L'escorte du Prince

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Un genou logé dans le sable pâle, Eymline agita un petit amoncellement de gravillons dans le creux de sa main. Sans surprise, elle capta la présence des poursuivants. Ils gagnaient du terrain. Comme la distance entre-eux se rétrécissait, les Murmures lui soufflaient des indications plus précises.

Dans les flammes des pierres translucides, Eymline identifia clairement les vibrations de trois individus. Deux hommes et une femme, a priori, au vu de l'ampleur des ondes que renvoyait le désert. Des pas lourds, réguliers et masculins pour les hommes. Une démarche plus en délicatesse pour la femme.

L'un marchait loin devant les deux autres. Celui-là talonnait le groupe d'Eymline. Pas plus de cinq cents mètres les séparaient. L'homme en question connaissait la lecture des Murmures. Pas aussi bien qu'elle, le devinait-elle, puisqu'il ne semblait pas avoir conscience des deux individus qui suivaient ses traces.

Plus à l'est, environ six cents mètres derrière le premier pisteur, les deux derniers énergumènes progressaient à vive allure. Ils devaient posséder les bases nécessaires quant à l'interprétation des Murmures. Pas de quoi s'orienter précisément, cependant. Mais ces rudiments leur permettaient de ne pas perdre leur piste.

"Que te dit le sable ?" s'enquit Hemleck, dans une raillerie dédaigneuse.

Eymline expira lentement, s'astreignant au calme et au contrôle. Son souffle fut capturé par le foulard qui ceignait l'entièreté de sa tête. Quoique chaud, cet air lui aéra suffisamment le visage pour la soulager un instant de la chaleur implacable du désert. Tout en se redressant, elle parvint à étouffer sa colère. Elle était épuisée, irritable et anxieuse quant à la réussite de sa mission.

Elle se tourna vers ses trois compagnons de route, et bomba le torse pour faire face à Hemleck. Ce dernier se dressait juste derrière elle, écrasé sur lui-même, rendant son mètre quatre-vingt-dix moins impressionnant. Il attendait avec nonchalance le verdict d'Eymline. Même dans cette position d'adolescent contrarié, le colossal garde du corps dégageait une aura menaçante.

Eymline ne se laissa pas déstabiliser. Elle dépassa l'homme emmitouflé dans son long vêtement de lin, afin de faire directement face au prince d'Ortanne, Aleksilio Herliem. Le jeune homme lui lança un regard interrogateur.

Plus petit qu'Eymline, il était engoncé dans une multitude de couches d'étoffes diverses, bariolées et luxueuses, et alourdi par une myriade de bijoux. Ses doigts étaient couverts de bagues abritant chacune un émeraude, un rubis ou quelque autre pierre de valeur. Une enfilade de bracelets argentés ou endiamantés parcouraient ses poignets, avant de laisser leur place à des brassards dorés destinés à serrer et à décorer les manches de son vêtement ample. Sous son chèche bleu roi, on ne pouvait que soupçonner que des boucles d'oreilles et des colliers s'y dissimulaient.

"Nous sommes toujours suivis, votre Majesté. Ils se rapprochent. En continuant à notre allure actuelle, le premier nous aura rattrapés dans la nuit. Alors, les deux autres seront sur nous, peu de temps après."

Le prince Aleksilio ne répondit pas. Il pivota vers Kessar qui, immobile et aux aguets, fixait du regard l'horizon à l'est. Le guerrier d'élite se tourna vers son prince et se rapprocha, faisant carillonner les grains de sable. Il n'avait pas manqué un mot du rapport d'Eymline.

L'homme posa tour à tour les yeux sur le prince Aleksilio et sur la guide.

"Alors, il faut nous préparer à combattre", asséna-t-il sans ambages.

La solennité de Kessar tranchait avec le sarcasme mauvais d'Hemleck. Eymline n'appréciait aucun de ces deux hommes, qui avaient été sélectionnés pour escorter le prince d'Ortanne. A dire vrai, elle ne les connaissait qu'à peine puisqu'ils appartenaient à la garde rapprochée de la famille royale et, plus précisément, du prince Aleksilio. Eymline, de son côté, n'était qu'une obligée de la famille royale. Sa vie appartenait aux Herliem. De ce fait, elle n'avait qu'entraperçut, à de rares occasions, les guerriers émérites choisis pour défendre les souverains de la cité d'Ortanne.

Le prince se tourna vers Eymline. Elle n'avait que rarement croisé le chemin du fils du roi Jarhim. En réalité, ce qu'elle savait de lui provenait essentiellement des on-dit circulant entre serviteurs, des rumeurs cheminant dans les couloirs de la cité et de ses propres a priori, nourris par son mépris de la noblesse ortanienne.

Malgré son jeune âge, le prince possédait une intelligence certaine et une sagesse dont peu pouvaient se targuer. Sa maturité étonnait Eymline et, au cours de ses trois derniers jours de fuite, elle avait souvent eu l'impression de se trouver face à une personne bien plus âgée.

