Le choix

6 minutes de lecture

 Des fumerolles se chevauchent en danses successives au dessus de la cafetière. Les gouttes du liquide s'égrènent, avec une régularité d'horloge. Dans le réceptacle, toujours plus noir et amer de café amassé, le son aigu de ce filet le dispute au grave soupir de l'eau qui bout. L'amertume et l'éclat ; le cyclique et l'exceptionnel ; les masses qui grandissent et celles qui chutent. À bien y regarder, Lucie croit y deviner toute sa vie en symboles.

  • Oui. Oui. Entendu. J'y répondrai dès ce matin. Non. Non. Rien à faire. Il ne décolle pas.

 La conversation, au téléphone, l'occupe sans la distraire. Du bout de ses doigts, perpétuels agités, elle bat un jazz invisible sur la table. De sa cuisine, elle perçoit l'agitation croissante de Paris qui s'éveille. Une matinée de plus. Lucie se sert son café dans un mug fantaisie. Déjà, elle se donne avec trop d'apathie à sa routine matinale. Elle est une femme qui s'ennuie d'elle même. Parfois, elle s'en rend compte. Parfois, elle le sait plus encore. Souvent, elle s'en fiche. Rien ne presse, elle vieillit depuis deux ans sans efforts aucuns. Elle s'accoutume.

  • D'accord. À tout à l'heure.

 Il y a un peu plus de deux ans, Lucie recevait une lettre l'avertissant d'un départ. Voilà deux ans, elle ne percevait pas encore qu'elle se trouvait au sommet d'une vague existentielle. Des centaines de journées toujours plus ternes ont passé. La maison d'édition a su capitaliser sur le succès éclair des deux livres de James. Lucie a conforté sa situation d'éditrice douée. Plutôt, elle a validé l'avoir été. En deux ans, les enthousiasmes sans se tarir ont perdu de leur charme. Alors qu'elle dirige aujourd'hui toutes les collections, Lucie et l'ensemble des employés vivent sur la rente. Le succès en attirant d'autres, plusieurs plumes prolifiques ont été débauchés auprès d'établissements concurrents. En dehors de ces auteurs opportunistes, rien ne se réveille plus derrière les murs de l'entreprise. On est arrivé. On n'entreprend plus. On gère. Il en est de même pour Lucie quand elle n'est plus seulement éditrice. Elle mène sa vie en célibataire blasée. L'étincelle vitale de la découverte, les fruits d'avoir été enivrée de lire, sont des émanations de souvenirs toujours moins actuels. Lucie ferme la porte sur son appartement. Dehors, en cheminant vers le métro, elle trottine vite en ne pensant rien. Pour quelques secondes, elle n'est plus qu'un corps en mouvement.

*          *          * 

 James est immobile. Il scrute le buste de Benvenuto Cellini. C'est un de ces matins où la ville s'oublie en elle même, presque préservée des masses de touristes. Florence, dans les premières heures du jour, se donne encore à voir et à vivre comme un roman vierge de tous. Dans quelques heures, les déambulations bruyantes des européens qui viennent la visiter feront du bonheur d'y être un produit dérivé. Mais pour l'instant, au centre du Ponte Vecchio, James peut encore se croire seul parmi le merveilleux. L'Arno coule autour de lui, discret, poli au point de laisser intacte sa rêverie. Florence. James est venu y embrasser le rêve qu'un Lamartine lui a ancré au cœur. Oh ! Qui m'emportera vers les tièdes rivages, où l'Arno, couronné de ses pâles ombrages, aux murs de Médicis en sa course arrêté, réfléchit le palais par un sage habité, et semble, au bruit flatteur de son onde plus lente, murmurer les grands noms de Pétrarque et du Dante ?

 Étranger à lui sans que ce soit gène, habile à se fondre en autrui sans que ce soit se perdre, James respire peu, regarde beaucoup. Plusieurs jours l'ont vu déambuler dans les rues florentines, suivant ses instincts de voir toujours plus. Il aime y manger au hasard des restaurants croisés. Il y repère des gens plus dignes d'intérêt que d'autres, et s'imagine vivant les péripéties farfelues de leurs destinées. Aujourd'hui, après avoir trainé longtemps au Ponte Vecchio, se sera le cas à l'Ora D'Aria. Ce n'est pas exactement un mauvais choix. L'établissement peut s'enorgueillir d'une étoile au guide Michelin. Novice en bien des plaisirs, cultivant une curiosité sans objet ni passé, James s'y attable impatient d'y commander quelques plats inconnus de ses papilles. Il se régale des conversations qu'il entend sans bien les comprendre. Rien ne l'émeut plus qu'une émotion entendue à la table d'à côté, dans une langue qui lui laisse le mystère des propos partagés. Il est d'ailleurs déçu quand les touristes près de lui s'avèrent français. Il ne veut pas comprendre, il veut deviner. Il se remplit ainsi au gré des jours de sensations. Il écrit de nouveau, le long de carnets qu'il amasse dans sa chambre d'hôtel. La baignoire qu'il y loue, comme toujours, lui donne des nuits studieuses. Seule déception, il invente des couleurs dans un cadre qui fuit. Nul tableau précis ne veut accueillir ses brouillons. Ce ne sont pas une ou des histoires, mais seulement une ou plusieurs émotions qu'il vaporise sur le papier. Il se voudrait romanesque. Nul roman ne s'impose. Les derniers jours parisiens, il était vide de tout. Les premiers jours florentins, il est plein de trop. Il lui faut trouver une structure, un enjeu.

