L'ombre

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 L'étrange marché débute alors. Lucie a dit oui, sans comprendre. C'est sa seule prise sur ce démissionnaire en puissance. En échange il accepte de se prêter, sans joie aucune, aux séances prévues de média-training. Il doit rester à portée de l'éditeur dans le logis parisien qu'on lui a trouvé. En dehors de ça, chaque jour qui suit voit James agir selon ses vœux.

 Chacun de ces jours, James retrouve Lucie alors qu'elle descend de chez elle ; emprunte le métro avec elle ; l'accompagne dans son bureau ; la suit dans ses allées et venues au bar du coin pour le déjeuner, quand elle mange des pains ciabattas et des salades ; erre dans les locaux le stylo à portée et Lucie en point de mire jusqu'au soir où, indolent, il délie ses pas des siens pour rentrer chez lui ses carnets toujours en main.

 Pour Lucie c'est oppressant, d'emblée. Elle ne comprend pas pourquoi elle continue d'accepter ce pacte malplaisant. Le contrat entre eux implique qu'il ne fera pas faux bond à l'éditeur, qu'il acceptera tout ce que l'on souhaite de lui si, et seulement si, il a le droit de pouvoir passer l'essentiel de ses journées de travail, pour la durée d'un mois, dans l'ombre de Lucie, comme un assistant permanent. Aussi il ne parle pas, la laisse vaquer et évoluer entre son chez elle, la maison d'édition, et le métro. Tout du long, du matin jusqu'à la mort du jour, il se tient près d'elle ; l'observe et griffonne tout ce qu'il souhaite dans des carnets dont il fait la conversion dans sa baignoire, le soir, sur son ordinateur portable.

 Lucie se retrouve ainsi à avoir, selon sa propre expression, un petit chien-chien qui la colle continuellement ; qui écrit avec fièvre des bouts, des morceaux ; s'arrête pour la scruter par clignotements d'yeux asymétriques, et revient à ses lambeaux d'écrits avec des ardeurs malades. Un mois durant, Lucie vit avec cette situation de malaise. James a laissé entendre qu'il en a besoin pour produire encore. Lucie, prisonnière de sa découverte, paye là un prix exorbitant. Elle le sait ; compte les jours. Elle entend clore dès l'écoulement de ce délai cette promiscuité trouble. Elle jette parfois, curieuse autant que gênée, des coups d'œil vers les carnets sans cesse frissonnants. James les incline alors chaque fois pour qu'elle ne les puisse lire. Un mois, c'est l'accord. En échange, a-t-il promis, de cette séquence de trente jours près de vous, je vous délivre en plus de ma bonne volonté un texte qui vaudra le coup. Un mois d'attente. Lucie patiente en se maudissant d'avoir accepté.

 James, lui, écrit. Il ne se sent pas vivre pour autant. Il se découvre cannibale et vampire. Intoxiqué autant que toxique lui-même, il veut retrouver dans la promiscuité avec cette jeune femme la part inexplicable du miracle. Il craint de perdre. Terrorisé que l'élan ne se tarisse, que la source ne donne plus, il veut faire de Lucie son ingrédient majeur. Il s'abreuve de tout ce qu'il perçoit d'elle. Quand il rentre le soir, quand il pénètre la masse liquide toujours égale dans sa salle de bain, il voit les mots. Devant lui, en lui, autour d'elle encore. Sans la connaître, il a écrit. De la connaître, il écrit mieux déjà. Du moins le croit-il. Écrire pour tuer le temps, il connaît. Désormais, il veut asservir les secondes. En faire la matière compacte qui peut s'imprégner des fragrances que Lucie lui laisse au cœur. Il ne parle toujours pas.

*          *          *

 C'est un mardi matin et James, toujours assidu mais sans cesse en retrait sur la banquette du repas que mène Lucie avec Yvain, écoute sans se manifester les conciliabules qui naissent. Tout en parlant, Lucie mange laborieusement une salade mexicaine. Trop copieuse elle comble à elle seule, ce qui est un fait rarissime, l'appétit de la boulimique responsable d'édition. Le bar est bruissant des repas menés par une grosse quinzaine de clients. C'est un zinc qui fait office de modèle pour beaucoup de brasseries parisiennes. On y graille relativement pas cher des classiques relativement digestes. 

  • Il vous reste quoi au programme ?
  • Encore deux séances. Une cet après-midi de 15 à 17. Et une samedi de 13 à 15. Je le pense prêt pour la semaine prochaine.

