Prélude
James regarde la tablette posée près de sa pinte. La fonction microphone vient d'être enclenchée par son interlocuteur. L'écrivain nouveau-né se promet de dire au mieux le moins de choses possibles. Il se doit d'exprimer peu en ayant promis beaucoup. Tous l'ont entretenu du fait que c'était la meilleure manière d'aborder ce premier entretien journalistique et les autres interviews qui pourront suivre. Le journaliste, c'est Vincent Gati. Plume parisienne, aujourd'hui commissionnée par le magazine Lire pour le mettre sur le grill. C'est un concours de sourires et de rodomontades, dont James se craint le futur perdant. Mais ses lèvres ont appris à se contorsionner en une courbe rieuse tandis que ses mains tentent de distraire en quelques volutes la vacuité qui se trouve derrière elles. En bref, il bluffe. Quand il ne le peut plus, il donne une pincée de vérités pingres. On ne lui demande rien de plus.
- Commençons par les commodités. Il s'agit là d'un premier roman. On peut se demander quel est votre parcours préalable. D'où venez-vous ?
- De nulle part. C'est l'intérêt.
- Hum ... Ce que l'on sait de vous, basiquement, c'est que vous étiez salarié à Bordeaux d'une entreprise de téléphonie. Comment vous est venue l'écriture ?
- Je n'étais rien, vraiment rien, et je suis donc resté fasciné par toute les ascensions. On se distrait tous, comme on peut. Moi, une nuit, j'ai écrit pour tromper le temps, enfin voilà ...
L'Ethos commande. Il faut se reprendre, donner quelques mots mieux troussés, un emballage plus aguichant. Sourit bien ; sourit mieux.
- Je veux dire, c'est venu comme une chose importante. Une nuit, puis deux, puis trois ... Maintenant, voilà, je suis ça, quelqu'un qui écrit.
- Oui ... Qu'est-ce qu'il y a de vous dans le personnage principal ? Ce Kléber, avec toutes ses manies, plein de secrets même après avoir tourné la dernière page, vous ressemble t-il ?
- Non. Pas vraiment. Il me fascine comme il peut vous fasciner. Je crois qu'on est intéressé par ce qui nous échappe, par ce qui nous est différent. Je ne suis pas Kléber. J'essaye de raconter ce que je ne suis pas.
- Mais quand même, certaines qualités se retrouvent-elles en vous de lui ?
- Aucune.
Le flottement persiste. James ne parvient pas à répondre ce que le journaliste semble vouloir entendre. Ethos, Ethos. Il sourit de plus belle.
- Remarquez, je n'ai heureusement pas non plus ses défauts. Du moins pas tous.
Rires et fausse complicité. Gati sourit de biais. Au moins, il peut constater que j'ai de l'humour, se dit James. Il craint de sourire de trop. L'entretien continue pendant plusieurs minutes sur des évidences. Puis une question attendue survient.
- Il y a la question du style. Ce qui marque dans votre roman, c'est le découpage des phrases, l'utilisation parfois quasi outrancière de formules, d'expressions passéistes ... Certains chapitres donnent l'impression d'être plongé dans un roman bourgeois du dix-neuvième siècle, et la page d'après, quand vous basculez sur le destin de sa fille, on se retrouve avec le presque contraire ; des phrases courtes ; aucune porte vers la psyché ; juste des actions, des répétitions d'actions, un côté clipesque. Tout est choix ici ?
- Oui.
Le journaliste ne semble pas convaincu que la réponse de James se limite à ce seul mot, tout souriant qu'il soit. Il ouvre la bouche, ne dit rien. James se reprend alors que Vincent Gati commence à ressembler à une carpe sidérée.
- Je ne crois pas être le premier mais j'aime, tout en lui prêtant une forme omnisciente et neutre, donner à ma narration le caractère formel des personnages qu'elle raconte. Le vieux et l'ancien, le jeune et le nouveau, impactent tour à tour le récit qui les dit. Et puis, enfin, comment dire ...
- Oui ?
C'est désormais James qui reste coi devant le mot-phrase de son questionneur. Il ne lui était jamais venu à l'esprit qu'un grand journaliste puisse être à court de mots.
- J'aime explorer tous les styles, toutes les narrations possibles, même au sein d'une seule histoire. C'est vrai que, souvent, on identifie à un roman un seul style, une seule méthode de narration. Certains innovent, bien sur, mais cela reste rare.
- Justement, pour un premier roman de surcroit, n'aviez vous pas peur de trop innover ?
Utilisons l'humour et le détachement souriant. Ethos, se dit encore James.
