L'histoire d'Alcina De Luca

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 Alcina De Luca est comme ça. Singulière et inquiétante. Elle fait toujours les choses sans respect pour des conventions évidentes à d'autres. Elle s'en fout, s'en même se rendre compte qu'elle s'en fout. C'est dire si elle s'en fout. Pour l'instant, elle est allongée, nue, en chien de fusil sur le lit d'hôtel, et regarde James sans mouvoir le moindre de ses traits. Lui se sent mal, très mal d'être à ce point fixé par son visage immobile. Sous ses lourdes paupières, l'intensité du regard vert d'Alcina ne dévie jamais. Une volonté implacable qu'on ne devine que de près. James est subjugué. Il éprouve un malaise, une panique face à elle. Il est charmé autant qu'effrayé. Un charisme évident qui lui conserve tout son mystère, même après en avoir été l'amant. Alors, sans qu'il eut posé de questions, sans qu'elle eut laissé paraître qu'elle en éprouvait l'envie, sans même la moindre moue inopinée de son partenaire, Alcina se met à raconter l'entièreté de sa vie, d'une traite ; sans interruptions ; dans le français presque parfait que James ne s'habitue pas à la voir parler ; comme ça. Elle est comme ça, Alcina.

  • Je suis née le 8 Avril 1988 à Florence. Bélier, je ne connais pas mes ascendants. Ma mère était femme de lettres et femme au foyer, sans que la première de ces situations n'influe favorablement sur l'insalubrité de la seconde. Je parle d'elle au passé car elle est décédée. Elle s'appelait Elimena. Mon père voulait d'autres enfants, elle n'a pu que me concevoir, moi. Ma mère connaissait mieux la vie que mon père, lui était obsédé par la mort. Elle m'a promené partout dans Florence, partout en Toscane. Elle m'a donné le goût de se promener, le goût de vivre libre, aux vents. Elle n'était pas libre. Elle a succombé aux coups de mon père, qui a maquillé ça en accident. Mon père est carabinieri, non loin d'ici, et j'imagine en passe d'être à la retraite. Je parle de lui au présent, questo grosso porco schitoso, car il vit encore. Je ne veux pas le tuer, simplement pour ne pas risquer de ne pouvoir uriner et déféquer libre sur sa tombe. Alcina, c'est une idée de ma mère, bien sûr. C'est l'héroïne d'un opéra et d'une histoire, une femme qui réussit au delà des frontières. Une sorcière, femme libre. C'est pour ça que ma mère m'a appelé ainsi. Et c'est comme ça que je prétends vivre. Je suis Alcina, et je suis libre. À la mort de ma mère, j'ai quitté le foyer de mon géniteur et j'ai promené mon corps de femme libre. Je l'ai promené à Rome, je l'ai promené à Naples, je l'ai promené à Gènes, je l'ai promené en France. J'ai appris la langue de ce pays en faisant l'amour avec des étudiants qui ont fini moins cultivés que moi. J'ai baladé mon corps en Allemagne, mais c'est un pays de plusieurs pays, et je n'ai pas assez d'une vie pour en vivre d'aussi nombreux. Alors, je me promène de nouveau à Florence. Je sors beaucoup car je dors peu. Je vis, je ne vieillis pas, moi. Mon corps y est bien, mon esprit fait ce qu'il veut, toujours. Mon argent, je le gagne en travaillant au Teatro Comunale di Firenze, le grand opéra de Florence. J'y travaille comme costumière, j'ai appris le métier au noir, en France, et j'ai passé des diplômes ici, en Italie. La plupart des écrivains ne comprennent rien à l'art de confectionner des vêtements. Tu écris, c'est ça ? Alors, tu dois sans doute ignorer tout de mon art. C'est sensuel, un tissu. C'est rêche, c'est fin, c'est grossier, comme une peau d'homme. C'est glissant, c'est rigide, ça se marie au gré des couleurs, et puis le bruit ! Le bruit d'une chemise qu'on chiffonne, du cuir qui se frotte. Il y a l'odeur d'une épaisse marge de taffetas ciré, celle du coton neuf. Il faudrait des forêts de vêtements sauvages, enfin libres. Je mange de tout. Il faut manger de tout. La mort ça pourrait être un monde sans saveurs. il ne faut se priver de rien. il ne faut rien économiser. Je ne bois pas, ça tue les saveurs, ça les affadit. Alors je ne bois pas. Là, nous avons fait l'amour, c'est bien, mais tu n'est rien, un enfant. Tu n'es rien, mais tu le sais, ça se voit. J'aime bien ceux qui savent. Ils se croit tous quelque chose. Et ça ne les gênent pas d'être esclaves. Toi, tu es esclave, mais tu le sais. Moi, je suis libre. On ne me prive pas. La robe que je portais tout à l'heure, tu dois savoir, j'ai fabriqué cette robe. Je fabrique aussi les gens. C'est le privilège des gens libres. Les esclaves viennent à eux pour savoir comment se libérer. Alors on les asservit plus encore. Je ne vais pas t'asservir, moi, je fabrique. Je vais te fabriquer pour être libre. Tu feras l'amour en être libre. Mais patience, piccolo ! Le travail ne manque pas. Donne-moi ton histoire, je t'ai donné la mienne. Je veux voir tes écrits d'esclave. Lis les moi. Puis, je lirai. Ensuite, je te fabriquerai. Le jour, je fabrique des robes. La nuit, je fabrique des hommes. Je suis libre, je fabrique des hommes libres.

