas de Jean Sébastien Bach ? Je la regarde, incrédule, avec des yeux ronds, et je sens que ma bouche s’ouvre sans que je puisse la refermer. Je limite toutefois la casse en émettant un bruit étrange qui fluctue entre le cri d’un poulet aphone et un rire étranglé, et préfère imaginer qu’il s’agit d’une blague de sa part. Que nenni ! Ma vis-à-vis me répond, très sérieusement :

– Non mais c’est vrai, hein. C’est pas des bêtises.

« C’est » peut-être pas des bêtises, mais ce sont de grosses conneries. Je ne peux m’empêcher de rétorquer, le plus gentiment possible :

– Il doit y avoir erreur sur la personne. C’est Edward Bach, un médecin homéopathe anglais, qui a mis au point ces élixirs, entre 1928 et 1936. Jean-Sébastien Bach, lui, était allemand, et il est mort en 1750, de mémoire. Ils ne peuvent donc pas être frères, c’est impossible.

La pauvre, je l’aperçois qui rougit, baisse son gros nez sur son clavier, et marmonne :

– Je sais ce que je dis, je suis préparatrice en pharmacie, quand même.

– Cela n’a rien à voir et ça ne met personne à l’abri d’une erreur. Tout le monde peut se tromper, il n’y a rien de honteux.

J’abdique devant son regard foudroyant.

– Dix-sept euros vingt-quat »

Quatre ! Pas quat ! Et c’est combien pour un « s’il vous plaît » ?

Je tends un billet de vingt, qu’elle me prend sèchement des mains sans même un « merci », puis de sa voix nasillarde, elle s’adresse à sa collègue :

– Catherine, tu as la monnaie sur vingt zeuros ?

Je me tape mentalement le front, et parviens miraculeusement à tenir ma langue. Je sors de l’officine sans avoir eu le privilège de partir avec un « au revoir », alors qu’en plus, j’ai payé plus cher qu’ailleurs. Étrangement, c’est moi qui me sens mal. C’est vrai, je culpabilise toujours pour tout et pour tout le monde. Le problème, c’est que je me mets à la place des gens. Le truc, c’est que je ne suis pas eux, et ils ont de la chance : ils ne sont pas moi. Surtout que la plupart du temps, ils s’en foutent de ce que je peux penser ou ressentir. Là, en l’occurrence, j’admets que j’aurais dû « tourner sept fois ma langue dans ma bouche » avant de parler. De quoi je me mêle ? Ceci dit, je ne pouvais pas la laisser dans l’erreur, d’autant qu’elle les vend, ces fameux élixirs. Tout absorbée dans mes réflexions, je monte dans ce que je peine à nommer encore, mon véhicule. Enfin, cette vieille charrette me rend service et, au moins, j’ai mes trois cents balles. Anaïs a eu la délicatesse de me les donner en espèces. J’en garde la moitié, l’autre moitié étant destinée au magicien. Comme la dernière fois, je l’en informe, et comme la dernière fois, il me répond aussitôt avec les mêmes quatre lettres :

« OK.

SB »

Pathétique.

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