Une nuit en Lozère

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 Un après-midi pluvieux, c’est un après-midi pluvieux. En plein hiver, c’est une manière de troquer la possible magie des vallons enneigés contre une grisaille humide qui fait de chaque forêt un précipice d’ennui, de chaque patelin un hameau sordide. La pluie ne vaudra jamais la neige. On peut en faire les descriptions les plus lyriques, les plus inspirées, les plus follement mélancoliques. Mais pour être tout à fait honnête, aujourd’hui, à cet instant, ce n’est rien d’autre que des milliers d’hectolitres tombant des nuages moroses sur les dernières heures exploitables du jour, transformant chaque prairie en marécage boueux ; un handicap, donc. Ni plus, ni moins qu’un empêchement. Et quand le repaire à cette douche glaciale dépourvue de poésie est une vieille bicoque vétuste, où la magie de l’ancien signifie surtout que tant d’années ont passé sur des murs délabrés, où le charme des décennies rime surtout avec l’absence d’isolation convaincante, alors vous vous sentez définitivement emmuré dans une situation très délicate. Véritablement, rien ne va plus.

 James en était là. Pas brillant du tout. Vingt-sept jours à attendre un signe dans ce décor sinistre, la peur comme seule compagne. On lui avait dit d’attendre, patiemment, à cette adresse. Attendez. Taisez-vous. Alors, bêtement, dépourvu d’alternative sensée, il attend. Se taire, il connait. Intimement, depuis l’enfance, se taire est sa primauté. Une petite chose timide, voilà ce qu’il a toujours été. Une fois, une seule fois, il a tenté de la jouer en homme indépendant. Résultat ? Le voilà enfermé dans une maison isolée à la campagne, craignant le moindre bruit venant du dehors. Attendez. Taisez-vous. Combien de temps encore avant qu’ils ne viennent le délivrer ? La cave de la baraque compte des provisions nombreuses, incalculable montagne de boîtes de conserve amassées ici par les anciens occupants. Il peut tenir un siège, entre les salles vieillottes quoi que confortablement surannées qui peuplent l’habitat. Là n’est pas la question. Mais James a peur. Dehors, en permanence, entre les crépitements sourds de la pluie, il croit discerner les prémices d’un assaut. Une traque a-t-elle commencé ? Quand viendra-t-on enfin le chercher ? Et elle ? Elle ?

 C’est à cause d’elle qu’il est là. Parce que justement, en petite chose timide qui se respecte, il n’a pas su lui dire non. Pire, il a cru pouvoir se muer en héros spontané. Eh bien non, raté. Héroïquement, le voilà contraint d’attendre la venue des autres, ivre d’angoisse dans ce coin paumé de Lozère. James s’extrait du canapé en cuir, défraîchi et marron d’avoir été écarlate, et clopine jusqu’à la cuisine. Les jambes toujours douloureuses, il se prépare en quelques minutes des tartines de beurre salé, dernier luxe permis sans crainte. Ils ont vraiment failli le convaincre. La prochaine fois, on lui dira sans doute que tout ça n'était qu'une blague élaborée. Et elle ? Lui sera-t-il permis de la revoir ?

*          *          *

 Le halo bleuté de l’écran de l’ordinateur se mue en ciel hypnotique. Des heures ont passé. James rêve de promenades printanières dans des parcs odorants, de gentilles fontaines chahutant une eau limpide. Il rêve d’orchidées. Un cri s'échappe d'un bosquet. Les yeux soudain ouverts, James constate qu'il n'y a pas de jardins, de haies, de verts échappatoires autour de lui. Rien qu'un songe qui s'évapore. Devant lui, le portable laisse échapper le ronronnement rauque d'un ventilateur hors d'âge. Oui, ce cri, cette voix, c'était sa voix, sa voix à elle. Elle. Lucie. Même ici elle s'acharne. Son souvenir le traque, implacable. Elle ne se fait jamais oublier, jamais. James le ressent comme un manque, une addiction. Tout d'elle est devenu drogue intime. Elle. Lucie.