 Yvain témoigne ainsi de sa foi de pédagogue. Il a passé de nombreuses heures à préparer James au lancement officiel du Livre. Les interviews vont suivre. Déjà, en secret, plusieurs critiques littéraires parisiens ont manifesté leur enthousiasme au retour des exemplaires offerts via dossier de presse. On attend, mais tout et tous s'annoncent. Pour l'instant, James continue d'être l'ombre silencieuse de Lucie. Aujourd'hui, c'est le dernier jour de ce rituel.

  • Prêt ? C'est sur ça ?

 En posant la question, Lucie s'adresse autant à Yvain qu'à James. Le premier se masse les cheveux en égrenant les mots. Le second ne lève pas le menton et la main de son carnet.

  • Oui, oui. Ça ira.
  • Bon, parfait. Parfait.

 Le silence suit et se prolonge. Le brouhaha des couverts et des éclats de voix provenant des autres tables berce la mastication des trois attablés. La télévision, perchée au dessus des alignements de banquettes écarlates, soliloque par la voix d'une chaine d'informations en continu. Yvain se lève le premier.

  • À tout à l'heure, James ?
  • À tout à l'heure !

 James a à peine levé la tête en disant cela. Tandis qu'Yvain s'éloigne déjà, la démarche claudicante sous ses cheveux épais, Lucie empoigne son manteau. Puis, se dressant de la banquette, elle l'enfile tout en partant à son tour. Il lui faut avoir fait quelques pas, être sorti tout à fait de L'étable, leur lieu de déjeuner habituel, pour se rendre compte de l'absence autour d'elle de son ombre. Elle tourne la tête pour constater que James toujours attablé ne cesse d'écrire. Il ne se préoccupe plus de la suivre. Pas trop tôt, pense Lucie. Et s'étant dit cela, elle se rend compte qu'elle est curieuse de découvrir ce texte inédit qu'il termine d'écrire.

*          *          *

  • Ethos ! Voilà ce sur quoi tu dois te concentrer ! Ethos.

 James écoute sans ciller Yvain le tutoyer. Après de nombreuses séances de préparation, sortes de cours d'éloquence où des éléments de langages lui sont fournis, il lui semble mieux saisir l'art de s'exprimer en public. Yvain lui résume une dernière fois les trois étapes de l'art de la rhétorique d'Aristote. C'est le fil théorique de leurs séances pratiques.

  • Ethos, c'est ce que les autres perçoivent de toi. C'est ta carte de visite. Un sourire, pour ponctuer des fins de phrases, et des silences pour les rythmer. Un bon veston, ça on te l'offre. Un bon sourire, ça tu nous le dois. Je peux pas te dire mieux. Rien qu'avec un bon Ethos, tu vas emballer n'importe lequel de ces grattes papiers.
  • Et le reste ?
  • Le reste ? Ben, pour le Logos, les journalistes ne sont plus ce qu'ils étaient. Il faut vraiment tomber sur un vicelard pour que le détail métaphysique de ton œuvre le passionne. Mais si ça survient, rassures-toi. Embraye rapidement sur du Pathos bien calibré, comme je te l'ai montré. Le génie venu de nulle part, les difficultés de ta vie d'avant, et paf, concours de circonstances, miracle du self made man à la française, tu deviens écrivain. Un bon sourire, un bon regard, et tu emballes le tout. Ni plus ni moins. Ils auront de la matière à feuilles de choux pour au moins deux ans.
  • Mais ...
  • Il n'y a pas de " Mais ". Les journaleux sont comme toi et moi : de bonnes grosses feignasses. Ils ne viennent pas creuser ta psyché, transpirer à enquêter sur les arcanes de ton travail. Non. Le gars en face voudra juste que tu lui sortes ce qu'il a d'ores et déjà écrit. Point barre.
  • Okay. Point barre.

 Le cynisme bon marché d'Yvain contraste avec son nom de chevalier. Mais arrange bien James. Ce qu'il a réellement envie de dire, en plus de ce qu'il écrit déjà, il le veut conserver pour plus tard, pour Lucie. Les journalistes et les questionneurs se contenteront des poncifs. Mais, Ethos oblige, avec le sourire. Avant de quitter les locaux, James fait imprimer le tapuscrit sur lequel il travaille depuis un mois, et le dépose avec un post-it sur le bureau de Lucie. D'une écriture à peine lisible, il y est écrit : Le paiement de notre accord.

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