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 Dehors, la nuit et une pluie battante assiégeaient l'imposant édifice du centre de recherche sur les jeux de l'esprit. À l'intérieur, confortablement installé derrière son bureau, le président Ben Kylian fumait un gros cigare à l'odeur de menthe. Quelques branches d'éconias agitées par le vent, frappaient la baie vitrée.

  Kylian, songeur, plaçait des pièces d'échecs sur un plateau de marbre. Le plafond diffusait uniformément une lumière bleutée. Le bruit familier du transmuteur attira l'attention de Ben. La porte blindée coulissa verticalement, et laissa entrer le directeur commercial de la société des jouets insolites.

— Bonjour, Ben.

— Vous êtes à l'heure, Otho. Une fois n'est pas coutume.

  Otho s'inclina légèrement pour saluer son hôte et prit place devant lui.

— Voulez-vous boire quelque chose ou préférez-vous du miel de Polenpya ? Je viens d'en recevoir ; il est excellent.

— Non merci, Ben. Tout à l'heure peut-être, si nous concluons notre affaire, répondit Otho, en regardant avec curiosité le jeu d'échecs. Il continua :

— Voici donc ce jeu qui vous captive tant.

— Ce n'est pas seulement un jeu. Attendez d'en savoir plus et vous comprendrez.

— Donnez-moi une explication rapide, j'ai eu une journée harassante.

  Ben se leva, saisit un appareil semblable à une paire de jumelles et le tendit à son invité.

— J'ai préparé pour vous une initiation avec l’assimilateur Bêta. Dans quelques instants, vous en connaîtrez assez sur ce jeu pour juger de son intérêt.

  Otho fixa l'appareil sur sa tête à l'aide d'une sangle.

— J'espère que le niveau Q.I. nécessaire est faible, car je me sens en petite forme ce soir.

— N'ayez aucune crainte, je n'ai condensé que trois livres d'initiation. La règle du jeu est élémentaire. Plus délicate apparaît la mise en pratique des notions stratégiques et tactiques, notamment en fin de parties.

  L'assimilateur émettait un son aigu, à peine audible. Quelques secondes à peine s'étaient écoulées. Otho retira l'appareil et le posa sur le bureau.

— J'ai préparé une base de données que vous pouvez visualiser en Vidéo accélérée, si vous le souhaitez.

— Je ne pense pas que cela soit nécessaire. J'en sais suffisamment pour jouer correctement une partie.

— Voulez-vous que nous fassions un contrôle de connaissance avant de commencer ?

— Non. Jouons ! ce sera le meilleur contrôle. Voulez-vous les blancs ou les noirs, Ben ?

— Je prendrai les noirs.

 La partie commença. Les premiers coups furent joués à une vitesse éclair. Au douzième, Otho se mit à réfléchir.

— Les possibilités de ce jeu sont étonnantes. Je viens de calculer que, dans cette position, il y a 10 705 possibilités de continuer la partie. J'avoue cependant ne pas trouver le bon chemin dans cette forêt de variantes. Croyez-vous qu'un assimilateur Bêta pourrait me venir en aide ?

— Absolument pas et c'est d'ailleurs ce qui fait l'intérêt de ce jeu. Je ne vous en proposerais pas la commercialisation, s'il en était autrement.

 La partie continua. Ben avait acquis une position légèrement supérieure, mais Otho se défendait avec opiniâtreté.

— Il y a quelque chose de vraiment fascinant dans ce jeu, Ben. Vous avez trouvé là un excellent exercice pour développer la faculté d'abstraction.

— Je suis heureux de vous l'entendre dire.

— Ce jeu est « décidable », au sens mathématique du terme. L'issue est certaine en un nombre de coups fini. L'algorithme, pour trouver le gain, est simple, mais les temps de calculs semblent importants. Croyez-vous que nos ordinateurs en viendraient à bout ?

— Sans doute, mais d'ici là, nous avons un peu de temps devant nous.

— Combien pensez-vous en vendre ?

— C'est à vous qu'il revient de répondre à cette question, je ne suis que le fournisseur. Je peux vous procurer autant d'exemplaires que vous le souhaitez.

  La pluie avait cessé. Seul, le bruit des lourdes pièces déplacées sur l'échiquier troublait encore le silence. Les deux joueurs, concentrés, examinaient maintenant la position finale, Tour et pion contre Tour et deux pions.

— Je crains que le gain ne soit forcé pour les noirs dit Otho, sans parvenir à masquer sa déception.

— Vous avez remarquablement bien joué pour un néophyte, Otho. Voulez-vous votre revanche ?

— Ce sera avec plaisir, mais pas ce soir. De toute manière, j'en sais suffisamment pour me forger une opinion...et je crois que je vais goûter à votre miel de polenpya.

  L'affaire était conclue. Il ne restait qu'à préciser les termes du contrat. Ils vidèrent un demi-pot de polenpya et fumèrent un cigare à la menthe, puis Otho prit congé de son ami. Il glissa lentement de son siège, fit basculer sa longue queue écaillée et pénétra dans le transmuteur. Il plaqua, l'une après l'autre, ses larges ventouses sur le sol irisé, laissant derrière lui une trace gluante aussitôt aspirée par la trompe de la méduse parasite qui l'accompagnait. Il rejoignit dans le transmuteur son fidèle Kiripo à la mèche rebelle, tout à la joie de retrouver son maître. Ben rangea les pièces du jeu, à l'aide de ses sept mains velues, il émit un grognement de satisfaction et lissa le poil de sa fourrure. "Comment les Terriens ont-ils pu imaginer un jeu si subtil, avec leur cerveau primitif ?..." se demanda-t-il, en regagnant, à quatre pattes, son lit antigravité.

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