La petite fille qui peint

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  Le repas est délicieux. Des pommes de terre de l’île de Ré, des soles fraîches, péchées dans le fier d’Ars, accompagnées de pommes de terres, de salicorne et de fleur de sel… J’avais oublié la saveur que ces paysages apaisés pouvaient offrir à mon palais.

  — Demain, c’est jour de marché. Je ramènerai du melon et des huîtres, se félicite mon grand-père.

  — On a de la chance, le temps est magnifique. N’est-ce pas ma chérie ? chantonne ma grand-mère en souriant.

  — C’est… c’est comme si c’était la première fois que je vois le soleil ! Tout me parait si nouveau, si vivant… Je vous remercie de…

  — Tu es notre petite fille. Ta grisaille parisienne est un poison lent. Tu as bien fait de venir. Il fallait te ressourcer avant d’y retourner, rétorque mon grand-père en avalant une pomme de terre.

  Il a de larges mains de saunier, des rides joyeuses sur sa peau usée et une fierté chaleureuse qui vous donne toujours espoir. Ma grand-mère laisse ses longs cheveux blancs libres comme le vent. Elle est mince et courbée, un sourire infini dans ses yeux couleur aurore.

  Quelques minutes s’écoulent. J’observe les portraits de nos ancêtres accrochés sur les murs de la maison. Je décide alors de leur dire la vérité :

  — Pour être honnête, je ne retournerai pas à Paris.

  — Tu n’aimes pas ton boulot, comprit mon grand-père. Je ne te juge pas. On travaille pour se nourrir, mais aussi pour nourrir notre âme.

  — Oui. Tu as raison grand-père.

  — Tu n’aimes pas ton fiancé, comprit ma grand-mère. Je ne te juge pas non plus. L’amour est évident. Ce n’est surtout pas une prison.

  — Vous… vous me comprenez si bien…, souris-je, les yeux humides, le visage radieux.

  — Ton père a perdu l’espoir de voir la beauté de la vie. On a essayé de l’aider mais, pour lui, tout ce qui comptait c’était sa carrière. Il a laissé tombé la musique à 20 ans pour tomber dans la finance, expliqua mon grand-père, désolé.

  — Ton père avait du talent étant petit. Il n’est pas trop tard pour toi, sourit ma grand-mère en caressant mes cheveux.

  — J’ai croisé un chat qui parle, à la plage, lançai-je soudainement.

  — Le gros chat du Martray ? Ouais, il est bavard celui-là ! rigola mon grand-père.

  — Alors tu le connais ?

  — Je l’ai croisé une fois ou deux dans ma jeunesse.

  — Il doit être vieux !

  — Aussi vieux que le sable et l’écume des vagues peuvent l'être, conclut ma grand-mère en versant le thé.

* * * *

  Le lendemain, je retourne sur la plage. J’ai envie de peindre, comme je le faisais étant plus jeune, mais aucune inspiration, aucune âme ne sort de mes pinceaux. Frustrée et énervée, je range mon matériel de rage. Mon cœur est impatient de retrouver le gros chat du Martray. Je m’allonge alors au même endroit, devant la même marée basse, devant le même horizon.

  Mais le gros chat du Martray ne revient pas. Je reste alors assise, mes bras sur les genoux, le regard perdu et mélancolique tourné vers l’océan qui ne daigne pas remonter vers moi.

  Je m’assoupis.

* * * *

  — Tu vas attendre longtemps sans rien faire ?

  — Oh, c’est toi ! Comme je suis heureuse de te revoir ! Je n’arrive pas à créer… à peindre comme autrefois… Je crois que c’est ce que je veux faire… peindre…

  Le gros chat du Martray se lèche les pattes devant moi. Sa queue soulève le sable de temps en temps.

  — Tu ne pourras pas pécher de bons poissons tant que la marée sera basse, me dit-il d’un air espiègle.

  — Que ferais-je donc de ces poissons ?

  — Tu me les donnerais, en signe de remerciement.

