Confrontation

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Le Manieur de Rêves vit le prince et son escorte s'engouffrer dans des ruines manstrarrs. Gartt savait que plusieurs bâtiments de cette ancienne civilisation avaient survécu à l'Abîme. Il en subsistait peu dans ce coin du monde et, parmi ceux ayant honorablement encaissé le choc de l'explosion magique, beaucoup avaient dû être engloutis par le désert corrompu.

Gartt était désormais à peu près sûr que leur guide possédait de grandes facultés dans la lecture des Murmures et que, si elle conduisait le prince aussi habilement au travers du désert, elle était indubitalement capable de lire les vibrations de ses pas à lui.

Par conséquent, ils ne s'arrêtaient pas pour passer la nuit. Non, ils l'attendaient. Un piège dans lequel il se lançerait allègrement. Il n'avait malheureusement pas d'autres solutions. Il nourissait l'espoir que le prince ne prît pas part au combat et que leur guide ne sût pas manier d'arme. Dans ce cas-là, à un contre deux, Gartt avait une chance de l'emporter sans trop de difficulté. Et puis, si la résistance se montrait trop rude, Gartt se focaliserait sur sa cible prioritaire. Ensuite, il lui suffirait de quitter les lieux et de fuir à travers le désert des Murmures.

Machinalement, il se passa la langue sur les lèvres, avec l'idée de les humecter. Mais sa bouche s'avéra si sèche que le contact de sa langue fut tout sauf agréable. Il songea encore une fois à se libérer de sa soif mais, même si ses ennemis savaient qu'il les suivait, mieux valait qu'ils n'apprissent pas que Gartt maniait les Rêves. Le prince détecterait aussitôt son pouvoir.

Les lunettes plaquées sur le front, le Manieur de Rêves apprécia un instant cette soirée. Le vent le fouettait tel un martinet de glace. Pourtant, à couvert sous son lourd manteau, Gartt ne décéla dans ce vaste paysage que paix et repos. Le calme avant les cris, le crissement de l'acier et l'écoulement du sang.

L'homme inspira profondément. Après cette mission, il lui faudrait faire son rapport à la guilde. Puis, enfin, il pourrait retourner chez lui, dans sa demeure à Castelac. Il s'imaginait déjà assis sur son canapé douillet à côté de son âtre flamboyant, à siroter un thé des îles Mastre, les pieds dans ses confortables pantoufles en laine, tout en poursuivant la lecture de l'ouvrage "La faune d'un autre temps". Cette vision dérobée au futur égaya Manieur. Ainsi ragaillardi, il se lança à corps perdu dans l'inévitable confrontation.

Il franchit le seuil du temple manstrarr et, la main posée sur le manche de sa dague, s'engagea dans les ruines affairant à la surface du désert. Malgré ses efforts pour agiter le moins possible les grains de sable et réduire leur tintement, Gartt ne put supprimer totalement le bruit. Ceux qui l'attendaient à l'intérieur sauraient qu'il venait.

A l'affût, il se faufila entre les décombres formant des tas plus ou moins conséquents çà et là. Réflexe acquis lors de sa formation et de ses années de profession, il chercha à évoluer dans la pénombre, loin des rares éclats de lune qui parvenaient jusque dans le temple.

Soudain, derrière lui, sur sa droite, des cailloux glissèrent le long d'une structure brisée. D'un coup d'oeil, Gartt repéra un adversaire perché sur l'édifice détruit. Une embuscade, évidemment !

L'homme juché comme un oiseau de proie bondit. Sa longue épée courbée dans la main, il atterit sur le Manieur de Rêves avant que celui-ci n'ait eu le temps de réagir. Ils s'écrasèrent tous deux sur le sol et le volatile humain roula deux ou trois mètres plus loin.

Entrainé au combat, Gartt se redressa presque instantanément. Il envisagea d'ouvrir son Rêve à l'ennemi, ou même d'assaillir le sien, mais se ravisa. Il ne bénéficerait pas du temps nécessaire pour mener à bien une telle offensive. Il ne se trompa pas sur ce dernier point, puisqu'une hallebarde siffla dans son dos.

