Chapitre 1 (1/3)

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Je regarde pensivement cette femme allongée et inerte. Elle est morte. Son visage lisse, tendu par la graisse un peu trop présente, lui confère un faciès de figurine, à la manière des poupées russes. Elle est déjà froide quand je caresse sa joue pâle. Il faut que je fasse vite, pas le temps de m’apitoyer bien longtemps, personne ne doit savoir qu’elle n’est plus. Lorsqu’on la verra, je veux qu’on croie qu’elle ne fait que dormir. C’est crucial. J’applique rapidement une ombre à paupières bleue, du mascara, et j’habille ses lèvres en rouge vif. Il me semble que cela tranche avec la blondeur de ses cheveux bouclés que je laque plus que de raison. Pourtant, d’après les photos, c’est ainsi qu’elle se préparait le matin, la plupart du temps. Déjà, j’entends des pas qui se rapprochent, puis la porte qui s’ouvre brusquement :

– Ça y est, tu es prête ? On doit y aller, maintenant.

– J’arrive.

– Ouais, ben termine ce que tu as à faire, ils seront là d’une minute à l’autre.

– Je sais. Laisse-moi le temps de lui dire au revoir. C’est important qu’elle trouve le chemin vers la lumière.

– Pff... t’es complètement barrée, ma pauvre.

Sophie referme la porte en soufflant bruyamment et en levant les yeux au ciel. Je m’en fous de ce qu’elle pense cette vieille cocue. Si elle était au courant de ce que fait son mec derrière son dos, et c’est le cas de le dire, elle se la péterait moins pseudo-chef à deux balles. Pour qui elle se prend ? Je hausse les épaules afin de passer à autre chose, et m’adresse à la trépassée :

– Tu vas en entendre des vertes et des pas mûres, ma belle. Ne garde que ce qui t’intéresse. Laisse les faux-culs parler, et réjouis-toi : un jour, ça sera leur tour. Fais bon voyage, et si tu peux, viens me faire un coucou de temps en temps, histoire de me rappeler qu’il y a bien quelque chose après, dans les moments de doute. Ce soir, je mettrai une bougie, pour toi et pour les autres. Tu n’auras qu’à suivre la lumière.

Cette fois, ce sont trois petits coups légers sur la porte qui me sortent de mon quasi-monologue. Je vois que Xavier, mon collègue, passe discrètement la tête dans l’entrebâillement :

– Zoé, je ne te dérange pas ?

– Non, j’ai fini, Xav.

– Tu as pu lui dire au revoir et tout ça ?

– Oui, c’est bon. Merci.

– OK, je te l’emmène, alors.

Je regarde la grosse dame s’éloigner sur le brancard, pour rejoindre ses proches, souvent hypocrites, à sa dernière demeure. Épuisée par cette journée de dingue, je file au vestiaire qu’on m’a alloué, et me déshabille. Sept macchabées aujourd’hui ! Putain, qu’est-ce qu’ils ont à tous mourir en même temps ? C’est vrai qu’on est en période de pleine lune, mais quand même ! C’est bon pour mes finances, ce n’est déjà pas si mal. C’est sur ces pensées que je rejoins ma voiture, garée sur un parking dans une rue adjacente. Le plus souvent, c’est directement chez les gens que j’officie. Or, pour cette dernière, j’ai dû me rendre aux pompes funèbres. Quand j’ai choisi le métier de thanatopractrice, je n’imaginais pas avoir autant de clients. Ma réputation et surtout le besoin pour la famille de s’assurer d’un travail de qualité a fait le reste. Aujourd’hui, je fais partie des personnes les plus demandées dans mon domaine.

Je monte à présent dans mon auto, et j’enlève le papier que j’avais griffonné à la hâte devant le manque cruel de place :

Carte GIC en cours, merci de votre compréhension.