  — Pourquoi devrais-je te remercier ?

  — Parce que tu te seras souvenue.

  — Me souvenir de quoi ?

  — Te souvenir de la marée haute.

  — Je m’en souviens. Il suffit d’attendre pour la revoir.

  — Alors attendons. Nous verrons bien.

* * * *

  La laisse de l’eau ne bouge pas. Les algues mortes dessinent indéfiniment la même frontière entre l’océan fantastique et l’âpreté de l’estran rocailleux. Six heures passent.

  Le gros chat du Martray m’interroge soudain :

  — Tu vas attendre longtemps sans rien faire ?

  — La marée… l’océan ne bouge plus. Tout est figé…, réalisai-je enfin.

  — Évidemment. Attendre est inutile. Tu dois lui parler.

  — Parler à qui ?

  — À la petite fille qui empêche à la marée de vivre.

  — Où est-elle ?

  — Tu le sais parfaitement.

  — Dans mon cœur ?

  — Ah, ah ! Non ! N’importe quoi ! Il n’y a pas encore assez de place dans ton cœur pour l’y trouver.

  — Mais…

  — Elle est là où tu l’as laissée, miaula le gros chat du Martray en s’étirant, puis en filant par-dessus la digue.

  — Attends ! Oh, il a encore filé ce chapardeur !

  Je reste de longues minutes à me souvenir de la petite fille. Je ferme les yeux. Un ciré jaune. Des bottes roses. Des coquillages en colimaçon. Des rires. Des sanglots.

  Je me lève soudain et marche en direction d’une grande jetée. Un magnifique voilier disparaît à l’horizon ; une ombre malheureuse apparaît tout au bout du chemin de pierre. Une petite fille pleure, accroupie dans son ciré jaune. Ses larmes et celles du ciel assombri par les nuages se mélangent et remplissent l’océan. Je m’assoie à côté d’elle en posant une main réconfortante sur ses cheveux d’ange.

  — Pourquoi pleures-tu, petite fille ?

  — Parce que l’océan m’a volé mon ami, répond-elle en reniflant.

  — Je suis là. Ça va aller. Tu peux m’en parler si tu veux.

  — La marée… L’océan est monté trop vite… et… et mon chat… mon chat est resté coincé sur un rocher… Je le vois plus… il s’est noyé…

  — Je suis désolée. Ce n’est pas ta faute. Il faut te pardonner.

  — Si, c’est ta faute ! J’étais en train de peindre un coquillage et je l’ai pas entendu m’appeler à l’aide. Je l’ai vu sur ce rocher. Il tournait en rond… Je ne pouvais plus l’aider. Alors, j’ai maudit l’océan. J’ai fait le vœu que la marée ne monte plus jamais ! Plus jamais !

  — Je te pardonne, petite Luna. La marée c’est la vie. Elle t’apporte l’espoir, l’inspiration et la tristesse. On ne peut pas arrêter la vie.

  — Je ne veux plus jamais peindre. Je ne veux plus jamais revoir l’océan !

  — Tu le reverras.

  — Quand ?

  — Je lui ai parlé aujourd’hui.

  — Comment va-t-il ?

  — Toujours un peu enveloppé. Je dois le remercier.

  — Tu peux faire ça pour moi ? Oh, merci ! Dis-lui… dis-lui, s’il te plait, que je l’aime. Qu’il me manque. Que je ne l’oublierai jamais.

  — Je te le promets.

* * * *

  La marée haute léchait mes pieds.

  Je me réveillai, un sourire contemplatif accroché à mes lèvres et de l’inspiration à jamais dans mon cœur.

  Deux mois plus tard, j’ouvrai ma propre galerie d’art à St Martin. Mes œuvres touchaient les gens ; j'étais épanouie. Je rêvais quelquefois sur la digue de cette plage où j’ai appris à marcher, où j’ai appris à peindre, où j’ai appris à vivre.

  Mais le gros chat dodu du Martray, lui, n’y revint jamais plus.

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