Gartt se jeta sur le côté pour esquiver la lame de hache située à l'extrémité de l'arme. Il s'écrasa lourdement sur les débris parsemant le sol et sentit la douleur parcourir son épaule et sa cuisse. Toujours aussi leste, le Manieur se releva et observa son nouvel adversaire. C'était un colosse atteignant presque les deux mètres de hauteur. Il ne portait pas de foulard et Gartt put admirer les nombreuses balafres qui striaient son visage chauve et glabre. Un sourire idiot déformait sa figure. Dans ses yeux, brillait une mort moqueuse.

L'instant suivant, celui qui se prenait pour un aigle l'avait rejoint. Tous deux se tenaient côte à côte, l'épée courbe et l'arme d'hast pointée sur l'homme à la dague. Gartt décida de changer de technique. Il dégaina son épée longue, dont les ciselures enjolivant la lame droite trahissait une provenance des Royaumes Fédérés.

"Qui es-tu ?" tempêta la montagne de muscles, en réaction à cette information. Ils ne s'attendaient pas à recevoir un assassin issu de la partie méridionale du monde. Ils s'étaient préparés à affronter des hommes de leur pays. Des talaniens. Des traitres.

Discrètement, une tête apparut de derrière une colonne, dans le dos des deux gardes. Le prince Aleksilio se penchait pour se renseigner sur l'identité de Gartt. Juste à côté de lui, s'esquissa un autre visage. Celui d'une femme, de quelques années plus âgées que le prince. Assurément leur guide. Ils se croyaient cachés. Très bien ! Ce sera donc du deux contre un.

Le Manieur de Rêves chargea, l'épée brandie. Le guerrier possédant la lame en demi-lune réagit le premier. Il lança un grand coup vertical, que Gartt évita en effectuant des pas vifs et agiles qu'un danseur lui aurait jalousés.

Incapable de frapper ce premier adversaire, puisqu'il se trouvait trop près de lui pour l'atteindre de sa lame, Gartt opta pour l'alternative. D'estoc, il attaqua le grand guerrier. Trop lent pour esquiver ou pour devier avec son arme d'hast, l'homme leva sa main entre sa gorge et la pointe de l'épée. Celle-ci s'enfonça sans résistance dans la tendre chair de la paume, avant de resurgir de l'autre côté de la main.

La brute chauve cracha un juron puis, sur son faciès, se figea un rictus provoqué par la douleur. Gartt sut qu'il n'atteindrait pas sa cible et que, s'il ne délogeait pas prestement son arme de la chair sanguilonente de son ennemi, il serait pris au piège et devrait abandonner son épée. Bandant les muscles de tout son corps, il pivota des poignets, des épaules et des hanches et récupéra sa lame. Quand le fer grinça contre ses os, le colosse hurla de nouveau.

A peine avait-il retrouvé pleine possession de son épée, que la lame courbe s'écasait sur Gartt. Il se protégea tant bien que mal, levant l'arme devant lui. Cependant, sa propre épée, si elle bloqua efficacement l'élan de l'adversaire, se replia dans la peau de son épaule gauche. La pression augmenta et Garrt dut effectuer quelques pas en arrière pour regagner son équilibre.

Un coup donné pour un coup reçu. A ce rythme-là, il tomberait avant les deux guerriers talaniens. Mais, quelque chose d'autre était né de ce premier échange.

Les Murmures.

Gartt savait qu'il ne fallait surtout pas réveiller ceux qui chuchotaient à travers le sable. S'il n'exécutait pas promptement les gardes du prince, les crissements de l'acier électriseraient les souvenirs qui hantaient le désert. Les talaniens devaient également savoir que leur temps en ce lieu n'était pas illimité.

Gartt sentit les Murmures circuler sous ses pieds, à travers ses bottes. L'éclat mauve de sable s'intensifiait. Sa musique stridente s'amplifiait. Même le sourire badin du colosse s'estompa quand le phénomène s'amorça.

