L'impulsion

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 C'est Paris. C'est la nuit. Douceur le long des pas. C'est un choix qui ne s'affirme jamais, d'une rue glauque à la Seine cobalt. Sombrent, sombrent, nos amours avortés. D'un regard qui ne se prolongera pas, d'un mot, la passante s'en va avec son mystère, sa vie, ses tourments et ses passions pressées loin d'une pudeur qui ne sait que fuir. C'est Paris. C'est la nuit. C'est James qui marche le dos rond dans les artères d'une capitale où tant de solitudes se frôlent sans se donner. Depuis son retour, depuis les marches d'un nouveau succès qu'on lui promet encore, James laisse vivre un léger gène parmi les enthousiasmes de son univers. Lucie, la maison d'édition, les parisiens et les médias se pâment de le solliciter. James n'y vie rien de profond. Il n'écrit plus. Il a quitté les baignoires. Il marche dans les rues, et croise tant d'histoires, qu'il n'en rencontre aucune. Chaque passant l'attire tant et plus, qu'aucun ne le décide. James flâne. C'est une balade sans amarres. Plus il croise de kébabs et de boites aux relents d'urines, plus il s'enferme dans le pas de trop. James marche, de ne savoir s'arrêter. James a quitté Florence pour s'ouvrir une nouvelle vie. En définitive, il n'y a jamais qu'un livre de plus. Oui. Mais pas maintenant, pas de suite. Quelque chose ne s'est pas encore donné.

 Allez. Pas d'inquiétude. C'est Paris. C'est donc une nuit d'orfèvre, si on le peut. James entrevoit les portes battantes d'un cinéma ouvert pour une veillée spéciale : Nuit du Cinéma Fantastique. On promet animations, séances amusantes, plaids et sucreries. Tout se terminera par un petit déjeuner pour les plus endurants des cinéphages. James sourit. C'est Paris. C'est la nuit. Il franchit les portes.

*          *          *

 Dernière image. La salle se rallume. On vient de clore une douce perdition. On baille. On s'étire. On remue sous les couvertures. La nuit blanche se termine. James, tout en profitant des films proposés, a ressentit sa solitude avec une intensité déconcertante. D'ordinaire, il n'y pense jamais. Il est seul, c'est vrai, mais c'est son état habituel. Il n'en a jamais fait pour lui-même et en lui-même un drame. Il est seul, soit. Il n'est pas de nature jalouse, du moins le croit-il. Mais dans cette salle, cette nuit, parmi les noctambules et les geeks cinéphiles réunis en communautés d'amoureux ou d'amis, il le ressent non plus comme une nature mais comme un déséquilibre. Seul. En manque de l'autre. Oui. Appétit nouveau. La salle se vide. La séance se termine quand James l'a veut rejouée. Trop tard. Il se lève, pivote sur lui-même ; marche vers la sortie ; enjambe des coussins ; atteint le hall d'entrée ; s'apprête à sortir.

  • Alors ? On se fait une toile ?

 Surprise. Retournons-nous. Lucie est là. Elle sourit. Ce sourire là, James ne lui a jamais vu. Il lui crée des fossettes inédites. Elle est habillée d'une tenue large : chemise ample, de lin, tenue par une ceinture de cuir ; un jean délavé à trous ; des converses rouges ; des cheveux dénoués. Ils retombent en ondulant par soubresauts sur ses épaules. La brillante entrepreneuse ressemble à une étudiante en histoire de l'art.

  • Une toile ? L'expression est un peu vieillotte, non ?
  • Bah... je n'offrirai aucune concession à quelqu'un qui prône l'innovation lexicale en utilisant le mot vieillotte.
  • Pas même si c'est un grand écrivain ?
  • Pas même.

 La chamaillerie est feinte, le rire est franc. Le temps pluvieux conduit ces deux là par les rues vers une boulangerie aux matinaux appâts : croissants dorés et chocolats sucrés. James ne demande pas d'emblée pourquoi Lucie est là. Il ne sait si une requête se trame derrière cette soudaine proximité. Lucie ne semble pas prête à révéler l'objet véritable de sa présence. Ils se contentent de discourir, de s'amuser de l'autre, de parler de tout sauf de leurs précédentes cohabitations. La petite table haut perchée, métallique et débordante de viennoiseries recueille les saccades d'une discussion badine. Il faut qu'il s'en ouvre par une ironie pour que James interroge Lucie.