Quand j’ai écrit cette fausse excuse tout à l’heure, je me suis sentie pathétique et sans cœur. Je déteste faire ça. Dans ces moments, j’adresse toujours une petite prière à ma grand-mère pour que ma faute, si ignoble soit-elle, ne soit pas sanctionnée, et je demande mentalement pardon à tous les handicapés du monde. Enfin, à tous ceux qui auraient voulu la place, ça suffit, et c’est déjà bien. Si ça se trouve, personne ne s’y serait garé. En général, je sors en boitant, comme ça, au moins, j’ai l’air un peu crédible. J’avoue culpabiliser très légèrement, parfois. C’est vrai, ça ne se fait pas, je dois bien l’admettre. Oh ! Après tout, est-ce ma faute si la mairie a opté pour une politique de merde concernant le stationnement ? Non ! Donc, ça m’enlève une infime part de responsabilité... suffisamment pour recommencer quand je n’ai pas le choix.

Je mets le contact, après ma minute habituelle de respiration lorsque je sors du boulot. C’est vital, pour moi. J’en ai besoin, ça me permet de poser une barrière entre mon travail et la maison. Mon Dieu ! J’ai une envie d’uriner tellement pressente que je peine à me retenir ! Rho, quand même, c’est moche, cette histoire de carte GIC. Il faudrait vraiment que je trouve une autre excuse, ça me met mal, quand même...

Perdue dans mes pensées d’autoflagellation, j’enclenche la marche avant à la place de la marche arrière. Un « crac » retentissant accompagné d’une secousse, et je vois les yeux de l’homme dans son SUV Audi garé juste devant, s’arrondir à tel point qu’ils semblent vouloir sortir de leurs orbites. Pour un peu, il en lâcherait presque son téléphone. Il me regarde, ahuri.

C’est pas vrai... Je ne suis pas près de faire pipi...

Un grand type costaud surgit comme une furie du véhicule noir flambant neuf, en claquant la portière.

– Non, mais c’est pas possible ! Vous ne pouviez pas faire attention ?

– Pardon, je suis désolée, je... j’étais dans mes pensées et..., je tente de plaider en m’extirpant de mon carrosse cabossé.

– Vous êtes une vraie catastrophe, vous ! Même à l’arrêt vous ne savez pas conduire !, vocifère-t-il.

– Oui, oh ça va, hein ! Pas la peine d’être désagréable. J’ai dit que j’étais désolée.

– Et vous croyez que ça va réparer ma voiture ? Forcément, la vôtre elle ne craint rien, vu l’état.

Je ravale ma salive. Ça commence mal, il n’a pas l’air commode ! Hors de question que je me laisse faire par un beau gosse. Surtout, par un beau gosse !

– Peut-être. En revanche, moi, je ne suis pas à deux doigts de claquer d’une crise cardiaque parce qu’on a rayé mon pare-chocs.

– Pff !

On ne peut pas dire qu’il ait beaucoup de répartie, ça m’arrange.

– On va faire un constat, ne vous inquiétez pas, je suis assurée.

– J’espère bien !

– Je vais avoir du malus.

– Ça vous apprendra à faire attention !

– Vous pensez que je l’ai fait exprès ? Votre voiture n’a presque rien comparé à la mienne, et même si elle est vieille, moi, je n’ai que celle-ci et pas les moyens d’en acheter une autre. Alors c’est bon, hein ! Arrêtez de râler comme ça, vous n’êtes pas blessé, moi non plus, et votre garagiste va certainement vous en prêter une pendant les réparations.

Je vois ses yeux qui s’arrondissent et sa bouche qui s’ouvre. Aucun son ne sort. J’en profite pour garder la main :

– Vous avez un constat ?

– Parce que vous n’en avez pas, vous ?

– Non.

– Ah bravo ! C’est la totale !

– Oui, ben je ne suis pas la seule, visiblement. Il est où le vôtre ?

– C’est vous la responsable, ce n’est pas moi.

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