Chapitre 9 : Du sang et des larmes

12 minutes de lecture

Ville d'Antoros (Ancien Mexique) : Zone chaude d'Amérique

15 février 2121 (9 mois plus tôt)

16h40

Laylana Jeydricks

J’en peu plus, sortez-moi de là ! Je suis entourée de plusieurs milliers de résistants, en sueur dans la boue, à récolter du riz depuis plus de trois heures. Je déteste ça, je devrais même pas être là, j’étais censée bosser uniquement le matin aujourd’hui ! Mais bon… c’est pour la bonne cause. Letty, une fille de ma classe qui devait bosser dans la rizière cette après-midi n’a pas pu venir. Sa mère est morte ce matin la pauvre… Encore un cancer. Cette putain de maladie fait des ravages ici, à cause des radiations. Ils ont accepté de lui donner sa journée si elle trouvait quelqu’un pour la remplacer. Tout le monde a refusé dans la classe, alors je pouvais pas dire non. On n’est pas particulièrement amie elle et moi, mais il était hors de question que je la laisse travailler ici pendant que sa mère se faisait incinérer. Je veux qu’elle puisse lui dire au revoir. Elle doit être tellement triste… Je suis épuisée mais c’est sans regrets, les gens devraient se serrer les coudes, ici plus qu’ailleurs.

La rizière se trouve dans le bunker souterrain dont la Résistance se sert de base. C’est une gigantesque salle de plusieurs kilomètres carrés avec un plafond extrêmement haut, dans laquelle on cultive un riz génétiquement modifié, capable de pousser dans une terre très peu humide et sans soleil. Nous avons d’autres salles comme celle-ci où l'on plante différentes sortes de céréales, fruits et légumes. Nous avons même des élevages de poules et de vaches. C’est ce que je déteste par-dessus tout ! L’idée de m’occuper d'animaux pour ensuite qu’on les tue et qu’on les mange me rend malade. J’évite la viande depuis bien longtemps maintenant. M’enfin, je n’ai pas le choix, tous les résistants sont obligés de travailler pour avoir leur part. Cette semaine je devais bosser uniquement le matin et aller en cours cette après-midi mais le destin en a décidé autrement. Sincèrement le changement de programme ne me dérange pas plus que ça... J’allais sûrement encore sécher de toute façon. Avec Linne, ma petite amie. Je dis séché mais c’est un bien grand mot, j’ai eu seize ans il y a dix jours donc théoriquement je ne suis plus obligé d'y aller. Puis entre ma copine et les cours, le choix est vite fait. On est ensemble depuis quelques semaines maintenant. Je n’avais jamais envisagé d’être avec une fille avant elle. Je la trouve incroyable. Quand elle sera prête je la présenterai à Cole et Chris. Je suis sûre qu’ils l’adoreront. Mais pour l’instant Linne n’est pas prête à s’assumer et m'a fait jurer de ne rien dire, alors je patiente. Elle en vaut le coût.

Je suis en train de récolter le riz machinalement lorsque j’entends un cri qui provient de mon collègue de droite. Sa main saigne. Je quitte mon poste pour aller voir si ça n’est pas trop grave. C’est un trentenaire plutôt petit à la peau mate.

- Tout va bien ? je lui demande une fois arriver à sa hauteur.

- Je crois que je me suis ouvert comme il faut, répond-t-il avec une voix amicale.

- Il faut vite qu’on te désinfecte ! Bouge pas je…

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que notre manager vient nous réprimander. Il s’agit de Keeve, un veille homme chauve et maigrichon dont le visage me rappelle celui d’un aigle. Désolée pour les aigles… J’ai déjà travaillé dans sa partie de la rizière une fois. C’est un vieux con.

- Jeydricks ! Karlson ! On n’est pas là pour discuter, retournez au travail tout de suite ! piaille Keeve le regard sévère.

- Mon collègue est blessé, il lui faut du désinfectant, je lui explique calmement.

- Karlson va très bien, Jeydricks, alors mêlez-vous de vos affaires et retournez donc à votre travail.

- Non il ne va pas très bien, Keeve, je lui réponds les dents serrées, énervée par le ton qu'il utilise.

Il s’approche un peu plus de nous, me lance un regard assassin avec ses grands yeux gris, puis il observe Karlson avec insistance avant de lui demander :

- Vous êtes-vous sectionné un membre Karlson ?

- Non monsieur, lui répond timidement mon collègue.

- Très bien, alors retournez au boulot immédiatement ! lui crie le manager Keeve avant de se tourner vers moi. Quant à vous, Jeydricks, faites votre travail ou vous serez sanctionnée !

- Et vous faites le vôtre et occupez-vous de votre équipe en allant chercher du désinfectant, immédiatement ! je lui rétorque en colère.

Il a réussi à me faire perdre mon calme, bravo. Bon en même temps c’est pas vraiment difficile on va pas se mentir.

