Le gros chat qui parle

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  J’étais une femme prisonnière d’une tour d’ivoire. Une tour que j’avais construite moi-même, attirée par le pouvoir et par le vertige du prestige et de l’argent. Mes parents n’auraient jamais accepté que je sois une rêveuse, que je sois un peintre, que je sois une artiste. La réussite sociale se mesurait au prix de la voiture garée au pied de ces géants d’acier, de béton et de verre. Je pensais que mon âme ne me le pardonnerait jamais. Et, comme tous les empires construits sur l’orgueil, l’avidité et la mélancolie d’avoir piétiné ses rêves avec des bottes à 2000 euros, ma prison minérale s’effondra sur moi.

  Je m’étais perdue.

  Je me levais tous les jours à 6h05. Mon manque de ponctualité, c’était ma marque de fabrique, un peu de mon identité volée au sein de l’entreprise. Je prenais le RER A de St Germain en Laye, direction la Grande Arche de La Défense. À 7h15, je pénétrais dans l’antre du monstre ; une tour de 259 mètres de hauteur, anonyme, monotone, perdue au milieu d’un cimetière de cristal. Je répétais les mêmes gestes, donnais les mêmes ordres avec un regard accusateur protégé dans mon tailleur Chanel, mes cheveux solidement noués sur mon crâne. Ma carrière, c’était désormais mon Graal, mon ivresse, mon tout, mon identité. Mes parents et mon fiancé m’avaient convaincue. J’avais abandonné tout espoir de rédemption.

  Mais, ce jour-là, le RER A était en grève. Je ne l’avais pas anticipée. Un comble dans mon métier. Deux heures de retard. Mon patron me convoqua dans son bureau. Il avait une double casquette. Patron et fiancé. Un homme puissant qui obtenait ce qu’il voulait. Il m’avait d'ailleurs obtenue sans que je ne résiste beaucoup ; mon esprit rebelle et créatif s’était éteint dès les premiers mois à humer l’air de la grande ville.

  Franck me toisait avec un soupçon de condescendance dans son regard. Lui debout, moi assise. Il allait me sermonner en égratignant ma dignité de femme et tout rentrerait dans l’ordre. J’en étais persuadée. Je ne doutais plus depuis mon intronisation au 39ème étage ; j’étais bien trop haut perchée.

  La nouvelle cingla comme l’étoile du matin que ma grand-mère utilisait pour battre le blé. Un fléau redoutable qui me fit chuter en un instant.

  — Je te quitte. Je vois une autre femme. Et elle me convient mieux. Tu es encore en retard. C’est trop. Je vais te faciliter la vie. On ne se croisera plus. Tu recevras les indemnités de licenciement et la paperasse à ton domicile.

  Mon visage était livide ; je n’arrivais pas à rendre intelligible son discours. Une partie de moi voulait s’effondrer avec ma vie, mais une autre partie commençait à danser et à sourire. En balayant ma carrière et ma vie amoureuse avec quelques mots, cet homme que j’aurais dû détester me délivra. Ma réponse me surprit, tout autant que lui. Un mélange de désarroi, et de libération ; je détachai mes cheveux noirs ; c’était la première fois que je souriais en 5 ans.

  — Merci.

  L’euphorie de ma délivrance ne dura pas bien longtemps. Dès que mes bottes foulèrent l’esplanade devant le building qui m’avait vomie, je tremblai et je dus m’asseoir au bord d’une petite fontaine. Mes larmes étaient incontrôlables ; je scrutais le reflet de mon visage abîmé par tant d’errance, à la surface de l’eau. De l’eau, tant d’eau… Mon âme plongea dans mes souvenirs ; je me souvins aussitôt de cette plage, de la marée basse qui découvrait mon horizon le jour où j'eus décidé de quitter le petit village de mes grands-parents, sur l’Ile de Ré. Je n’y étais jamais retournée depuis.

  J’avais tout perdu si violemment. Je me sentais vide, agonisante d’une souffrance qui broyait mon cœur. J’avais besoin de repos, de faire le point et de changer ma vie. J’avais besoin de reparler à la petite fille que j’avais perdue.

* * * *

  Ars-en-Ré, hors saison. L’été Indien apporte une douceur tamisée à la lumière du soleil. Les murs blancs semblent capturer le temps. Les passeroses donnent des couleurs merveilleuses aux petites venelles labyrinthiques où mon esprit vagabonde enfin. Je prends le temps de respirer l’air salé et l’odeur de mon passé.

  Mes grands-parents m’ont accueillie sans me poser de questions. Ces gens-là ont appris à reconnaître la souffrance de l’âme. Je décide de retourner sur cette plage qui m’a tant donné. C’est ici que j’ai fait mes premiers pas. C’est ici que j’ai appris à nager, à regarder l’océan, à apprécier les couleurs du crépuscule et les caresses du vent sur ma peau. C’est ici que j’ai appris à rêver et à peindre les nuances du temps sur le visage des promeneurs anonymes.

  C’est marée basse. Je m’assoie sur la digue puis m’allonge en contemplant le ciel dégagé. Le ressac des vagues berce mon imagination et je m’endors paisiblement. L’air iodé venant des dunes, des marais salants, des champs d’immortelles, glisse sur ma chemise blanche et me transporte ailleurs.

* * * *

  Je sens le velours d’un pelage soyeux sur ma jambe nue. C’est un chat. Un gros chat gris et blanc qui se frotte sur moi. Le voilà déjà qui part. Il s’assoit à quelques mètres de mes orteils et commence à se lécher les pattes. Je me redresse et l’observe. Devant moi, la marée basse se perd vers l’horizon ; je ne vois même plus l’océan.

  — Tu vas attendre longtemps sans rien faire ?

  Une voix fluette et facétieuse me transperce l’esprit.

  — Qui me parle ? paniquai-je aussitôt.

  — Moi. Qui d’autre ?

  Le chat. Le chat me parle. J’en reste sans voix. Il bondit à mes pieds et prend un air paresseux et nonchalant. Il se lèche encore les pattes ; je tente de partir tout doucement.

  — Alors c’est ta réponse à tes tourments ? Fuir ? Éviter l’évidence ? Oublier ce que tu es ? Ce que tu as fait ce jour-là ?

  — Un chat, ça ne parle pas, déglutis-je, encore pétrie de mes certitudes.

  — Tous les chats parlent. Les corbeaux aussi. Même les chiens…

  — Et les grenouilles…

  — Non, les grenouilles ne parlent pas, elles croassent. Tu divagues, jeune fille.

  — Ah, pardon… pas les grenouilles… où donc avais-je la tête ?

  — Dans la lune. Et c’est un bon début. Tu veux retrouver ta voie mais tu ne sais même pas dans quelle direction regarder. Reprends goût aux émotions, à tes propres sens, à la vérité. Te souviens-tu du talent de ton âme, ce talent que tu as corrompu avec l’ivresse de la productivité et du pouvoir ?

  — Wahoow… Je dois rêver… Qui es-tu gros chat qui cause si bien ?

  — Tes mots sont blessants. Je ne suis pas gros. J’aime beaucoup les crevettes, c’est tout. Puisque tu n’es pas prête, je m’en vais. Je suis un chat susceptible.

  — Attends ! Pardon !

  Le gros chat se trémousse par-dessus la digue d’un bond finalement très agile pour sa masse. Il disparaît, in fine, dans les marais.

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