Chapitre 5 (2/5)

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Quand le soir arrive enfin, je suis épuisée. Elle ne m’a pas appelé de la journée. Je décide de m’aérer sur mon balcon, et y installe ma chaise pliante en plastique. Je suis au cinquième étage, ce qui m’offre une vue imprenable chez mes voisins d’en face qui s’engueulent. Les yeux dans le vide, je les regarde sans y prêter vraiment attention, jusqu’à la baffe monumentale que la femme claque sur la joue de son mec. Je vois qu’elle ramasse des fringues et les lui jette dessus. Encore un qui a gagné sa journée. Quelques minutes plus tard, je vois qu’il referme la porte de l’immeuble derrière lui. En temps normal, je l’aurais probablement invité à passer la nuit chez moi. Là, il peut bien dormir dehors que je m’en fous.

Tout est maintenant parfaitement calme, si l’on fait abstraction des quelques voitures qui vont et qui viennent. Le ciel est superbe, les étoiles sont incroyablement brillantes. Cela m’apaise. Il est vingt-trois heures quarante quand je quitte ma balustrade. Il est temps pour moi d’aller me coucher, j’ai une grosse journée demain, et il va falloir que j’assure.

Il est six heures trente lorsque je me lève avant que mon réveil n’ait sonné. J’ai passé une nuit blanche. Elle qui porte conseil, à ce qu’il paraît, m’a plutôt refilé de magnifiques cernes. Quand je me regarde dans le miroir, je prends peur en apercevant mon reflet. On dirait un panda. Je me prépare au ralenti, et force sur le maquillage. La boule dans mon estomac, toujours là quand il ne faut pas, me prive de mon petit déjeuner. Ce matin, je commence par un cadavre à la maison funéraire. Je parviens vers sept heures vingt chez « Alonzo Père & Fils, Pompes Funèbres depuis 1996 ». Ils ouvrent à huit heures, ceci dit, le directeur arrive souvent plus tôt. Je déteste travailler avec eux où Sophie joue les petites cheffes. Qu’elle est conne, cette nana ! Je patiente seulement cinq minutes avant de voir se dessiner la grosse silhouette du patron. René Alonzo, dont le paternel était un réfugié italien, me détaille avec un air surpris :

— Mauvaise nuit ?

— Pas de nuit du tout.

— Je te paie un café, entre.

Il n’est pas du genre causant. Pour lui, pas besoin de grands mots pour être efficace, d’ailleurs, la plupart du temps, ils sont inutiles. Je le suis tout en déclinant son offre, et je pars directement me mettre en tenue. Le risque de choper une ou deux saloperies étant loin d’être négligeable, je me protège systématiquement de manière très sérieuse. Une fois prête, je m’attelle à ma tâche. Mon regard se perd sur le corps de cette femme magnifique. Trente-six ans, le même âge que moi. Cancer foudroyant, en deux mois l’affaire était réglée. La famille, effondrée, a voulu ce qu’il y a de mieux pour elle. Je la prépare pour l’embaumement. Ça aurait pu être moi, ça sera peut-être moi demain, là, à sa place. La pauvre n’a probablement pas eu le temps d’accepter qu’elle allait mourir, pas même celui d’être en paix avec ses remords et ses regrets. Je suis triste pour ses proches, complètement anéantis, et dont la vie vient de prendre un tournant catastrophique. Mon métier a parfois un goût amer. Je pleure, ce qui ne m’arrive que très rarement. Je pleure parce que j’ai mal pour la famille, parce que je suis épuisée par tout ce que je ressens, et par le manque de sommeil, parce que l’existence est injuste, parce que, moi aussi, je suis injuste, avec moi, avec le peu de gens qui m’aiment et avec ceux dont je n’assumerai jamais qu’ils m’aiment. Je ne vois guère d’autres choix que la fuite, et brûler ma vie, la dépenser à grands coups de n’importe quoi. J’ai bien conscience de combler un vide, ou plutôt d’essayer, sans y parvenir. L’amitié de Clara, mon seul soutien, vient de voler en éclat, agrandissant encore ce gouffre. Je dois me recentrer, mes émotions ne devraient jamais entraver mon travail. Je vais trop loin, elles me perturbent et c’est malsain. Ça devient dangereux pour moi. Je dois me reprendre, car là, je sens que je glisse vers des profondeurs dont j’aurais du mal à sortir. Je termine de maquiller Valérie, ma défunte, quand Sophie rentre comme une bombe, ignorant toutes les règles d’hygiène :

— T’as fini ?

— Bonjour, Sophie.

— Ouais, salut. T’as fini ?

— Quasiment. J’ai juste à lui dire au revoir.

— Tu es la thanato la plus lente du monde ! Puis, ton délire, là, c’est des conneries, tout ça. Je te rappelle que tu n’es pas ici pour ça.

Je pose doucement mon matériel en respirant le plus calmement possible. Cette nana m’exaspère au point que cela en devient physique. Je la fixe intensément et lâche :

— Je ne t’aime pas, Sophie. Je ne t’aime pas du tout. Je pourrais faire avec si tu n’étais pas aussi conne, mais là, c’est au-dessus de mes forces.

Je vois son visage se décomposer, ce qui me procure clairement du plaisir. Je poursuis :

— Un jour, tu seras là, à la place de cette jolie blonde, et le monde continuera de tourner sans toi. Alors, cesse de te donner une importance que tu n’auras jamais : celle d’être indispensable.

— Tu as pété un câble ou quoi ? Tu te prends pour qui ? Tu sais que je peux m’arranger pour que tu ne viennes plus bosser ici ?

— Pas la peine : c’est moi, qui refuse de revoir ta tronche de pétasse avariée. D’ailleurs, tant que j’y suis, je me suis tapé ton mec et aussi ton frère. Tu es cocue jusqu’à l’os et tu es tellement conne que tu ne t’en aperçois même pas !

— Tu es devenue folle ! Tu racontes n’importe quoi !

— C’est vrai, je t’ai menti : il y en a un des deux avec lequel je n’ai pas voulu coucher, et tu ne sauras jamais qui c’est.

Je passe devant elle, sa bouche ouverte et ses yeux écarquillés me provoquent une véritable jouissance. En partant, je lui offre deux « fucks » magnifiques en me déhanchant le plus possible. Je rejoins le vestiaire et préviens mon collègue Xavier que je ne viendrai plus ici, qu’ils fassent appel à quelqu’un d’autre. Il est navré et tente d’obtenir une explication. Je préfère laisser à Sophie le loisir de me baver dessus, ça permettra à tout le monde de s’apercevoir de sa méchanceté, si ce n’est pas déjà fait. On se promet de se téléphoner et de prendre un verre, ce qu'on n'arrivera probablement jamais. Je ferme définitivement la porte de l’enseigne.

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