Chapitre 3 Karmilla

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Les semaines de pauvreté s’enchainèrent si bien qu’il ne se passa pas un seul jour sans que Karmilla ne douta de ses actes, sans que l’étincelle d’ennui de sa vie passée ne la tortura d’envie d’y retourner. Elle était rongée à la fois par la culpabilité et la crainte de s’être projetée dans un projet complètement irréfléchi en entrainant d’autres femmes avec elle. Elle ne pouvait abandonner. Pas après tous les sacrifices qu’elle avait fait pour en arriver là. Pas après s’être enfuie comme la pire des voleuses, égoïstes, sans sentiments d’amour pour ces pauvres chérubins qui se réveilleraient le lendemain sans que leur petit déjeuner ne soit prêt à leur être servi sur un plateau d’argent.

Elle retournait s’enfermer dans la grange abandonnée dans laquelle elles avaient trouvé un refuge bien plus confortable qu’elle ne laissait paraitre. Cette dernière n’avait en effet plus rien d’abandonnée. Karmilla était tel un assassin qui aimait à se jouer avec ses proies infâmes. Elle ne voulait rien de mal à ces pauvres personnes qui se retrouvaient coincées avec elle. Elle voulait simplement leur rendre cette liberté que l’on perd au fur et à mesure que l’on grandissait. Elle souhaitait que le monde ne fut qu’un éternel gouffre enfantin dans lequel personne ne souhaitait le malheur d’autrui mais se contentait de vivre heureux jusqu’à sa mort. L’égalité. La liberté. Les valeurs auxquelles elle aspirait et qui pourtant étaient un fantasme inaccessible. Car les lois de l’homme ne peuvent permettre de faire un monde où chaque personne pouvait faire ce que bon lui semblait sans empiéter sur la liberté d’autrui. De même un monde ne peut être égal s’il est dominé par des choses sans valeurs tels que l’argent.

La raison de tous ces actes était vertueuse au fond. Karmilla en était profondément convaincue. Elle avait libéré cinq femmes de l’endroit où elles avaient été enchainées autrefois. Et si elles ne s’en satisfaisaient pas encore, c’était qu’elles n’avaient pas encore envisagé l’angle de vue qu’elle-même avait pris. Elle allait être pirate, elle allait prendre le large et retrouver les êtres perdus depuis toujours. Et les autres femmes qu’elle avait déniché un peu partout sur son chemin perdraient ainsi un nom trop lourd à porter, des familles trop chargées à cause desquelles elles ne pouvaient être réellement elles, des vœux fait pour un Dieu trop rapidement et sans réflexion si bien que l’on regrette quelques mois plus tard à peine, un statut à cause duquel on se sent malgré tous les efforts possibles au monde, différents de la population environnante. Elle était comme la solution à tout ce non-sens construit par chacune d’entre elles.

Karmilla croqua dans la carotte qu’elle avait volée à leur nouveau voisin :

-Vous en voulez ma sœur ?

Cette dernière hocha la tête négativement.

-Quand allons-nous passer à l’action ? se renseigna la religieuse qui portait encore son vêtement sacré malgré sa fuite.

Sœur Marie Madeleine représentait une aide précieuse aux yeux de Karmilla. Elle était l’une des seules à croire de tout son cœur à la nouvelle vie que Karmilla lui avait promis pour le futur. La vie religieuse lui avait au moins apporté une foi digne de soulever des montagnes. Même dans ces moments où Karmilla était désespérée, elle reprenait une once de lumière d’espoir en jetant un coup d’œil à la sœur qui brillait de tout son charme tel un rayon de soleil.

-J’y réfléchis. Nous partirons lorsque le moment sera venu.

-Et si on ne veut pas ? rétorqua Carla. Si notre vie d’avant nous semblait plus convenable que celle que nous vivons actuellement ?

-Quelle trouble fête celle-là ! chuchota Carla. On a besoin de toi, tu n’as pas le choix que de rester avec nous.

-Puis si tu nous fais faux bond, commença Karmilla…

-On te retrouvera et on te découpera en petits morceaux toi et les petits que tu as mis au monde, continua la sœur.