 Le serveur l'entretient en français, avec un accent perceptible en diable, sur la carte des antipasti. James commande sans se restreindre les quelques suggestions qu'il fait. Le jeune homme qui le sert est un grand dégingandé, à la chevelure noire et irrégulière de soubresauts, tant il se démène entre les tables, les cartes, et les langues. Coupées très fines en une harmonie de rouges et de roses, les finocchiona succèdent aux crostini plus amples. Salami, saveurs de fenouil, d'olive et d'ail montent à l'assaut d'un James qui se veut gargantuesque en ce jour. Il y aura des repas plus chiches. Aujourd'hui, il savoure en gourmand.

*          *          *

 La nuit à Florence est un monde. Le jeune écrivain marche de rues en bâtiments en somnambule. Des fêtes se font entendre. Le Duomo apparaît pendant une éternité de secondes, au début de sa déambulation, alors que meurent en orgasme les clartés d'ambre du crépuscule. James trotte vers une boite de nuit. Les bars à vin n'ont pas manqué jusque là. Rassasié de chianti, ce curieux se veut à l'école parmi les noceurs. James regarde l'entrée d'un des nombreux clubs de nuit, le Tenax. Sous le porche d'entrée, alors qu'ils y payent leur carte d'adhésion annuelle, il entend les étudiants fêtards discourir dans plusieurs langues européennes. Parfait. Il entre dans le lieu juste après eux.

 Il danse, boit, danse encore et reboit. Il joue à jusqu'où ne pas aller dans la perte de soi. Il joue tout court, en s'égayant dans la foule qui danse sous des lumières bleues sombres. Lui qui sait tant regarder et voir, ne la remarque pas d'emblée. Elle danse à tout rompre, les bras cherchant des angles curieux avec son buste élancée alors qu'elle bondit. Ses cheveux sont courts, brossés au gel, noirs et bordés d'éclats quand ils rencontrent les lumières stroboscopiques du lieu. Un nez curieux, retroussé sans être vulgaire, petite éminence sur un long visage extatique lui donne une incongruité charmante. Chez elle, les yeux se font oublier derrière des paupières tombantes et irisées de cils fins et drus. Son visage est une œuvre d'art qui s'empresse de se modifier à chaque geste d'un corps très grand, à peine langoureux. Ce qu'elle n'a pas de sensuel est émouvant. La robe grise et perle qu'elle porte sublime l'ensemble.

 Quand il la percute enfin tant elle se débat dans les musiques de la salle, provoquant les grimaces de la masse qui l'entoure, il est choqué. Que quelqu'un s'abandonne autant le touche. Bien sûr, bien des fêtards le font. Elle le fait quant à elle à sa manière, qui est baroque. La curiosité naturelle de James lui fait oublier dans la seconde la douleur qu'il reçoit dans les côtes quand elle lui fonce dessus, ignorante du corps des autres. Il lui faut danser des heures près d'elle pour la voir enfin s'arrêter pour boire, quand il semble acquis que le Tenax va fermer. Il l'a suit au dehors, quand les premiers entament le départ. De panique de la voir disparaître dans la nuit florentine sans s'en s'être inquiété, il l'alpague d'un mélange de sabirs anglais et italien. On y devine le touriste français. Il s'arrête enfin, se tait, maladroit. Elle regarde, indécise, de bas en haut, en diagonale, par les côtés. Ses paupières papillonnent à peine sur son visage de porcelaine à chaque séquence d'observation. Sans que ses yeux se donnent vraiment, un sourire amusé s'ouvre enfin sous son nez délicieux. Sans rien dire, elle vient de le choisir. James, qui n'est jamais initiateur, en est heureux autant qu'inquiet. Il passe un seuil qui lui était inconnu.

Annotations

Vous aimez lire Farfadet Del Prométhée ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0