"Nous savons tous ce qu'il adviendra de nous si nous continuons ainsi, fit Gartt, se hasardant à la négociation. Livrez-moi le prince d'Ortanne, et nous aurons une chance de tous quitter ce lieu en vie."

Les deux hommes en face de lui rirent bruyamment. Ils ne cèderaient pas aussi aisément. Alors que le Manieur s'apprêtait à lancer une nouvelle offensive, deux autres individus firent irruption dans le temple. Leur silhouette se dessinait au gré des rayons blafards de la lune. Gartt identifia un homme et une femme. Tous deux talaniens, au vu de leurs vêtements et de leurs armes.

Des renforts ? ou bien… des assasins engagés par le frère du roi Jarhim pour achever le travail ! Oui. Voilà pourquoi les gardes du prince avaient eu l'air si surpris à la vue de Gartt. Ils avaient compté lutter contre des confrères, non contre un étranger.

Le changement de posture des deux gardes, tentant de faire face à la fois aux nouveaux venus et à Gartt, confirma ses suspicions. Cela venait renverser les rapports de force.

"Kessar, mon frère ! lança l'homme qui entrait avec précaution dans le temple. Au nom du roi Herdem Herliem, nous sommes ici pour le fils du lâche. Pour Aleksilio, l'engeance bâtarde de défunt Jarhim. Il est inutile que, pour sa misérable vie, vous donniez la vôtre, toi et Hemleck. Nous n'avons ni l'ordre ni l'envie de lever nos armes contre vous."

Avec la précision d'un loup en chasse, Gartt étudia les nouveaux venus. Celui qui avait parlé progressait sur le qui-vive en première position, et était armé deux lames courbes qui pendaient à sa ceinture de cuir. Dans ses déplacements, Gartt releva un enchainement de postures défensives et idéales pour une contre-offensive fulgurante. Contrairement à ce qu'il affirmait, il se préparait à se battre. Son visage, en revanche, reflétait une certaine tranquilité de l'esprit ; indéniablement factice, devina le Manieur de Rêves.

Dernière lui, avançait la femme. Elle lançait des regards vifs et précis à tous ceux qui habitaient cette ruine. D'une main, elle tenait la branche flexible d'un arc et, de l'autre, frôlait la corde au repos. Toutes les flèches reposaient dans son carquois et les bouts empennés dépassaient au-dessus de son épaule droite. Elle respirait la méfiance.

"Yial… Nous appeler "frères" me semble bien présomptueux de ta part. Tu es un traître !" répliqua le dénommé Kessar. Au ton qu'il employa, Gartt devina la relation qu'ils partageaient. Ils se connaissaient, certes, mais devaient chacun se considérer comme rival. Les machinations de la couronne avaient fait d'eux de véritables ennemis.

L'assassin au service de Herdem dégaina ses épées jumelles. Il n'était déjà plus question de négocier une capitulation. Juste derrière lui, la femme encocha une flèche, pointa son projectile en direction des gardes du prince, mais ne s'épuisa pas à tendre la corde. Elle attendrait le moment opportun.

Se regardant en chien de faïence, les deux duos se jaugeaient, cherchant à déterminer celui qui attaquerait le premier. Puis, comme s'il remarquait pour la première fois Gartt, l'homme aux deux lames arrondies en orienta une dans sa direction. "Vous avez payé un mercenaire des Royaumes Fédérés pour protéger un rejeton de notre patrie ? Et c'est moi que tu accuses de traîtrise ?"

Les soldats du prince dévisagèrent fugitivement le Manieur de Rêves, comme s'il ne représentait plus de réelle menace. Bonne nouvelle pour Gartt. Il ne trouverait aucun intérêt à affronter ces bretteurs. Il chérissait l'idée que les quatres talaniens ne s'alliassent pas pour le supprimer en priorité.

"Il n'est pas avec vous, chiens ?" s'étonna Kessar, tout en s'efforçant de conserver un ton agressif. Aucune réponse ne résonna dans les vastes décombres. Une nouvelle fois, Kessar jeta un regard plein de mépris au Manieur de Rêves. "Qu'importe ! De toute façon, vous mourrez tous."