-Ca nous fera plus de viande pour notre départ ! sourit Hélène dont on ne pouvait dire si elle plaisantait vraiment.

-Avec un brun de romarin, ça donnerait un goût appréciable, compléta Lucile sur le ton de l’humour.

L’ambiance était légère dans cet endroit triste. Karmilla accordait une grande confiance à ces femmes avec qui elle ne partageait rien de ses pensées ni de son histoire.

-Je vais retourner au large, annonça alors la chef du groupe. Je trouverai un bateau et nous ferons voile vers l’Inde ! Nous deviendrons les femmes les plus riches d’Europe ! Nous nous vêtirons des plus beaux tissus et mangerons les mets les plus délicats. Nous serons comme des sœurs ! Ce sera le début et la fin !

Les femmes applaudirent sagement avec bienveillance.

-Carla, tu resteras ici avec la sœur. Vous continuerez à récolter les provisions nécessaires pour notre futur voyage. Blanche, vous partirez rafler les environs avec vous, Hélène. Complétez notre équipage de femmes prêtes à partir à l’aventure.

-Moi je ne suis pas prête, se défendit de nouveau Carla qui n’avait rien dit d’autre que des demandes incessantes pour retrouver sa famille.

-Tu es prête, répondit sèchement Karmilla. C’est pourquoi je t’ai choisi.

Carla se retourna, agrippant ses genoux enchainés contre elle, telle une prisonnière désespérée.

-Quand à Lucile et moi, nous partions chercher notre bateau.

-Et on se retrouve ? demanda la sœur passionnée de voyage et assoiffée de découvrir le monde dans toute sa beauté.

-D’ici quinze jours, nous serons là, près du port. Tenez vous prêtes.

Karmilla ignorait si ces projets étaient possibles. Elle donnerait tout ce dont il était possible pour que ces rêves le soient, que ce désir de liberté soit assouvi.

-Ainsi nous serons donc séparées, remarqua Hélène.

-C’est pour être mieux unies plus tard, lui répondit Karmilla.

-Depuis mon départ, avoua la jeune Dame, je crains de voir apparaitre des soldats que mon époux aurait payés et qu’ils me ramènent à lui. Il me tuerait sans aucun doute de lui avoir fait la honte d’avoir pris la fuite

-Rien ne t’arrivera ici. Nous prendrons ta défense, même au prix de notre vie, la rassura la chef.

-Le nombre me rassure. A deux, nous ne pouvons rien faire contre des gens comme eux. Ils ne voient que l’argent et le sang, s’indigna-t-elle.

La sœur rit :

-Tu serais étonnée de voir ce dont je suis capable.

-Et puis, ça ne sera l’affaire que de quelques jours, renchérit Karmilla.

Depuis qu’elle les avait unis, il y avait comme un rituel qui s’était lentement instauré. Elles s’octroyaient une discussion dont Karmilla trouvait à chaque fois le point final. Puis elles retournaient chacun de leur côté. Certaines affinités s’étaient formées entres elles, d’autres comme Carla étaient restées en retrait, ne sachant pas créer de lien. Karmilla se sentait bien parmi elles. Pour la première fois, elle faisait partie d’un semblant de famille. Elle en avait toujours rêvé. Elle retenait qu’elle devait agir pour avoir ce qu’elle voulait car rien n’arrivait sans travail préalable. Elle aidait la chance.

Elle s’isola, finissant son semblant de repas. Jamais auparavant elle ne s’était sentie aussi misérable. Elle avait toujours été oubliée mais oubliée la panse pleine de nourriture que Charlotte aimait à préparer avec tant d’amour qu’elle semblait née pour occuper cette place.

La nuit fut courte pour toutes ces femmes, êtres humains au sexe faible. Le jour succéda au sommeil. Dès l’aube, chacune regagna le poste que Karmilla avait fixé la veille. Il n’y eut qu’à peine un au revoir au moment où elles se mirent en route.

-Je crois qu’il va faire bien chaud, expliqua Lucile. Les nuages sont orangés comme je les aime.

-Tant mieux, lui répondit Karmilla. Ca nous fera un souci à moins à penser. On arrivera plus vite à notre destination sans nous enfoncer dans le sable mouillé.

