L'atelier

6 minutes de lecture

 Alcina pose le livre sur son guéridon de bois blanc et fait craquer ses doigts en les étirant. Elle amadoue le silence. Elle siffle une mélopée ironique et cache son regard sous ses lourdes paupières, comme à son habitude. James, tout à son malaise, contourne le problème en se dissolvant dans une observation attentive de tous les détails du salon de la belle florentine. Il s'attarde sur un portrait de Janis Joplin façon pop art ; puis sur le tapis, mordoré et légèrement terni ; termine sa feinte de rêverie sur une bibliothèque en merisier où se trouvent en bonne place des ouvrages d'Alessandro Baricco, d'Italo Calvino et de Marguerite Duras. Alcina finit par rompre le silence qui s'était établi depuis leur arrivée dans son logis.

  • C'est tout ?
  • Comment ça ?
  • Tu es connu en France pour ces deux livres, bon, il y a pire après tout. Tu n'es tout de même pas aussi atroce à lire que Houellebecq ... Et après ? Tu comptes enchaîner tes petites études en boucle ? Tu vise la Pléiade, piccolo ?
  • Tu n'aimes pas ?
  • Ce n'est pas grand chose. Tu manies bien les mots, bien. Ça ne fera pas une œuvre au bout. Tu n'as pas assez transpiré pour écrire ça, et ça se voit. Deux bouquins un peu talentueux ne remplacent pas un vrai livre.

 James encaisse sans ciller. Il n'est pas mécontent en vérité de trouver quelqu'un qui lui avoue frontalement ne pas aimer ses écrits. C'est une part importante de ce qui a motivé son départ de l'autre côté des Alpes : la naissance d'un orgueil à qui ne suffisait plus les dithyrambes sans nuances.

  • Et qu'est-ce qui me manque, selon toi ?
  • Rien, c'est ça qui est grave. Tu écris assez bien pour faire mieux, c'est certain. Mais tu ne le fais pas. Aussitôt domestiqué ton talent, tu le brades en vaines sécurités. A quoi bon ? Es-tu satisfait d'être un écrivain à ce point esclave ?
  • Non.
  • Alors, si tu es d'accord, on va te faire travailler comme jamais.
  • Oui.
  • Et cesse de dire oui.

 Commence alors une longue nuit. Plusieurs heures durant, James noircit ses carnets. Fréquente à le faire, Alcina l'interrompt dès qu'elle revient à lui d'entre ses propres lectures. Elle a disposé devant elle plusieurs livres de sa bibliothèque, et parfois s'absente dans sa chambre d'où se fait entendre, nerveuse, une machine à coudre. Quand elle surgit par ponctuelles fulgurances dans le travail de James, elle marmonne entre les pages raturées qu'il lui fait aussitôt lire. Ses yeux s'agitent au point de parfois se faire entrevoir quand ils se gaussent. Elle le coupe dans certains paragraphes, le reprend sur une formulation. Plusieurs fois, elle lui fixe des contraintes : se priver d'une voyelle, modérer les adverbes, s'absoudre de toute ponctuation. James s'amuse de ces petits exercices. Elle le bouscule et il aime ça. Quand elle s'adoucit, satisfaite à moitié d'un frêle commencement de phrase, elle lui donne du " piccolo ". James pourrait en mourir de contentement. Alcina s'endort pour un minuscule moment, une fois évacué quelques coutures sur des tenues dont elle s'occupe. Tout en terminant un chapitre inédit, James se surprend : la qualité de ce qu'il vient d'écrire le questionne toujours autant.

 Quand au matin ils se quittent en sortant de l'immeuble donnant Viale Francesco Redi, rendez-vous est donné le soir même pour renouer cet atelier nocturne. James est loin d'imaginer que ce manège débute pour durer deux ans. Pour l'heure, en voyant s'éloigner son inattendu mentor le long de l'artère, il ne pense à rien. Mais c'est la première fois qu'il ne pense à rien sans en faire complexe.

*          *          *

 Au bout de plusieurs mois, James commence à économiser sur ses dépenses quotidiennes. Il s'agit pour lui de ne pas trop ébrécher ses restes de traitements de météore littéraire. Il ne côtoie plus les restaurants et les clubs, se contentant d'écrire la nuit et d'hiberner le jour. Tout en conservant sa chambre d'hôtel, James ne quitte presque plus l'appartement de son amante. Il n'est cela dit pas le seul à partager ses nuits. Il lui arrive ainsi de devoir lui obéir quand elle l'invite à ne plus se montrer le temps d'épisodiques séquences de plusieurs jours. Alcina est de toute façon trop libre pour être la camarade d'un seul. D'ailleurs, passés les premiers temps grandioses de leurs ébats mutuels, tout deux ne s'intéressent plus tant au corps de l'autre. James a pu trouver en elle un leader en bien des découvertes. Des gémis, des positions et des sensations si neuves l'ont égayé. Alcina conçoit le sexe comme une part inaltérable de son hygiène de vie. Cette initiation faite, les deux êtres peuvent se contenter de travailler de concert à la direction prise par l'écriture de James sans se tourmenter sur le devenir de leur complicité charnelle. Ils s'en fichent. Seuls comptent les concertos de l'élève. Alcina, intransigeante avec lui lors de ces ateliers, est une lectrice et une correctrice acharnée. Survient le premier été dans Florence pour James. Un embryon de livre fait ses premiers pas. L'auteur a tout à fait oublié sa vie antérieure.

