Mozart est Mozart

6 minutes de lecture
  • J'ai vu ça. Hier. C'était un reportage. Un truc sur You tube. Je m'emmerde en ce moment. Ca va, ce n'est pas vraiment une déprime, c'est juste ... Je m'emmerde, quoi. Et il y avait cette vidéo, sur internet. Ca parlait des gamins qui vivent sur des montagnes d'ordures et de merdes, en Indonésie, dans des déchets que les camions amènent toutes les heures. Ils vivent là, ils trient ce qui peut l'être, se nourrissent avec des pourritures qu'on peut encore digérer. Des bouts de fer, des bouteilles en plastiques, avec un liquide noire de putréfaction qui les accompagne, les colle, les étouffe ... De simples gamins. Déjà en morceaux. Déjà morts pour nous. Des gamins. Ils sont là. Ils rient de tout. Ils trient tout ça, consciencieusement, sans même cesser d'être espiègles. Ils sourient. Dans la merde. Ils sourient. J'aimerai bien savoir pourquoi. Pourquoi sourire dans la merde. J'aimerai bien connaître leur secret. Personne ne l'écrira. Ces gamins ne savent pas écrire. Alors, je ne saurai jamais. Comment, quand on trie de la merde, du plastique et du vomi, on peut sourire aussi grand. J'aimerai bien savoir. Vraiment.
  • C'est Mozart qu'on assassine.
  • Ah. Oui. Peut-être. Saint-Exupéry, c'est cela ?
  • Oui. Dans Terre des Hommes.
  • J'ai donc des névroses tout à fait académiques.
  • Je ne te crois pas académique.

 Lucie regarde James bien en face, alors qu'il le lui dit. Des détours, elle n'en fait jamais qu'avec lui. Peut-être craint-elle la crudité de ses réponses. Peut-être. Elle ne sait pas non plus. Lucie vit un moment déprimant : elle ne sait plus vraiment si elle sait quoi que ce soit. Un défi pour son caractère d'insubmersible battante. Dans l'étroitesse de son bureau, elle ressent un vide inédit.

  • Quand ?
  • Demain, fin de matinée.
  • Pourquoi ?
  • Lettre d'Alcina. Aucune raison dévoilée. J'ai la curiosité de vouloir savoir ce qu'elle me veut.
  • D'accord. Et si je t'accompagne là-bas ?
  • Marrant. Tu veux venir ?

 Lucie ne répond pas immédiatement. Elle laisse de longues secondes figer son sourire en un presque rictus ironique.

  • Oui. Curieuse moi aussi de voir ce pygmalion. Envie d'une escapade insolite. Donc, on y va ensemble.
  • Très bien.

 Au delà des évolutions que sont celles de leurs caractères respectifs, il y a certaines choses qui ne changeront jamais dans leur binôme. Lucie est celle qui commande. James, celui qui peut choisir d'opiner, de râler ou de fuir. Aujourd'hui, il opine. Surtout, un constat somme toute si simple qu'il n'a pas toujours paru évident à ce solitaire lascif et à cette hyperactive névrosée se fait visible en diable : deux ennuis conjugués se peuvent divertir. C'est ce que ces deux là se diront en préparant leurs bagages.

*          *          *

 Encore un train. C'est peut-être le même paysage que lors de son premier voyage vers Florence. Les mêmes gris, les mêmes verts noyés d'anthracite, les mêmes bourgades d'une France périphérique. James ne voit comme seule différence que l'absence de sommeil le concernant. Face à lui, Lucie pionce ferme. De minuscules bulles de salive germent et meurent aussitôt sur ses lèvres. James s'en amuse un moment. Curieux, c'est bien ça. Que peut lui vouloir Alcina, aujourd'hui ? James convient avec lui-même du gain qu'il eût de la rencontrer. Il se demande parfois quelle est la nature exacte de ce gain. Il n'en est pas sûr. Mais il le sait, sans le pouvoir définir : il en est sorti grandi. Il y pense un temps. Puis James regarde de nouveau Lucie. Mozart ... Meurt-il vraiment, Mozart, dans les ghettos du monde ? Le destin de Mozart est-il de s'adonner à d'autres drames que ses concertos ? Mozart est Mozart. S'il né, il sera, pense James. Lucie l'attendrit, du haut de l'angoisse qu'elle a formulé. C'est une volonté, pourtant, Lucie. Une volonté aveugle. Une volonté qui se cherche un but. Qui doute d'en avoir eu. Elle est énergie, et qu'elle doute, ne le changera pas. James le croit : Mozart est Mozart, Lucie est Lucie. Où qu'elle soit, elle sera.

*          *          *  

 Un jeune homme, mince de corps et transparent de tout, ombre au regard fuyant dans des vêtements gris et trop larges, les attend en gare. D'emblée mais d'un menu pas, il les accoste tous deux. Avec un français si étrange car si juste, il les invite à le suivre à la rencontre d'Alcina. Alors qu'il tourne les talons sans même s'être assuré qu'ils suivent vraiment, Lucie questionne James d'un haussement de sourcils. Il lui répond, chuchotant, filant déjà le train du jeune maigrelet.