- T’inquiète pas Jeydricks. On a fini la journée dans vingt minutes ça peut attendre, me dit Karlson en posant sa main valide sur mon épaule pour me calmer.

- Vous avez entendu votre collègue Jeydricks ? me demande Keeve d’un air menaçant.

- Oui… je lui réponds le poing serré de rage et le regard noir.

- Parfait alors au travail ! ajoute-t-il en hurlant. Et Jeydricks, vous viendrez travailler ici avec moi sur votre jour de repos pour vous punir de votre insolence envers votre subordonné. Ajoute-t-il avec un sourire avant de s’en aller.

Même parmi les résistants il y a des trous du cul. Mais je suis fière de moi, je n’ai pas fait une scène. Je progresse... À ma place, je pense que Cole aurait dit ses quatre vérités à ce vieux piaf dégarni. Karlson me remercie d’avoir voulu l’aider et nous nous remettons au travail.

Vingt minutes plus tard, un grand bip sonne la fin de la journée pour mon groupe. Je suis enfin libre ! Je vais me changer, puis je me dépêche de retourner à l’ascenseur pour regagner la surface. C’est les vingt six-ans de Cole aujourd’hui et avec Chris on lui a prévu une petite surprise, alors je dois vite rentrer à la maison pour préparer tout ça avant qu’il ne rentre.

Une fois de retour à la surface, je me dirige vers l'arrêt de bus le plus proche. Je marche dans de larges rues presque désertes et entourées de grands immeubles gris depuis une bonne demi-heure, lorsque je vois enfin apparaître au loin le grand poteau qui sert d'arrêt de bus. Ils sont très rares mais j’ai de la chance, il y’en a un à trois kilomètres de la base de la Résistance et un à deux kilomètres de chez moi. Les navettes ont été mises en place par le gouvernement pour permettre aux gens non véhiculés de pouvoir aller bosser dans leurs usines pour gagner une misère. On n’est pas censé pouvoir les utiliser si on ne possède pas un badge qui prouve qu’on travaille pour le gouvernement, mais la Résistance à réussi à en créer des faux.

Arrivée à la hauteur du poteau, je passe mon badge sur un petit boîtier pour demander l'arrêt de la navette, puis j’attends son arrivée. Il n’y a que quatre passages par jour. Deux le matin et deux le soir. Il ne vaut donc mieux pas rater la navette… Quelques minutes plus tard, alors qu'une fine pluie commence à tomber, deux personnes que je connais arrivent près de l'arrêt de bus pour attendre la navette. Il s’agit de deux résistants qui étaient dans mon groupe de travail aujourd’hui. Je leur souris gentiment, ils me le rendent timidement. La plupart des résistants vivent dans la base. Seuls ceux étant véhiculés ou habitant à moins de dix kilomètres d’un arrêt de bus ne logent pas dans les souterrains, sauf autorisation spéciale.

Après presque une heure d'attente, un convoi de plusieurs navettes arrive enfin, sans un bruit, et s’arrête à ma hauteur. Ce sont d’immenses bus électriques de trois étages et de vingt mètres de long, totalement autonomes. Je passe mon badge sur le lecteur près de l’entrée et la porte s’ouvre sur une foule de personnes entassées les unes sur les autres. J’entre tant bien que mal et la porte se ferme instantanément derrière moi. Les Gouvernementalistes ont créé ces navettes pour empêcher les gens de s’entraider. La porte est donc programmée pour ne laisser passer qu’une seule personne à la fois. Ainsi, un badge ne peut servir que pour un. Si la navette détecte une deuxième personne, elle ne démarre plus jusqu’à ce que les fraudeurs sortent du bus. Si une personne fraude plus d’une fois, elle est licenciée.

Les deux autres entre un à un puis la navette démarre. Il fait sombre et gris, la lumière est faible, les vitres sont légèrement teintées et, étrangement, en bon état. Les navettes sont souvent vandalisées par des casseurs, celle-ci doit être neuve. Tout le monde est debout, il n’y a aucun siège, la plupart des gens ont l’air tristes, certains sont recouverts de saletés et presque personne ne parle. Un tableau bien déprimant... Ces pauvres gens travaillent d’arrache-pied toute la journée dans des conditions épouvantables. Nous avons de la chance dans la Résistance, nous sommes bien mieux traités. Malheureusement nous manquons de place pour pouvoir accueillir plus de monde. Nous avons donc ordre de ne jamais parler de notre groupe. Ceux qui ne sont pas des nôtres doivent ignorer notre existence, du moins pour l’instant. Mais les plus à plaindre sont ceux qui ne sont ni dans la Résistance, ni embauchés par le gouvernement. Ils vivent de troc et mangent de la nourriture qu’ils font pousser dans des terres radioactives. Ces personnes seraient prêtes à tuer pour un poste dans les usines du gouvernement. C’est pour ces gens que j’ai envie de me battre. Il faut changer les choses. La commandante Fox finira par trouver un moyen de nous sortir de là. Du moins c’est ce qu’on nous répète sans arrêt à la base… Je n’y crois plus trop. Je suis dans cette situation depuis toute petite. J’ai grandi dans cet horrible endroit et, c’est triste à dire, mais j’y suis habituée. La vie est dure, mais ça ne m’empêche pas d’être heureuse. J’ai mon frère, j’ai Chris et j’ai Linne. Je n’ai besoin de rien de plus. Mon frère a toujours pris soin de moi et j’essaie de prendre soin de lui à mon tour, mais lui, il ne supporte pas de vivre ici, dans ces conditions. Il a connu la vie avant le soulèvement et les bombardements, il n’a pas grandi dans cette misère, je comprends que ça soit plus dur pour lui…