 James délaisse pour quelques bribes de secondes l'ordinateur ouvert sur ses travaux balbutiants. Il trotte vers la cuisine, de nouveau. Sorti des vapes habituelles à ses fins de sommeil, James constate, en dehors de son envie de revoir Lucie qui n'est jamais que sa principale marotte, le règne de la nuit sur la campagne environnante par sa vision au travers d'une fenêtre presque ébréchée. Quelques étoiles clignotent. Au dessous, un noir pur, sans reliefs, sans aspérités. Rien d'autre. Un néant sombre, sans ruelles, sans habitats, sans relents de vie ou d'homme. Attendez ici, taisez-vous, gardez précieusement le trésor qui se trouve dans votre ordinateur, dans les fulgurances que vous pourriez encore écrire. Notez tout, n'en dites rien, attendez. Nous viendrons bientôt en recueillir le suc essentiel, le substrat divin. Écrivez, cher génie, je reviendrai vers vous. Voilà ce qu'elle lui a dit avant de le laisser ici, dans cette bicoque morne. Alors, il attend. Parce que c'est ce qu'il a toujours fait jusque-là, même sans qu'on le lui demande. Attendre. Attendre d'être. Rêver d'être. Enfant, James voulait devenir athlète, sportif reconnu, aussi beau et élégant qu'un Zidane, régnant sur les pelouses comme régnait le numéro 10 du divin chauve. Bah, des rêves d'enfant. Il n'est rien de cela. Petites études tristes, ridicules boulots d'esclave urbain, délités entre les plates-formes d'appels et les fast-foods américains. Un ordinateur pour fixer des pensées, des phrases, bientôt des romans et des pièces d'un théâtre qu'il n'a pourtant jamais fréquenté physiquement. Un accident survient. On le lit, on le trouve brillante plume, plus même, on le pourchasse d'attentions, d’oppressions, le voilà qui coure des géographies inconnues pour échapper à une célébrité pourtant si voulue enfant. On le rêve écrivain, il se veut aimer. Elle. Elle apparaît, aime tout de sa grammaire ; il aime tout de ses yeux. L’ambiguïté demeure. Elle disparaît. Il veut vivre pour la revoir. Donc, il attend.

 On frappe la porte ; fort. James marche vers elle, confus de ne pas savoir quelle peur adopter.

  • Qui est là ?
  • Ouvrez James, c'est Lucie !
  • J'ouvre !

 Il ouvre. Il pleut. Pourtant, Lucie est toute de soleil revêtue, même en parka inondée comme à l'instant, sur le seuil de la ruine qu'est cette maison. Toujours blonde, toujours belle, toujours petite, elle le fixe de ses grands yeux rieurs bien que noirs.

  • J'entre.

 Elle entre. James voudrait lui dire quelque chose, aucune question ne parvient à devenir assez prioritaire pour se faire entendre. Il ne dit rien.

  • Ça y est ! Voilà le contrat. On vous signe pour tous vos textes. Merveilleux. Merveilleux.

 Elle répète souvent ses adjectifs. Elle est comme ça Lucie. Solaire et cyclique ; répétitive. Mais voilà, James est dévoré d'elle, ça ne se choisit pas, on en meurt sans le vouloir. L'amour passion qui ne vous laisse rien de réflexion sensée ; la bêtise majeure. James a pour Lucie depuis qu'il la connait un amour déraisonnable. Il l'aime comme un adolescent, sans retour, sans trêve, sans intelligence. Il a l'amour bête, James. Ce qui est con pour un écrivain.

  • Bref, on vous signe. Rendez-vous chez l'éditeur demain, vous êtes le secret le mieux gardé de la rentrée littéraire prochaine, James. Bien passées les petites vacances ici ? Rien à signaler ?
  • Non, rien. Je n'ai vu personne. C'était vraiment nécessaire ?

 Le voilà qui pose une question inquisitrice à sa muse. C'est le premier exemple connu de pondération à sa folle passion pour Lucie.

  • Oui. Le manuscrit a fuité, je vous rappelle. Franchement, un auteur de votre calibre, qui crée un style, c'est unique, unique en une génération. Ça crée des convoitises. Notre maison ne veut pas prendre le risque de vous voir signer ailleurs, mais rassurez vous encore, pour ça nous sommes prêts à vous choyer, vous l'avez vu. Bientôt vous vivrez dans un palace de votre choix, et plus dans ce bouge. Mais en attendant, vous êtes notre pépite, on vous protège.
  • Bien, bien, je sais, je comprends.

 James comprend tout. Il comprend toujours, accepte sans faille quand Lucie propose. Les suggestions de Lucie ont pour James et depuis le premier regard offert des accents d'ordres sacrés.

 Une heure passe, on fait et défait ses affaires. James embarque pour une autre vie, ses écrits en encolure. On le proclame grand écrivain. En route. La voiture missionnée par l'éditeur le ramène sur Paris. Lucie à côté de lui passe des appels, alerte des contacts. James s'endort dans le luxe de cuir de la berline allemande en rêvant des images fiévreuses. Il s'endort. Il devient célèbre pour contenter une belle secrétaire. La voiture roule, Paris s'annonce.

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