  • Oui. Alcina m'avait prévenu d'un " comité d'accueil ".
  • Un sbire ?
  • Mais non. Disons, j'imagine ... un disciple.
  • Ben voyons.

 Lucie se demande de plus en plus à quoi ressemblera la jeune gourou dont s'entichent ces deux adeptes. Une faiseuse d'homme. Mais encore ?

*          *          *  

 Son appartement se trouve encore Viale Francesco Redi. La porte ouverte, toujours précédés par le frêle émissaire envoyé par Alcina, Lucie et James entrent dans le salon si familier à ce dernier. On entend la machine à coudre, dans la chambre toute proche. Rien n'a changé du mobilier qu'a connu James : la bibliothèque de merisier, le tapis usé et vieilli, le portrait de Janis Joplin ... Tout est là. Lucie, quant à elle, s'étonne de voir plusieurs jeunes hommes qui semblent attendre, assis en tailleur par terre à même le tapis ou sur de gros coussins de tissus. Ils ont tous le nez dans des lectures invraisemblables : livres scolaires, encyclopédies, brochure touristiques, manuels de mécaniques, de comptabilité ... Parfois, quand la machine à coudre laisse entendre une pause de son faible cliquetis, ils tendent tous la tête de concert et jettent un coup d'œil en direction du couloir menant à la chambre. La machine à coudre reprenant sa tâche, on les voit d'une traite remettre leurs attentions et leurs regards dans leurs lectures disséminés sur le sol. Lucie scrute James. Il n'a même pas l'air étonné. Maigre à frémir sous ses vêtements trop larges, celui qui les a conduits ici se tient debout, les yeux dans le vide, hagard, debout contre le mur orienté face à eux. Lucie croise au bout d'un long moment son regard penaud. Il sourit d'un seul pan de ses lèvres, comme pour s'excuser. La voix basse, Lucie demande, à peine audible :

  • Quel est votre nom ?
  • Andrea.
  • Bien. Bien.

 Nouveau malaise. Le temps se dilate au delà du possible. Personne ne se regarde parmi l'étrange assemblée tandis qu'on entend les interminables coutures pratiquées par Alcina, au bout du couloir.

  • Elle va nous faire attendre longtemps comme ça ?
  • C'est Alcina. Quand elle débute une couture difficile, elle ne se lève que celle-ci terminée.

 Lucie guère convaincue, James se fait son propre écho après s'être tu une seule petite seconde :

  • C'est Alcina.
  • Bien. Bien.

 Encore ces fichus doigts, pense Lucie. Au bout de ses deux paumes crispées, ils se tordent, se débattent, s'étreignent. En croisant ses bras sur son ventre, elle tente de les masquer à sa vue autant qu'à celle des garçons qui l'entourent. Une secte. Je suis tombée sur une secte.

  • Une secte.
  • Tu dis ?
  • Mon cher James, je dis que nous sommes dans une secte.
  • Ah. Vraiment ?

 James sourit. Mais son air goguenard contraste par trop avec les faciès absorbés des lecteurs alentour.

  • Et vous ? Quel est votre nom ?

 Tiens. Il parle. Presque un progrès.

  • Lucie. Et vous, Andrea, c'est bien ça ?

 Le maigrichon italien acquiesce en clignant beaucoup trop des yeux. On croirait qu'il veut donner à ses cils la fonction d'éventails.

  • Vous aussi, Alcina vous ... vous quoi d'ailleurs ? Vous forme ? Vous aide ?
  • C'est un peu ça. C'est Alcina.

James joue encore l'écho.

  • C'est Alcina.

Mordante, Lucie complète.

  • Voilà. Bien sur. C'est Alcina.

 A peine, le silence vient-il de retomber sur le salon florentin que l'on se rend compte que ce silence est total. Plus encore. La machine à coudre vient de se taire. On entend des pieds, lents, se mouvoir ; s'approcher ; s'interrompre ; repartir, plus vifs. Alcina apparaît enfin dans le salon. Vêtit d'une longue robe noire, coulante jusqu'à ses pieds nus, les cheveux toujours aussi courts, elle fixe les nouveaux arrivés.

  • Grazie Andrea. Piccolo ! Nous allons parler. Mais avant ...

 Alcina, tout en disant cela, s'est avancée vers eux parmi les ronds de coussins et de lecteurs qui jouent mal l'indolence. Elle s'arrête face à Lucie, et pose un furtif regard sur elle, de sous ses lourdes paupières.

  • Avant, c'est avec vous que je vais parler, Signorina.

 Et Lucie, qui ne dénie rien, n'oppose rien, ne réfute pas, se laisse entrainer, sidérée, par la florentine à l'autre bout de l'appartement. Passe un nouveau silence. Andrea et James se toisent, tandis que les lectures autour d'eux ont repris.

  • C'est Alcina.
  • C'est Alcina.

Annotations

Vous aimez lire Farfadet Del Prométhée ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0