"Combattras-tu de mon côté, obligée ? s'enquit le prince. Ou trahiras-tu le sang de celui qui t'a nourrie, logée, et protégée de la sauvagerie de ce pays ?"

Eymline savait que de sa réponse dépendait l'heure de sa mort. Si elle refusait, Hemleck et Kessar l'abattraient sur-le-champ. Si elle acceptait, peut-être aurait-elle une chance de survivre à l'affrontement imminent avec leurs poursuivants. Elle était prise en étau, et bien incapable de semer ses deux potentiels bourreaux. Mais si elle achevait avec succès la mission qui lui avait été imposée, peut-être le prince se montrerait-il généreux et lui accorderait-il la liberté.

"Si de ma vie je peux défendre la vôtre, mon prince, considérez cela comme acquis. Néanmoins, me fournir une arme pour lutter contre l'ennemi s'avérerait utile."

Eymline ne put qu'à peine réprimer le sarcasme qui entachait ses belles paroles. Et le prince sembla le percevoir, puisqu'il émit un grognement méprisant à son encontre tout en lui jetant un regard noir. D'un signe du menton, il ordonna à Kessar de donner une lame à Eymline. L'homme s'exécuta, dégainant une longue dague dont le tranchant ondulait. Cette forme, semblable à une flamme figée, servait à retenir une épée adverse entrée en contact avec cette lame. Il s'agissait d'une arme pour main gauche. Une arme de soutien, somme toute. Mais, à elle seule, elle ne pouvait pas être considérée comme un équipement de guerrier convenable.

Lorsque Eymline quitta des yeux sa lame pour chercher ceux de Kessar, elle remarqua son sourire en coin, puisque ce dernier avait abaissé son foulard pour s'adresser au fils du roi. Il se moquait d'elle ouvertement. Le prince n'émit aucun commentaire, assurément réjoui de la situation dans laquelle se trouvait Eymline.

C'est ça ! s'emporta intérieurement la jeune femme. Souris, pendant que tu le peux encore. Lorsque tu dormiras profondément, je te ferai sauter chacune de tes dents avec cette foutue lame avant de te la planter dans la nuque.

"Bien ! conclut Aleksilio. Poursuivons, tant que nos ennemis nous le permettent. Et tâchons de dénicher un lieu depuis lequel nous aurons un avantage."

Eymline acquiesça subrepticement. Mieux valait rester discrète, à présent. Elle reprit donc la tête de la troupe et se laissa guider par les Murmures. Dénicher un lieu favorable pour eux, songea Eymline, dubitative.

Elle leva les yeux au ciel. Le soleil déclinait dangereusement. La rixe se déroulerait sous l'œil trompeur de la lune, dans une pénombre à double tranchant. La nuit offrirait à leurs poursuivants une opportunité parfaite pour attaquer par surprise, un avantage non négligeable. Mais dans cette même nuit, eux-même pourraient se cacher pour dévoiler leur présence au moment idéal.

Un instant, alors qu'elle glissait habilement sur le pan descendant d'une dune chantonnante, Eymline envisagea que Hemleck et Kessar périssent sous les coups des assassins. Qu'adviendrait-il d'elle, dans une telle situation ? Devait-elle, dès l'amorce du combat, se ranger du côté des adversaires ?

Elle lança un regard en arrière, feignant de s'assurer que tout le monde franchissait l'obstacle sans encombre. En permanence, au moins l'un des deux guerriers la scrutait. Elle ne se leurra pas sur les doutes qu'ils nourrissaient à son encontre. Dès lors qu'elle démontrerait de l'hostilité envers le prince, ou même envers l'un d'entre-eux, ils la mettraient à mort.

La jeune femme possédait les rudiments du duel à l'épée, puisqu'elle avait reçu un entrainement décent auprès d'un maître d'armes adroit et patient, mais se savait vaincue d'avance contre ces deux soldats experts ; qui plus est avec comme unique équipement une dague de défense.

Lorsque la lune domina pleinement le firmament, Eymline découvrit un lieu leur permettant de se reposer, à l'abri des froides et cinglantes bourrasques de la nuit. Elle nommait ces endroits les oasis. D'autres guides les surnommaient les auberges, quoiqu'aucun responsable ne vous y accueille avec un repas chaud et une bière fraiche. En réalité, il s'agissait de ruines de l'ancien monde, enfouies sous les tonnes de gravillons chantants. Certaines brèches dans les solides murs de ces cités antédiluviennes s'ouvraient à la surface du désert, offrant aux voyageurs des abris.

Depuis la cime d'une haute dune mauve, Eymline indiqua de l'index le lieu en question à son prince. "Nous y serons en sécurité.

— Nous serons surtout au pied du mur lorsque les assassins nous aurons rattrapés ! intervint Hemleck, avant de rire. Ce ne sera ni un gîte, ni une forteresse, mais un tombeau ! Cherches-tu à nous tromper, gamine ?