Les champs de blé se transformèrent au fil de leurs pas en champs de sable. De grandes dunes accueillaient une faune et une flore qu’on ne retrouvait qu’aux abords de la mer. Les pieds s’enfonçaient si bien qu’un pas demandait plus d’efforts physiques que si le sol était bien dur. Karmilla se sentait de plus en plus vivante au fur et à mesure qu’elle sentait l’air marin vivifiant. Son rêve se trouvait au bout de ce désert jaunâtre. Elle marchait d’un pas plus rapide, soudain plus motivée lorsqu’elle y songeait.

Lucile était d’un caractère plus doux et plus bavard que sa compagne. Elle l’avait trouvé étrange dès lors qu’elle l’avait recruté. Il lui tardait elle aussi de mettre ses compétences à l’épreuve. Elle avait trop lu, tant appris ces dernières années, sans jamais avoir l’occasion de pratiquer. Il était temps que quelqu’un daigne lui faire enfin confiance pour quelque chose. Son art était la science, et plus particulièrement les étoiles.

- Quelle sera notre but exact une fois que nous aurons embarqué dans ce voyage? demanda la belle blonde.

Aussi étrange que cela puisse paraitre, c’était la première fois que quelqu’un eut l’audace de demander cela à Karmilla.

-Mon père, lorsqu’il est parti m’a laissé une carte. Il y a une île, quelque part, au niveau des indes. C’est là que nous nous rendrons dans un premier temps. S’il est parti là bas, il doit y avoir une raison.

-Depuis combien de temps est-il partie ?

Karmilla hésita avant de lui avouer avec une certaine gêne :

-J’étais encore une enfant lorsqu’il me l’a légué. Peu importe, il faut plus d’une décennie pour qu’une île ne disparaisse complètement sans laisser de trace

-Non mais nous te faisons toutes confiances, sauf Carla peut être. Je veux juste être certaine que tu sais ce que tu fais.

Descendant d’une dune, Lucile tomba jusqu’en bas sur les fesses. Karmilla éclata de rire. Elles ressemblaient à deux amies de très longue date ainsi.

-Crois moi, je n’ai aucune idée de ce que je fais. Mais je le fais et on verra. La vie n’aurait pas de sens si on en connaissait la fin.

-Dans ce cas, tu es complètement folle. Et ta folie nous contamine toutes.

-Il suffit de ne pas réfléchir et de foncer, tête baissée, vers notre destinée.

-Il faut du courage pour faire face à notre destin. Peu de monde en est capable en vérité. Tu es quelqu’un de spécial à mes yeux et aux yeux des autres filles.

-Ne dis pas de sottises, voyons.

-C’est bien vrai pourtant. Avant d’être ici, ma vie n’avait pas de sens et tu lui en as donné un en quelque sorte. Je te suis redevable pour cela. J’affronterai même la mort pour te suivre.

Karmilla rougit.

-Ne va pas jusque là quand même. Il faudra que des femmes fortes conduisent le navire tout de même.

Au fond, les deux femmes commençaient à apercevoir le bleu turquoise de l’océan.

-Tu faisais quoi avant d’être là ? demanda Karmilla

Les yeux perdus dans le vague comme si elle venait de voyager dans le passé, elle répondit :

-Je n’ai pas connu mes parents. Ils m’ont confié rapidement à une famille qui ne m’a jamais vraiment aimé, bien que j’y ai reçu une éducation correcte. L’homme de maison tenait une petite boutique dans laquelle il vendait toutes sortes de potions qui ne marchaient pas. Lorsque je me trouvais dans cette forêt l’autre jour, je cherchais quelques herbes afin de faire un onguent. Je ne servais qu’à cela. Ma maison était la forêt. Demain, ma maison sera l’océan.

-Notre histoire se ressemble, commenta Karmilla. Si je t’avais laissé croupir plus longtemps à cet endroit, tu m’aurais devancé.

-Tu oublies que tu as un courage que je ne possède pas.