- Imaginez un peu qu'Orson Welles ait eu peur de ça avant de réaliser son premier film, Citizen Kane ?
- Certainement.
James est étonné. Il n'imaginait pas non plus que quelqu'un, un jour, lui réponde autant par mot unique voir par adverbe esseulé. Bien sur, il ne pense pas encore que son interlocuteur pratique sciemment cette technique d'entretien pour le pousser à développer un argumentaire. James n'a tout simplement pas l'habitude. Il y a des années, quand il vivait encore avec lui, son père ne lui laissait jamais le dernier mot, et ne lui permettait jamais de développer ses pensées en de trop longs chapelets. Militaire de carrière, fermé à tout les arts en général et à celui de la discussion en particulier, il ne vit en James qu'un possible contradicteur qu'il fallait dresser à se taire dès la prime enfance. Au travail, aucun client téléphonique n'eut accepté qu'il s'exprima par plus d'une phrase à la fois, sous peine de raccrocher très vite. Quant à la dernière personne répertoriée qui lui a manifesté de l'intérêt, Lucie, c'est surtout ses produits écrits et non ses émanations orales qui l'attirent. Non, James est étonné. Et novice, le voilà qui doit discourir pour la première fois sans entraves. Même l'entrainement voulu par Lucie et donné par Yvain ne l'a pas préparé à ça.
- En fait, je n'ai pas eu conscience d'innover. Du moins, pas avant les premiers retours d'un premier lecteur. Qui fût une lectrice ... Non, j'ai juste développé une histoire, et pour se faire, des méthodes différentes de la raconter donc, comme vous les nommez, des styles différents. Ici c'est un livre, mais imaginez plutôt que je réalise une série télévisuelle.
- Oui ?
James adore cela. A croire que toute sa vie médiocre, toutes les épreuves passées, tous les épisodes éteints de son existence d'avant n'ont fait que le conduire à ce nirvana soudain. Qu'est-ce que le bonheur ? Le bonheur, se dit James, c'est un interlocuteur qui quand il parle, vous laisse le faire sans interruptions définitives. C'est un Vincent Gati qui se contente de dire " Oui ? ". James sourit de plus belle. Ethos.
- Eh bien, il y a dans toute série un fil rouge, un fil conducteur, une histoire unique parmi des épisodes multiples. Or, chaque épisode, parfois chaque plan, peut voir des techniques de caméra, des techniques de réalisation différentes se succéder pour conter cette seule histoire. Souvent, une série TV va voir des épisodes se distinguer entre eux par des styles filmiques différents. Je fais de même avec mon livre. Chaque chapitre, bien qu'il s'accorde aux autres sur un même fil conducteur, adopte son style propre.
- C'est entendu. Mais avez-vous une méthode pour que, derrière ce grand nombre de styles et de points de vue employés, l'œuvre n'en devienne pas disparate et trop éparpillée ? C'est quand même ça qui épate. Comment faites-vous ?
Ethos. James sourit avec démesure. Yvain l'a tout de même bien conditionné à atteindre ce point de rupture, ce moment fatidique. Conduire le journaliste vers une dernière question de fond. Et là, quand l'opportunité se présente, porter estocade. Ensuite, en récolter les fruits et ne plus rien dire d'important.
- Oh ça, vous savez, c'est mon secret. Je ne peux tout de même pas tout vous dire
Rideau. James jubile, et son sourire extérieur pour la première fois de cette conversation correspond à son état intérieur. Vincent Gati tente un dernier " Oui ? ". Rien n'y fait. Le questionnaire se prolonge encore quelques minutes, sur des échanges anodins de rien. James est heureux. Il promet derrière un mystère de pacotille le secret d'une méthode. Il ne pouvait tout de même pas dire au journaliste qu'il n'a tout simplement pas fait exprès. Il a écrit, réécrit, peaufiné son premier roman sans qu'un procédé directeur n'en dicte la composition. Il n'y a pas de méthode. Mais ça, ce n'est pas un argument vendeur. Comme le dit si bien Yvain à chacun de leurs colloques intimes, " Qui veut entendre ça ? ". James est satisfait de ce premier test réussi. Gati remballe son matériel de captation, et lui serre la main après avoir terminé sa pinte de bière qui tiédissait déjà.
- Bien. Nous vous tiendrons au courant de la date de publication de l'article. Nous nous reverrons peut-être ?
- Avec plaisir. Qui sait ? Je vous dirai peut-être alors mon secret ?
James rit de cet ultime cabotinage. Mission accomplie. Ethos. Ethos. Ethos.
Annotations