Les éclats de voix attisaient les Murmures. Gartt les sentaient vibrer sous ses pieds. Ils se trouvaient là, à la frontière avec leur réalité. Ils rampaient sur une lisière invisible, prêts à s'extirper de leur monde pour ravager celui des humains. Gartt sut qu'il devait agir sur-le-champ.

A grandes enjambées, ils s'élança en direction des gardiens du prince. Aussi véloce qu'un loup, il esquiva la hallebarde de Hemleck, bondit sur le morceau d'une statue écroulée juste à côté puis s'envola dans un saut risqué au-dessus du colosse. Gartt atterrit sur son épaule, avant de se laisser rouler pour amortir la chute. Bouche bée devant son acrobatie inattendue, les quatre guerriers talaniens offrirent à Gartt le temps nécessaire pour se ruer sur le prince.

"Arrête-le !" entendit Gartt, avant que le fracas de l'acier n'eût produit de dangereux échos contre les parois du temple oublié. Sans se retourner, Gartt devina qu'un duel s'était enclenché entre Yial et Kessar. Le souffle rauque de Hemleck le suivait de près, jusqu'à ce qu'une flèche siffle avec stridence et arrache un juron plaintif à son poursuivant. La femme l'avait ciblé et son tir avait porté.

Plus rien ne pouvait empêcher Gartt d'atteindre le prince. L'arme au clair, il accéléra sa course, donnant de grandes impulsions à son corps avec ses jambes. Dans son champ de vision périphérique, il capta la présence de la guide. Il ne s'en soucia pas. Elle ne lui opposerait aucune résistance. A l'instant où il s'apprêtait à faucher le prince, ce dernier braqua un Brise des Royaumes Fédérés dans sa direction. Sans hésitation aucune, le jeune homme pressa sur la détente et fit hurler le canon. Le cri mécanique se répercuta contre les murs misérables et décrépits, comme la réponse d'une meute à son chef.

Le froid vint le premier. Il perfora son corps, sous la clavicule gauche, non loin de sa lésion récente à l'épaule. Il glaça sa chair, ses muscles, ses os et son âme. Puis, il s'en alla ; laissant une vague de chaleur remplir le trou qu'il avait laissé. Alors, la douleur jaillit. Tel une rivière tumultueuse libérée d'un barrage, elle se répandit avec force et intensité. Son torse souffrit, son bras le lança et son cou se tendit sous la souffrance.

Le choc repoussa Gartt, qui tomba à la renverse, le souffle coupé. Le yeux perdus, il palpa sa blessure. Le sang chaud s'écoula entre ses doigts, comme pour l'avertir que la mort sonnait à sa porte.

Privé d'alternative, le Manieur de Rêves se libéra de sa douleur, de ses craintes et sa fatigue. D'un coup de dague, dont personne dans le temple ne fut témoin, il s'octroya une seconde chance. Toutefois, alléchés, les Murmures se rapprochèrent de lui, comme des charognards attirés par de la viande sanguilonente.

Leste comme un canidé sauvage, il récupéra son épée tombée au sol, se redressa et chargea le prince. Son pistolet, toujours tendu vers son ennemi, se mit à tremblotter. Voir homme refuser une mort certaine en aurait destabilisé plus d'un. La deuxième balle surgit du canon, mais se perdit dans les ruines.

Soudain, se passa ce que Gartt redoutait par-dessus tout. Le prince, poussé dans ses derniers retranchements, envoya une onde onirique devant lui, fracassant les barrières mentales de tous ceux présents dans le temple manstrarr. Gartt dressa les défenses de son Rêve de justesse, mais les Murmures, qui patientaient comme des vautours, abosorbèrent la magie vomie par le prince. La lisière entre les mondes se fractura.

Vakaa Kón se confronta à Yarr'Vantar.

Les Seigneurs-Mondes se heurtèrent l'un contre l'autre et la réalité se distordit.

L'instant d'après, plus aucun être humain ne se trouvait dans les décombres du temple manstrarr…

Hormis le corps inerte du prince d'Ortanne.

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