 Alcina se tait. James est le plus essoufflé des deux. Plus laborieux, plus long, plus saccadé qu'elle, groggy de le faire, il raconte à son tour son histoire. Elle acquiesce parfois, soupire souvent, ses paupières n'ouvrant que peu de fois une fine percée vers ses yeux. James dis tout de son enfance de rien ; de sa vie minable ; des livres et des films comme dérivatifs ; de la révélation de sa plume ; de son obsession pour Lucie ; du second livre pour la conter ; de sa disparition ; de son voyage jusqu'à Florence. James dit tout mais mal. Ethos malade, quoique mieux portant. Alcina finit par lui demander de se taire. Sans un mot de plus, James empoigne dans l'un de ses sacs les deux livres qu'il a commis. Lucie commande. Alcina commande. James obéit. Il lit plusieurs heures durant le premier des deux ouvrages. Alcina écoute les yeux mi-clos et ne s'absente que le temps de s'hydrater et de se préparer, dans les sanitaires de la chambre d'hôtel, pour sa journée de travail à suivre. Elle disparaît aux premières heures du jour. Avant, elle emporte avec elle les deux livres, et donne rendez-vous à James dans l'appartement qu'elle occupe Viale Francesco Redi, dans une vingtaine d'heures. Alcina commande. James lui lira la suite, puis Alcina commencera à le fabriquer. Alcina entrouvre la porte.

  • Ciao piccolo !

 Elle referme la porte et disparaît. Une minute passe. James n'en est plus sûr. Vient-il vraiment de vivre cela ?

*          *          *

 Lucie lit son courrier, ses doigts polymorphes courant sur la surface des lettres. Ils sont là, ces dix sujets, donnant à voir les humeurs de la jeune femme quand son visage a la flemme de les exprimer. Ils sont dix à bondir, s'amollir, paresser, puis se tendre à nouveau au fur et à mesure de chaque missive lue. Bien que la majorité du courrier soit désormais électronique, pour la jeune femme, le papier garde encore certaines primautés. Le bureau est le même depuis deux ans ; petit ; fonctionnel ; exprimant en son cœur la manifestation d'une tectonique des plaques savante, faite de mouvements de montagnes de livres s'amoncelant ou diminuant selon les lubies éditoriales successives. Lucie y conserve ce rôle de bergère, pour un troupeau disparate à souhait. Elle pense moins, sélectionne de manière sévère ses émois. Sans qu'elle n'en avoue rien, ne plus lire du James après seulement deux livres, après un tel maelstrom d'émotions littéraires, l'a asséché. Les recherches ont été infructueuses. James depuis deux ans introuvable, Lucie ne pense plus quotidiennement à la promesse. Elle ne croit plus à un nouvel opus de lui. Où est-il ? Lucie ne veut pas en être curieuse. Les autres le sont déjà bien assez. Tant de théories, tant d'enquêtes sans solutions, tant de papiers et de vidéos You Tube pour se demander ce qu'est devenu l'auteur prodige, soudain volatilisé. Lucie lit son courrier et ne vibre de rien, tout à sa promesse personnelle de ne plus être vulnérable à la pseudo transcendance d'un manuscrit. Elle ouvre cette lettre, comme n'importe qu'elle autre ; sans empressement. Chère Lucie, ...

 La lettre lui est tombée des mains, de ces dix doigts, soudain amorphes. C'est lui ; l'Italie ; un nouveau livre ; enfin digne d'être lu ; promesse d'hier ; deux ans sans nouvelles ; vous dirai tout ; c'est lui. Lucie ne se le pardonne pas. On lui promet un nouveau livre. Lucie ne se pardonne pas de vouloir tout de suite en parcourir les pages. Deux ans ont passé. Lucie se sent soudain vieille ; juste vieille.

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