— Ils ne possèdent certainement pas davantage de vivres que nous, trancha Kessar. Ils ne tiendront pas un siège devant cet abri. Ils se verront contraint de nous attaquer de front et d'envahir ces ruines. Alors, nous pourrons user de cette opportunité.

— Qu'entends-tu par là, Kessar ? s'enquit le prince, avec un ton calme.

— Préparons une embuscade. Profitons de la connaissance des ruines de la guide pour nous poster parfaitement, bénéficiant des meilleures cachettes.

— As-tu déjà fait halte dans ces décombres, gamine ? demanda Hemleck, commençant à approuver le plan de son acolyte.

— Oui, quelques fois. Ce n'est pas la route la plus commune que je vous ai fait emprunter.

— Pourrions-nous nous en servir de bastion ? enchérit Kessar.

— Oui, sans doute. Le mieux aurait encore été d'avoir des arbalètes ou des fusils.

— Des armes de lâ… entama Hemleck avant de réfréner son dédain."

Le prince mit la main à sa ceinture, sous son ample vêtement, et sortit un révolver dont les balles luisait d'une substance bleutée à l'intérieur du barillet. "Un Brise, importé des Royaumes Fédérés, précisa-t-il. De quoi mener à bien une embuscade digne de ce nom."

Eymline fut d'abord surprise de trouver une telle arme ici. Puis, lui vint une question : le prince savait-il s'en servir ? Elle conserva son interrogation pour elle, de crainte de vexer le prince et de se voir infliger une cruelle répression de la part de ses gardes.

Pourtant, Kessar nourrissait les mêmes doutes.

"Vous êtes-vous déjà servi d'un Brise, mon prince ?

— Oui, notamment pour abattre les serviteurs qui remettent en questions mes compétences, répondit Aleksilio, irrité.

— Je ne cherchais pas à dénigrer vos capacités, mon prince. Seulement, il me semble dangereux que vous participiez à cette bataille. Peut-être devriez-vous remettre votre revolver à Hemleck ou à moi-même.

— Et si vous échouez à me protéger, comment me défendrai-je moi-même ?é

Kessar eut un mouvement de recul de la nuque et fronça les sourcils. Il paraissait interloqué, blessé même, que son prince se méfiât de ses compétences martiales. En son for intérieur, Eymline s'en réjouit. Elle ne se trouvait pas dans un groupe uni aux liens indéfectibles. La discorde menaçait de poindre à chaque instant ; et une échappatoire s'ensuivrait irrémédiablement.

"Gardez cette arme infernale sur vous, mon prince", fit Hemleck en s'approchant. Il posa une main rassurante sur le canon du pistolet et força Aleksilio à le baisser en direction du sol. "Gardez-la très proche de vous, et soyez prêt à vous en servir au cas où l'un de ces traitres nous échapperait."

Le prince hocha gravement la tête, puis rengaina l'arme aux mécanismes complexes et aux balles meurtrières. La tension au sein de la troupe sembla s'atténuer. La sérénité se trouvait encore loin, mais la situation se stabilisa. Eymline se fit de nouveau petite, et relança leur progression sans mot dire.

Dans les minutes qui suivirent, le quatuor avait gagné les ruines ensevelies. Une longue descente pentue menait directement à l'entrée. L'immense arche parcourues de bas-reliefs dorés qui surplombait le seuil de ce temple d'un autre âge n'était retenue que par une seule colonne encore stable. Loin d'être indemne, elle maintenait tout de même sa posture droite, contrairement au pilier adjacent qui ressemblait davantage à un amoncellement biscornu de grosses roches sculptées.

La lueur de la lune scintillait étrangement sur le matériau composant la structure. Les ombres des formes taillées dans la pierre se mouvaient comme des vaguelettes d'eau, donnant presque vie aux scènes gravées. Eymline les observa, alors qu'elle marchait lentement sous l'arche majestueuse. Des hommes et des femmes d'une taille improbable, dépassant largement de hauteur des ours, des chevaux et, sembla-t-il, une race inconnue d'énormes loups, faisaient face à des êtres humanoïdes dotés de membres supplémentaires. La foudre émanait d'eux, tandis que des flammes survenaient du côté des géants.

A la vue de ces deux éléments, Eymline sut qu'il s'agissait d'une gravure narrant un évènement de la Grande Guerre Magique. Peut-être même la bataille qui avait engendré l'Abîme et le monde dévasté dans lequel vivaient aujourd'hui les survivants.

"Concentre-toi sur la route, gamine !" lança Hemleck juste derrière elle. Ramenée à la réalité, elle réalisa qu'elle foulait actuellement les dalles du temple et évita de justesse une roche qui gisait devant elle.

Eymline vérifia que les trois autres individus la suivaient toujours, puis s'enfonça davantage dans le lieu oublié. La mélodie claironnante des dunes se fit plus étouffée, plus lointaine et, bientôt, l'on entendit plus aucun son provenant de l'extérieur.

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