Chapitre 5 (4/5)

4 minutes de lecture

Il est dix-neuf heures, la psy ne m’a pas recontactée. Après avoir eu le courage de l’appeler pour prendre rendez-vous, à présent, j’espère presque qu’elle m’a oubliée. Ce que je peux être versatile ! Mon compte en banque continue de se vider plus vite qu’il ne se remplit. Pourtant, j’ai beaucoup de boulot. Seulement voilà, les gens n’ont pas toujours les moyens et me paient souvent en plusieurs fois. Je comprends, je patiente, et la plupart du temps, je fais semblant de ne pas m’être aperçue que je n’ai pas reçu leur règlement. Les proches des défunts sont suffisamment dans la peine, pour que j’évite de leur causer des soucis d’argent en plus. D’ailleurs, il n’est pas rare que les familles se réveillent quelques mois plus tard, m’envoyant un chèque accompagné d’un mot d’excuse et de remerciement. Je jette un coup d’œil rapide dans mes placards qui se vident irrémédiablement, et décide de faire l’impasse sur le dîner. Je n’ai pas faim et ce qu’il me reste ne m’attire pas le moins du monde. J’allume mon ordi, et m’attelle aux courses en ligne. Ainsi, comme me l’assène la pub qui s’affiche en grand sur mon écran, je pourrais bénéficier de la « livraison gratuite à partir de cinquante euros, car chez No Soucis : tout est permis ». Je déteste errer des heures dans les supermarchés, du coup, acheter par internet me rend service. Je paie les cent vingt-cinq euros et soixante-seize cents grâce à mon compte PayPal, et je passe le reste de ma soirée à surfer sur des sites de shopping. Par le plus grand des hasards, rien ne me tente. La faute à la morosité qui ne me quitte plus. Il faut bien avouer que sur ce coup, cela se révèle salvateur, car je parviens à laisser ma carte bleue rangée dans mon portefeuille Guess, le rose bonbon assorti à mon sac. Il doit être tard. Je le sens à la chaleur qui devient moins oppressante. Ma montre connectée m’indique qu’il est minuit quarante. Il est temps pour moi d’aller au lit. Je me lève de ma chaise pliante avec le mal de dos habituel, passe devant mon tapis de course en soupirant de ce manque cruel de volonté qui m’habite depuis de nombreuses années, et vais me coucher, sans grande conviction. Finalement, au bout d’une heure, je me relève et vais fumer des joints sur le balcon. La nuit me torture et m’apaise à la fois. L’espace d’un instant, j’hésite à appeler Clara. Non, elle dort probablement, et surtout, elle ne veut plus de moi, elle a été claire. De toute façon, que pourrais-je lui dire ? Cette fois, je vais me recoucher pour de bon, il est presque trois heures.

Le mercredi matin, quand je me réveille, mon téléphone affiche : huit, deux petits points, zéro et trois. J’ai pu me reposer un peu. Ma bouche pâteuse me rappelle que je dois absolument éviter de prendre la fumette pour somnifère, je me connais, je suis quelqu’un de facilement dépendant. Une fois prête et mon déjeuner avalé, je me rends rue Neuve Saint-Pierre, dans le quatrième arrondissement. J’y débute ma journée, qui s’annonce difficile, par un bout de chou de neuf mois, emporté par la mort subite du nourrisson. D’habitude, je refuse de m’occuper des enfants, je déteste ça. Bizarrement, même si je ne les aime pas quand ils sont vivants, ça me dévaste lorsqu’ils s’éteignent. Cependant, j’ai fini par accepter celui-ci devant la détresse des parents qui n’arrivaient à trouver personne, beaucoup de mes confrères étant en vacances. Je n’ai pas eu le courage de me défausser en entendant la maman éclater en sanglots au téléphone. Dans les premières années où j’ai commencé ce boulot si particulier, je ne voyais que le côté positif de mon job : rendre leur dignité aux morts. Quand ils sont très abîmés, cela relève même de la prouesse artistique. C’est un défi, presque à chaque fois. Je me focalisais uniquement sur ma mission, à cette époque. Maintenant, j’ignore si c’est l’avancée dans l’âge ou le trop-plein de décès, j’ai de plus en plus de mal avec la douleur des familles. Souvent, je me demande si tout cela n’agit pas sur mon moral. J’en parlerai à la psy, si elle daigne me donner rendez-vous.

Après cet embaumement particulièrement éprouvant, et tandis que je repars du domicile du petit défunt, Anaïs m’envoie un WhatsApp :

Anaïs la chieuse : Passe a la casa 2 main, g ton fric. 18 h.

Moi : OK

J’aime bien quand c’est simple, rapide et efficace, sans frou-frou faux-cul.

Le reste de la journée se déroule sans trop d’encombres, si l’on omet le mail du banquier, me prévenant que je me rapproche dangereusement du plafond de découvert autorisé, et qu’il y a trop de chiffres derrière le petit « - » de mon solde. Je n’ai plus le choix, mon addiction au shopping devra attendre quelque temps, histoire de revenir dans les clous. Je remercie le dieu de la mode de m’avoir épargnée hier, je vais devoir me sevrer. Ce soir, je suis claquée, épuisée, et mon moral lèche les semelles de mes escarpins Louboutin. J’ai envie de pleurer, mamie me manque, Clara me manque. Connasse d’amie parfaite !

Annotations

Vous aimez lire Virginie Favre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0