  • L'emploi du temps d'une éditrice se prête donc à filer le train d'un désaxé comme moi ?
  • Il s'y prête.
  • Le pourquoi ?
  • Une impulsion.
  • Une impulsion ?
  • Oui.
  • Mais encore ?
  • Parlons.

 Plus exactement, c'est Lucie qui se met à parler. Seule. Beaucoup. James la regarde. Il entend. Il comprend. Lucie dit ce qu'elle est, ce qu'elle veut. James a déjà écrit un roman sur le mystère qu'elle n'était plus. Il s'était trompé ; trompé de peu ; Lucie l'orpheline des lettres ; Lucie qui quête le père par le pair ; Lucie qui se questionne ; Lucie qui veut savoir ; Lucie insatiable ; Lucie insatisfaite du médiocre. James la regarde. Il entend. Il comprend. Il se voit à l'aise en face d'elle. James se sait ne plus être amoureux. Juste empathique. Peut-être une part de la liberté qu'Alcina lui a offert sur les bords de l'Arno. Après une boulimie de confessions qui n'en sont pas, Lucie en vient enfin à du neuf.

  • Florence ?
  • Oui ?
  • C'était quoi ? C'était comment ?
  • C'était bien. C'était beaucoup.
  • Beaucoup ?
  • Oui. C'était beaucoup à vivre, c'était nécessaire. J'en parlerai mieux un autre jour.
  • Vous l'avez peut-être déjà un peu écrit, dans le dernier, non ?
  • Oui, pas mal.

 Une réponse en forme de sourire. James a bel et bien parlé de Florence dans son dernier roman. Lucie le sait. Sous les aspects d'un roman d'initiation baroque, l'auteur a dit quelque chose de cette rencontre : ce qu'il fallait. Ces deux là ne cherchent pas à se connaître. Ils se connaissent. Ils ne feignent que pour mieux jouer.

  • Elle s'appelle Alcina. Elle était un peu mon Pygmalion là-bas. Enfin, j'imagine.
  • Pygmalion tombe amoureux de son œuvre à la fin.

 James se marre, de nouveau. La petite table de la boulangerie tremble sous les coudes qui supportent son faciès hilare. Lucie interprète mal. James le croit.

  • Alcina a fait bien des œuvres. Elle-même le dit. Elle crée des hommes. Sans cesse. Je ne suis que l’un d'entre eux.
  • Et ça t'embête ?
  • Non.
  • Vraiment ?
  • Vraiment.
  • Alors pourquoi tu n'écris plus ?

 James est soudain renvoyé à un sérieux de marbre. Son visage se ferme. Il ne sourit plus. Lucie, oui. Mais moins : avec une note qui peut passer pour du vice ; pour du sadisme.

  • Comment tu sais ça ? Je n'ai rien dis.
  • Il y a deux ans, je t'ai vu écrire un roman, jour après jour, un mois durant. Je sais à quoi ressemble James Viri quand il écrit. Et là, tu n'écris pas. Plus du tout. Je sais que tu es vide. C'est tout.

 James tousse. Il meuble, les yeux à nouveau en vadrouille sur les parois du commerce.

  • Bon. Je n'écris plus. C'est temporaire. Une inquiétude, madame l'éditrice ?
  • Non. Ca reviendra. Ceci dit, si ça doit revenir sous la forme d'une autre fugue, n'hésite pas à me tenir au jus avant. Même un peu.
  • Bien. Entendu. On se tutoie, c'est officiel ?
  • C'est officiel. Ça te fera moins d'excuses.
  • Moins d'excuses pour quoi ?
  • Pour tout. On a moins d'excuses quand on est amis.
  • Amis ? Déjà ?
  • Tu me connais bien trop pour n'être qu'un auteur du catalogue.

 La pluie s'estompe au dehors. Lucie n'a peut-être pas tout dit. Tant pis. Pour un autre jour. James se demande quand même ce qu'elle attend, car elle attend. Quelque chose ; quelqu'un. Il ne sait, et elle ne sait sans doute pas elle-même. Après l'auteur miracle, Lucie se cherche une autre quête. Et James, un autre livre. Tout deux attendent, donc, insatisfaits. Et tutoient leurs amis. Faute de mieux.

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