Karmilla trouvait sa compagne bien sympathique mais trop admirative à son égard. Ses flatteries remontaient son piètre égo. Elle ne trouvait pas en elle le charisme d’une véritable aventurière. Elle serait une ombre. Assez intelligente pour agir discrètement mais pas assez pour prendre toute la responsabilité sur ses épaules. Son histoire ressemblait à celle de Karmilla. Cette dernière se demandait comme Lucile avait bien pu survivre en pensant de cette manière-ci. Jamais elle n’aurait pu continuer et s’effacer de la sorte.

La nuit tombée depuis quelques heures déjà, elles atteignirent la ville tant désirée. La plupart des gens s’étaient endormi à la même heure que le soleil. Un seul endroit était encore aux abois. Le même bar qui avait rejeté tant de fois Karmilla comme une effrontée. Cette fois-ci, il en serait autrement. Ils changeraient d’avis comme elle, elle avait changé d’apparence. Elle ferait en sorte qu’elle puisse grimper dans ce fichu navire.

Lucile était encore bien trop féminine aux yeux de la jeune femme. Le port du pantalon, bien que non réputé pour la plupart, n’était néanmoins pas le propre de l’homme. Il en fallait plus, pas que dans le pantalon d’ailleurs.

-Tu m’attends ici, lui ordonna la belle brune.

-Oui capitaine, sourit sa comparse blonde avec une innocence exagérée.

Aussitôt dit, elle se dirigea vers l’un des rochers à l’extrémité du sentier. Elle était obéissante, une qualité aussi bien qu’un défaut. Avec l’obéissance, on n’allait jamais aussi loin que ce dont on est capable véritablement. C’était vraiment trop facile. Mais au moins, elle ne surpasserait jamais sa maitresse. Karmilla se félicita intérieurement de cette remarque.

L’odeur du bon vieux rhum lui agressa les narines dès qu’elle eut passée le pas de la porte. D’un côté, il y avait des hommes qui jouaient aux échecs, de l’autre, des hommes qui buvaient tout leur soul pour oublier leurs mésaventures maritimes. Les seules femmes présentes étaient des filles de joie. Karmilla avança au travers de cette ambiance, qui, faute de ne pas être bonne, était au moins festive et chaleureuse.

-Hé mon p’tit ! l’interpella l’un des vieux posés au bar, un verre à la main. Viens ici dire bonjour à papy.

Les autres riaient en approchant leurs verres de leurs bouches. La jeune femme se posta à côté de lui, essayant de garder au fond d’elle, un brin de sa fierté.

-Bonjour, murmura-t-elle d’une voix si rauque qu’elle semblait enrouée.

-C’est pas un endroit pour les enfants, continua-t-il sur sa lancée, laissant les autres se moquer d’elle.

-J’ai l’âge d’assister à une beuverie, se défendit-elle.

-Eh bien, tu as du répondant. Tailles moi une pipe, t’auras la langue moins pendue ! s’esclaffa-t-il de plus belle.

Elle se sentit aussi humiliée qu’une enfant auquelle on aurait interdit un objet par faute de âge alors qu’il savait pertinemment son fonctionnement.

-T’as soif ? finit-il par demander. Viens donc à côté de tonton Jack et prends un verre.

Sans remerciement, elle prit place à ses côtés, lui arracha sa peinte des mains et avala d’une seule traite le liquide qu’il contenait. Ca lui brûla tant la gorge, qu’elle toussa et régurgita les trois quart du contenu. Une fois encore, elle causait malgré elle l’hilarité de ses camarades. Elle se félicita d’être seule, elle n’aurait en aucun cas accepter que l’une des femmes l’aie vue ainsi.

-STOP ! cria tonton Jack qui fit taire tous ces hommes. Comment t’appelles-tu mon p’tit ?

-Camille, murmura-t-elle.

-Camille ? C’est un prénom de gonzesse que tu as là !

-Suce moi la queue et tu verras que je suis un homme encore plus viril que tu ne l’as jamais été.

Après une nouvelle gorgée, il continua :

-Où vis-tu ?

-Ici et ailleurs. Je voyage sans cesse. Je n’ai ni famille, ni ami qui me retiennent à quelconque endroit.

-Eh bien Camille, c’est ton jour de chance aujourd’hui. Tu seras dorénavant mousse sur mon navire.

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