Disparition

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 C'est un contraste. Lucie ne se l'explique toujours pas. C'est une créature à deux pans. James l'abandon ; James le volontaire ; James créature géniale des lettres la nuit ; James vermisseau rampant le jour. Et ce matin, c'est une disparition ; James le disparu. Dans ses mains, délicates et parcourues de spasmes, Lucie lit et relit la missive que l'écrivain lui a fait remettre. Il n'est plus à son appartement, dont les clés ont été remises au secrétariat de la maison d'édition en même temps que la lettre. Il a vidé son compte en banque de toutes ses liquidités. Puis il s'est fondu dans les masses. Disparu. Il s'évanouit au moment où son double, l'auteur talentueux, naît à la connaissance des lecteurs. Lucie cherche à traduire l'entièreté de l'élan contenu dans les lignes que parcourent ses yeux.

Très chère Lucie,

C'est un voyage que je ne peux remettre. Je quitte Paris et son environnement vicié quoique non déplaisant quand il vous concerne. Je suis vide. L'écriture était pour moi un accident. Voilà que j'ai perdu la recette pour le commettre à nouveau. Vous avez mes deux premiers textes, à charge pour vous de publier le second si le cœur vous en dit. Je vais voyager, découvrir si le moyen de me remplir de nouveau existe ailleurs. Un anonymat, une invisibilité à toute forme de tutelle, de patronage, me sont nécessaires. Je serai souvent, je crois, celui qui vous demande des cadeaux déplaisants. Offrez-moi celui-ci.

Je pars, pour un temps indéterminé. Ne me cherchez donc pas. Ne cherchez pas à savoir ce que je deviens, et où. Je reviendrai quand un texte digne de vous s'offrira. Le mot est impropre. Rien ne s'offre. Tout s'extrait, difficilement. Tout est labeur. Le plaisir m'est étranger. J'aime à servir le vôtre, quand vous êtes lectrice. Considérez que je pars pour vous. Je vis comme je l'entends cette lubie. Rien d'autre.

Bien à vous,

James

  • Bon. Bon. C'était à prévoir.

 Lucie marmonne, l'esprit occupé par tout autre que le sujet même de ce marmonnement. Elle ne se répète que pour mieux anticiper. Parmi toutes les politiques éditoriales possibles concernant James, elle a depuis plusieurs semaines prévu la survenue d'une absence de ce type. Le temps où il est injoignable, l'éditeur jouera la carte honnête. L'auteur n'est pas disponible, point. On peut promouvoir la sortie du prochain livre en arguant du fait que James ne veut pas paraître en public. La carte honnête peut alors se muer en une carte mystère qui alléchera possiblement tous les complotismes. Mais pourquoi dont, son talent à peine éclos aux yeux du public, l'auteur se mue-t-il en fantôme insaisissable, même pour son éditeur ? Voilà de quoi emballer plus encore les journalistes et les curieux de lettres pour un petit moment. De toute façon, Lucie pressent que ce fantôme là sera particulièrement bon dans ce rôle.

 Les heures suivantes confirment ce postulat. Lucie démarche les contacts publics qui ont été présentés à James au cours de son épisode parisien. Sans succès. À Bordeaux, parmi les rares connaissances connues de James, personne ne prétend avoir eu de nouvelles. Les parents de l'écrivain sont décédés, et aucune personnalité de sa famille plus lointaine n'entretient de liens avec lui. En somme, sans y avoir d'ailleurs particulièrement réfléchi auparavant, Lucie admet qu'elle est la personne la plus " proche " connue du jeune homme. La lettre témoigne du fait qu'on ne peut classer l'absence comme une disparition inquiétante aux yeux d'un gendarme ou d'un détective commissionné pour tracer ses déplacements. Rien ne permet de le retrouver, s'il décide de ne pas l'être. Si l'auteur embarque, comme elle le croit, dans ce passage anonyme avec sur lui le premier montant conséquent de ses avoirs d'auteur, il a le temps de voir venir où il l'entend. Reste juste une lettre. Une lettre et la promesse d'un troisième livre, un jour.