*          *          *

 La deuxième année est plus libre. Tout en continuant un quasi train-train de disciple pensionnaire, James s'ouvre d'autres découvertes. Il voyage plusieurs semaines hors de Florence, avec presque rien de confort, vers la Vénétie puis la côte Dalmate. Il ne s'émeut plus que par maigres onces d'abandon. Les architectures, les cieux et les gens rencontrés le touchent sans l'étreindre. Quand il revient enfin en Toscane, en stop, il est persuadé d'une chose. Aucun paysage, aucun panorama ne lui fera oublier la sensation de s'abandonner carnet en main dans une baignoire, où qu'elle soit. Le monde pourrait se muer en une immense chambre d'hôtel sans qu'il en soit chagrin. Tant qu'une baignoire l'y attend, tout est sauf. Ce changement d'état d'esprit réduit ses désirs au profit de ses attentes. Une ambition secrète lui donne un caractère qu'il ne se connaissait pas. Alcina, lors d'un atelier consécutif à ce voyage, se rend compte de cet éminent changement sans en faire la remarque. Ce que James conquiert de liberté, Alcina le consigne comme autant d'avancées dans le programme qu'elle s'est donnée. Nulles surprises. Alcina a fait hommes bien des enfants.

*          *          *

  • Bon. Piccolo, je veux une réponse. Courte, et sans bégaiement.
  • Oui ?

 James lève la tête de ses feuillets, disséminés sur le tapis. Comme un immense plan des transports, parcouru de transversales et de pointillés, l'entièreté de ses écrits florentins se trouvent, annotés de couleurs, sur le sol du salon. Alcina n'a presque pas travaillé à autre chose, cette nuit là.

  • Finito ?
  • Finito.

 Pas d'autres mots. Aucun. Tout deux savent. Alcina ne fait qu'entériner par cette question la constatation la plus logique. James a terminé son troisième livre. Il a surtout clôt sa mue en un être doué d'Ethos, parcouru de Pathos, et travaillant en conscience à les nourrir. Il est libre. Alcina ouvre donc la cage. Quelques minutes plus tard, James a réunit toutes ses affaires. Il part ; pas de mots ; un baiser fugace ; le dernier frisson d'entrapercevoir sous ses paupières l'éclat de ses rares yeux verts. James part. Viale Francesco Redi, chaque pas le menant à son hôtel le rapproche de Paris. Les professeurs doivent disparaître pour que les élèves cessent d'être élèves. Depuis sa fenêtre donnant sur le boulevard, le sourire de l'italienne s'évapore sous son nez retroussé. Chacun ses deuils.

*          *          *

 Lucie n'a pas eu le droit à l'envoi du fichier. Nul mail, nul document en pièce jointe. Pas de courrier écrit consécutif à celui qui lui annonçait la date du retour de James. Elle s'est occupée de la réservation d'un studio pour lui dans la capitale, sur la seule espérance de ce manuscrit mystère. Contractuellement, elle est toujours l'éditrice de James. Alors, elle attend, comme un clin d'œil d'outre-tombe, sur une banquette de L'étable. Tant de questions l'assaillent sur cette banquette, alors qu'elle scrute la rue de l'autre côté de la terrasse. Quel sera le sujet de ce roman ? Quels personnages offrira-t-il ? Quel vie a-t-il mené, ailleurs et depuis ? Son génie est-il intact ? Lucie pour la première fois de sa vie prend conscience de l'hystérie caractérisée de ses dix doigts. Ils s'agitent et convulsent sur la table sans aucuns répits. Ils se contorsionnent les uns après les autres et claquent des sons mats sur le bois sous eux. Ils offrent à Lucie une distraction bienvenue. La porte du bar pivote. Elle redresse son visage qui s'était affaissé vers ces dix congénères. Un homme portant sourire et assurance marche droit sur elle. Elle ne reconnait James que quand il dépose devant elle un cahier épais.

  • Affranchie.
  • Pardon ?
  • C'est le titre. Affranchie.

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