Chapitre 4 (1/3)

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Le samedi, j’arrive à mon appartement vers midi. Comme prévu, Clara et moi avons vomi, non pas ensemble, mais à tour de rôle. Ma copine, avec sa tête de mule, me soutenait que nous avions abusé de la bibine ; moi, je lui assurais, dans une parfaite mauvaise foi, que son chorizo était avarié. N’empêche, cette fin de soirée a laissé de très vilaines traces dans mon registre affectif déjà chaotique. Je suis en mode « autiste ». Il me suffit de rien pour basculer dans mes ténèbres. Je me renferme complètement sur moi, malheureuse à en crever, dans mon monde, en ressassant les paroles de Clara et le souvenir de « mamie », comme elle signait ses petits mots, « mamy », comme je la désignais dans les miens. J’ai besoin de me faire mal, d’aller mal, de toucher le fond, et de continuer à creuser pour voir si je peux descendre encore plus bas. L’épuisement dans lequel je me suis plongée à force d’orgies alimentaires, d’alcool et de manque de sommeil, ne fait que précipiter cet état, surtout si l’on y ajoute les morts que je côtoie quotidiennement. Cette dégringolade vertigineuse dans ma nuit émotionnelle pointe le bout de son putain de nez à intervalles très irréguliers. Ces périodes particulièrement dévastatrices peuvent durer quelques heures, dans le meilleur des cas, et c’est très rare ; ou plusieurs jours, dans la plupart des cas. Je déteste quand Clara me rappelle à quel point je déçois ma grand-mère et comment tout le monde est persuadé que je rate ma vie. D’ailleurs, si je veux être honnête, moi aussi j’en ai conscience. Je sais que mon amie me balance mes quatre vérités pour que je me bouge le cul. Cependant, c’est un gigantesque tsunami qui m’arrive en pleine gueule à chaque fois. Je n’ose pas le lui dire. Malgré toutes ses qualités, elle peut être très susceptible, presque autant que moi, et je me refuse à lui faire du mal. Bien que je tente de le cacher par divers subterfuges, notamment par l’autodérision, je suis une femme hypersensible. La moindre remarque négative me transperce comme un poignard, tandis que le moindre compliment me fait rougir et me met mal à l’aise, comme si je n’en étais pas digne.

Je prends un bain, sans même culpabiliser une microseconde, et éclate en sanglots, fixant bêtement la bougie « parfum ylang-ylang » que je viens d’allumer. Je me sens ridicule, seule, dans mon eau mousseuse, sans mec attitré à trente-six ans, et sans gosse. Ce dernier point est loin d’être une tragédie, je n’aime pas les mômes, ils m’exaspèrent avec leurs blablas incompréhensibles et leur morve dégoulinante neuf mois sur douze. Aucune fibre maternelle n’est parvenue à tisser ce lien, soi-disant merveilleux. De toute façon, je n’entrevois aucune issue à ce célibat forcé.

Une fois calmée, je me hisse hors de ma baignoire. Voilà, c’est parti… je m’emmerde. Je me pose devant la télé, l’éteins, mange sans avoir faim, regarde mon tapis de course et me lamente d’avoir aussi peu de volonté. Je me déteste. Surtout, je pense à mamy. Mamy Yéyette, elle savait, elle. Elle m’a accompagnée. Jusqu’au bout. Et moi… moi, je gâche tout et je deviens une grosse merde au fil des jours et de ma vie qui passe. Je pleure, renifle, me mouche, et zieute la bouteille de whisky qui m’appelle. Non, je refuse de devenir alcoolo comme mon connard de voisin au quatrième. Il tabasse sa femme et ses gosses quand il est bourré. J’ai même prévenu les flics plusieurs fois. Ses menaces de mort « anonymes » sont loin de m’impressionner, je le dénoncerai à chaque fois que je le pourrais. Du coup, grâce à lui, je ne picole qu’en soirée. C’est un garde-fou que j’arrive à peu près à respecter, surtout quand les cris et les pleurs de sa moitié reviennent à mes oreilles. Pauvre type. Si je pouvais, je lui péterais sa gueule de connard et son service trois-pièces. En pensant à ça, je me dis que je suis une nana hyper vulgaire, verbalement. Il faudrait que j’y travaille, ça ne fait pas très classe.

Dans l’espoir de tromper, un minimum, cette période quasi dépressive, je trouve la force, j’ignore comment, de déballer une toile vierge. Je la place sur ma table de cuisine, et la barbouille de Gesso noir. Cet apprêt, une fois sec, m’autorisera à jouer avec les couleurs et à poser la lumière sur l’ombre, à faire ressortir les formes et à permettre, véritablement, à l’œuvre, d’éclore. J’utilise le clair-obscur, cette opposition du bien et du mal, du néant et du tout, du Ying et du Yang qui se marient et deviennent complémentaires, en une sublime harmonie. La lumière naît de la noirceur, la vie naît de la mort, et non l’inverse. Cette technique, maîtrisée par Le Caravage (même s’il ne l’a pas inventée, n’en déplaise aux rumeurs) a été une véritable révélation pour moi, qui travaille uniquement à l’acrylique. En revanche, contrairement à ce peintre italien qui allait jusqu’au ténébrisme en laissant une trace de la grande faucheuse dans chacun de ses tableaux, je veux, au contraire, y imposer la sensualité, l’amour, la renaissance. Décédé d’une septicémie, il aurait pu être l’un de mes patients, à une autre époque. J’aurais ainsi eu la possibilité de discuter longuement avec son cadavre. Il ne m’aurait sûrement rien appris, pourtant, j’aurais aimé taper la causette avec cet homme si torturé, autant que je peux l’être moi-même. Quoiqu’il en soit, j’arrive à passer une seconde couche de Gesso trente minutes plus tard. Ceci fait, il ne devrait pas être nécessaire de laisser poser plus de deux heures, puisqu’avec cette chaleur, cela sera vite prêt. Au contraire des autres techniques, j’apprécie l’acrylique et ses teintes tranchées qui me permettent de procéder à mes mélanges jusqu’à créer celui qui me convient. Les couches doivent se succéder, et je n’ai absolument pas la patience d’attendre que l’huile sèche pendant des jours. La gouache, quant à elle, a un côté « école maternelle » qui m’agace, et je trouve l’aquarelle trop diluée pour obtenir des couleurs qui se rapprochent des vraies. Je fais de la représentation figurative, qu’on appelle également art réaliste, ou réalisme ou hyperréalisme, et pour ça, j’ai besoin de me sentir bien avec mes supports. Je tente, avec mon talent dérisoire et modeste, de reproduire mes modèles au plus près de l’identique, dans l’idéal, aussi beaux et naturels qu’une photo.

Il est à présent dix-sept heures, je peindrai demain. Afin de permettre à ma toile d’absorber correctement l’apprêt, je la laisse bien à plat, elle ne rejoindra mon chevalet que plus tard. Je repense à mamie : je dois me bouger le cul ! Il faut que je m’oblige à m’aérer l’esprit, même si je n’en ai aucune envie. Allez, Zoé, on se motive ! C’est décidé, je me change les idées. Je décrète que ce soir, je sors. Et que je ne rentrerai pas seule. J’ai besoin d’alcool, de sexe, de compagnie, et de destruction. Je fumerai probablement un joint ou deux, peut-être plus, ce qui me permettra de décompresser. Dans un minuscule (bien trop petit pour que je m'y attarde vraiment) recoin de mon esprit, je sais bien que ce n’est pas ce que ma grand-mère aurait voulu. Je fais semblant de m’en foutre. Elle n’avait qu’à pas m’abandonner.

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