Un dernier mail

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 Quelques mois plus tôt, Lucie, toujours solaire mais pas encore trempée, épluche sa liste de mails reçus. Secrétaire et responsable d'édition d'une grande maison parisienne, elle effectue son travail en dilettante ; distraite car concernée plus encore par l'écoute sur internet d'un morceau de folk, joué par un youtubeur quelconque. La musique qu'elle entend en triant ses courriers électroniques ne mérite sans doute pas de sortir de l'anonymat. Le musicien, piètre technicien, semble avoir troqué le talent d'un Dylan contre la cacophonie d'un harmonica cheap. Lucie tapote en rythme son clavier, effectuant des réponses sans saveurs à des manuscrits sans goûts. Elle écrit en posant épisodiquement ses yeux noirs sur les murs verts de son bureau.

 Moquettes, bibelots geeks, bouquets de livres et d'épreuves corrigées règnent sur cet espace de travail de neuf mètres carrés. C'est un petit bureau où les murs-bibliothèques débordent d'ouvrages aux couleurs criardes, d'essais nauséeux, de romans abscons et d'auteurs promus. Lucie, comme tout responsable d'édition qui se respecte quête, cherche, traque les talents littéraires de demain en pour-parlant avec ceux d'hier. La ligne éditoriale est une bible, à laquelle elle se soumet. On veut de la presque autofiction, brillante et révélatrice de l'actuelle société. On veut du frisson, du texte dense. On veut des drames intimes qui se muent en succès publics. On veut du style ; « du style et encore du style ». C'est en ces termes que le directeur de la maison a défini le cahier des charges.

 En ouvrière disciplinée, Lucie s'y plie. L'édition est une industrie fragile. Les ventes sont en pleine érosion. On lit toujours, mais le livre comme support est contesté, même sur liseuse. On rationalise toutes les dépenses, on attend l'embellie, le miracle d'une découverte. En attendant qu'une pépite littéraire se manifeste, on déboute tous les ambitieux. Les prétendants sont nombreux, les boites aux lettres physiques et virtuelles débordent de bouteilles à la mer. On écrit de plus en plus et lit de moins en moins. Derrière ce discours décliniste et déprimé se cache encore des enthousiasmes. Lucie est l'un d'entre eux, à elle toute seule.

 Ayant grandi dans une famille nombreuse de Sarthe, elle vit ensuite ses études parisiennes comme une émancipation totale. La culture comme métier, elle se sent justifiée. Petite dernière de six sœurs, elle se croit depuis toujours en nécessité d'être utile. Enfant, elle découvre un jour son grand père décédé dans son fauteuil de lecture. Hypnotisée par la vision de sa tête affalée sur son dernier livre, ses lunettes pendantes et les pages vibrionnant encore sous le souffle du ventilateur, elle ne sait comment évacuer cette vision. Elle pense souvent à cet instant. Quel mot fût le dernier à être lu ? Provoqua-t-il de manière décisive l'arrêt cardiaque ? Un mot lu peut-il ainsi faire basculer une vie ? Elle adopte l'attitude de le croire, veut ainsi rendre un peu de mythe et de possible merveilleux à une enfance terne.

 Puis Lucie grandit. A seize ans, au lycée, elle subit un nouveau trauma. Au tableau, lors d'un cours de Français, alors qu'elle dissèque quelques poèmes de Rimbaud, elle se retourne. Sur la classe, immobile de désir, elle pose un regard penaud. Tous, sans exception aucune, sans celle même de son professeur, posent un regard plein d'envie sur son corps de jeune femme en devenir. Terrible. Car un doute l'envahit soudain : cet auditoire est-il pénétré par le pouvoir des sonorités émises par Rimbaud dans le bateau ivre ou bien seulement ébaubi par les courbes juvéniles que l'on devine sous son chemisier de lin ? Un seul d'entre eux, au moins, comprend-t-il le pouvoir des mots pour cesser d'être tyrannisé par celui des corps ?

 Sa première vraie déprime nait ce jour-là. Elle contrarie presque sa vocation. Que valent vraiment les livres quand ils ne savent plus se faire objets de désir ? Lucie comble cette angoisse par une voracité de tout. Elle s'émeut de tous, questionne toutes ses curiosités. Elle lit Baudelaire, Marx, Wilde et d'Ormesson avec la même joie. Elle se gave de films, de fringues, de plats japonais et d'alcools normands. Elle baise souvent, avec toutes et tous. Elle garde des pudeurs nombreuses, mais les interdit toutes à son corps. Elle veut vivre toutes les sensations pour les pouvoir toutes comparer. Elle fait pendant dix ans son mot d'ordre de se faire, comme Rimbaud, voyante. Et puis, au bout de cette course aux sens, l'épuisement voit le jour.

 Aujourd'hui, Lucie est une femme de trente ans. Amère de plus en plus, encore secrètement idéaliste, un cynisme de bon aloi masque ses principales fatigues. Par l'éloquence, elle ne met plus en valeur, elle assassine. Les mauvais écrivains qui la relancent par mail sont comme les camarades de lycée de jadis ; des semeurs de doute, des empêcheurs du génie. Elle ne pardonne rien. Ses amis la croient gratuite, quand elle est acide. En vérité, elle n'est jamais qu'une lectrice blessée. Croire encore en la littérature lui coûte. Elle attend un Messie. Rien ne vient. Désabusée, elle se maintient solaire par orgueil. Soumise à sa croyance de toujours, elle se veut utile. Elle ne peut l'être si l'écriture est vaine.

  • Bon. Un dernier mail, et je me tire.

 Lucie ouvre la pièce jointe. L'expéditeur s'appelle James. L'aspirant écrivain ne sait pas se vendre, son mail pataud en témoigne. Une petite paire de minutes pour lire deux pages, voilà tout ce qu'elle lui accorde. La jeune femme se promet de débaucher plus tôt que prévu pour rentrer chez elle. Elle lit le premier mot.

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 Une demi-heure est passée. Lucie est raide. Les yeux plus vifs que jamais courent d'un mot à l'autre. Les voilà qui survolent les pages pour engranger toujours plus d'offrandes. Lucie ne croit déjà plus, elle vénère. Elle adule. Elle se meut toujours plus vite entre chaque paragraphe. Des larmes incrédules se courent après sur son visage. Il existe. Il est là ; le chef-d’œuvre impossible, l'auteur sidérant. Il est là. Devant elle se matérialise un univers intime, où tous les émerveillements sont possibles. Elle craint, comme celui qui craint la fin du rêve, de cligner des yeux. Elle le fait enfin. Le texte est encore là. Devant les mots qu'on lui donne, les siens se tarissent. Encore abasourdie, elle éteint bientôt son ordinateur, après avoir enregistré une copie du sortilège.

  Elle rentre chez elle. Sans rien dire, sans rien rendre compte à personne, sans planifier aucune réponse professionnelle immédiate, elle rentre. Dans le métro, tassée contre une foule tumultueuse sentant bon la sueur, elle ne ressent plus rien de la vulgarité urbaine. Elle sourit. Elle fait plusieurs fois le tour de son quartier, avant de se décider à franchir la porte de son appartement. Bientôt, béate dans son canapé clic-clac, elle s'endort d'un profond sommeil. Elle se sent au cœur, avant de fermer les yeux, les sensations d'une privilégiée. Pour quelques heures encore, elle se sait riche d'un trésor fabuleux. Pour quelques heures encore, elle s'offre de garder pour elle la découverte du Graal.

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