 Car le second opus de James, en son absence physique mais avec son accord écrit, Lucie compte bien le publier. Le livre dépeint, mais sans la nommer à la curiosité du lecteur, la vie et la psyché romancée de l'éditrice. Il le fait avec une précision de chirurgien, le doigté d'un archéologue et la finesse d'un esthète. Il papillonne en presque trois cent pages sur les obsessions et les reliefs mentaux supposés de la jeune femme, en faisant l'instigatrice d'une histoire romanesque mais simple. Tout le charme du livre, tant la quête du personnage ne comporte pas d'enjeux vitaux, tient au portrait de femme moderne qu'il fait. Un portrait universel et intime ; son portrait ; portrait d'une Lucie exigeante de tout et de tous, avide et souffreteuse des caresses et des carences du monde ; portrait d'une personne si contemporaine et si unique ; fresque de tant de détails qui ne concernent qu'elle en parlant de toutes. Lucie n'a pour elle que la satisfaction de savoir que personne n'aura sans doute l'idée de penser qu'elle est presque entière à travers les trois cent pages de chapitres succédés. Seul le nom du personnage n'est pas le même, préservant Lucie que quelqu'un apprenne un jour ce qu'elle est par cette lecture. Car elle est, dans ce livre. Elle y est, dans un dessin si fidèle qu'elle ne sait pas quel sentiment prend le pas sur les autres parmi l'incrédulité, le malaise, la joie ou l'émerveillement de se savoir si complètement comprise. Elle veut publier ce livre. Et malgré les mots d'explication que James a su lui donner de vis à vis à L'étable, elle veut publier pour la première fois un livre dont une part du mystère de composition lui échappe. Elle aimait jusque là la beauté qui se révèle, le charme qui se donne et s'explique. Elle œuvre désormais pour une étrangeté, ravissante mais secrète.

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 Le train file sous un soleil paresseux de début d'hiver. James pense à tous les changements qui se sont imposés à lui depuis les canicules bordelaises. Il est désormais libre puisque débarrassé de la plupart des contingences matérielles. Le temps refroidit. Il n'écrit plus. La pulsion d'écrire le quitte. Il est rendu à son état initial de larve. A travers le panorama qui défile à toute vitesse de l'autre côté de la fenêtre, il distingue une plaine agricole ; un bois gris et vert ; une petite ville pleine de rouille ; des horizons pleins de brumes. Ce n'est pas poétique, c'est morne. C'est un bout de France, loin des frontières et des passions. Un pays indolent et migraineux. Comme l'a dit avant lui Houellebecq, il croit et craint que le vrai talent n'est pas d'écrire des faits héroïques mais des temps ordinaires. James s'en croit incapable. Il veut embrasser l'extraordinaire pour le savoir dire à hauteur de la littérature d'aujourd'hui, qui n'innove qu'en parlant des néants.

  James repense à cette pluie triste qui baignait le cabanon, le soir où Lucie est venue le chercher pour le transporter à Paris depuis la Lozère. Lucie la conquérante ; Lucie le soleil agacé ; Lucie parmi le crachin et les crachats. Il lui faut délaisser cette obsession. Il n'y gagne plus rien. Il n'y tronque plus son ennui. Il doit trouver autre chose. Pour écrire encore, peut-être, pour ne plus s'embêter, surtout. Il lui a fallu remplir des baignoires pour remplir des livres. Il se croit en devoir de remplir aujourd'hui ses yeux de surprenants ailleurs. Le train file. James regarde la destination écrite sur son billet de train. James croit pouvoir y trouver quelques réponses à des questions qu'il ne formule pas encore. Il veut à tout prendre vivre le Pathos après s'être réconcilié son Ethos ; vivre quelque chose avant de vivre tout court. C'est une destination faite de huit lettres. Huit lettres pour tant de rêves. James paye pour voir. Il en a marre de bluffer. Il veut du jeu. Huit lettres pour en écrire bien d'autres encore. Sur son billet de train, il a composté un songe d'Italie dont il ne sait rien. La ville de Florence dans quelques heures, et quelques heures encore pour rêver de ce qu'elle peut être. Le train file. Tandis que James s'endort, la tête posée sur la tablette qui lui fait face, un soleil soudain dont il ne saura jamais rien s'époumone à pleins rayons à travers la fenêtre. Quelques secondes l'ont fait disparaître. Le train, si rapide, berce James. Il ronfle doucement, à l'exemple de quelques autres voyageurs du compartiment, qui hibernent tous derrière des écouteurs. Huit lettres pour un rêve. Florence approche.

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