Après une heure de trajet je suis enfin arrivée. Je me fraie un chemin jusqu’à la porte arrière pour descendre. Il fait pratiquement nuit et la pluie s’est fortement intensifiée. Je marche dans la rue, faiblement éclairée par des lampadaires dont l’éclairage se reflète sur le sol trempé, jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire. Les lumières sont si faibles et espacées les unes des autres que je suis obligé d’utiliser ma lampe torche.

Vingt minutes plus tard, je suis trempée mais quasiment arrivée à la maison lorsque des grosses voix en provenance d’une ruelle attire mon attention. J'y remarque une femme qui se dirige vers moi en pressant le pas, suivit par deux hommes titubant et gueulant de manière incompréhensible. La femme arrive vers moi mais ne s’arrête pas. Elle poursuit sa route en accélérant la cadence. Je la regarde immobile et me retourne vers le duo bourré qui est pratiquement à mon niveau. L’un d’eux est un petit homme très maigre et porte une capuche. L’autre, plus grand, a de longs cheveux sales et une cicatrice qui lui traverse le visage.

- Arrêtez de la suivre, je leur ordonne sur un ton autoritaire mais calme.

- Bah alors petite, tu défends les putes ? me répond le plus petit des deux.

- Et si on continue, qu’est-ce que tu vas faire ? Pleurer ? me demande le plus grand en s’approchant et en posant sa main sur mon épaule.

Grave erreur. Je lui donne un énorme coup de lampe torche dans la mâchoire. Il tombe à terre, la bouche en sang. Il n’est plus à une balafre près. Le maigrichon m’insulte et cours dans ma direction. Je profite de son élan pour le faire passer au-dessus de moi et le mettre à terre, puis, je lui enchaîne trois coups de lampe torche à la gueule. Je vais pour lui donner le quatrième, mais le balafré m’en empêche en me soulevant du sol avant de m’y jeter violemment. Le choc me coupe le souffle, je suis à terre, sur le dos, incapable de respirer. Il vient se mettre sur moi et me met un coup de poing dans le visage, projetant ma tête contre le béton. Mon nez et mon crâne me font terriblement mal, mon visage est recouvert de sang et de larmes, je vois flou. Il est sur le point de m’achever lorsque un couteau vient se planter dans sa joue. Il hurle en reculant, dévoilant mon sauveur, ou plutôt ma sauveuse. Il s’agit de la femme qu’ils poursuivaient. Elle m’aide à me relever tandis que l’homme qui a failli me tuer se tord de douleur. Je reprends mes esprits en quelques secondes, ramasse ma lampe torche et la brandit dans leur direction. Le grand nous insulte de tous les noms, toujours avec le couteau planté dans la joue. Tandis que le petit tente de se relever tant bien que mal. Les deux ont le visage en sang. Le balafré se jette sur nous en hurlant. Lui je ne pourrais pas le faire passer sur moi vu son poids. Dès qu’il arrive à notre hauteur je lui envoie le faisceau lumineux de ma lampe en pleine figure. Il s’arrête net, aveuglé et je profite de cette demi seconde d'inattention pour récupérer le couteau qu’il a dans la joue et lui plante dans la cuisse. Il crie en tombant à genoux face à moi. Il m’insulte de salope et va pour enchaîner mais je ne lui en laisse pas le temps. Je lui donne un dernier et violent coup de lampe en pleine face, puis j’attrape la femme qui m’a sauvé par la main et l’entraine avec moi dans ma fuite. Nous courons sous la pluie, à travers les petites ruelles sombres, uniquement éclairées par ma lampe, jusqu'à ne plus entendre les insultes lancées par le grand balafré qui se tortille de douleur. On s’arrête, à bout de souffle. C’est une femme de taille moyenne avec le teint pâle, les joues creuses et de profondes cernes noires sous les yeux.

- Tu n’es pas blessée ? Je lui demande, inquiète.

- Non. Grâce à toi. Et toi ? me répond-elle avec une voix rauque et tremblante.

- Juste mon nez qui saigne mais c’est rien. Ils sont bien plus amochés que nous, je lui explique en pouffant.

- Toi alors t’es un drôle de numéro. Personne n’a jamais pris ma défense comme ça. Merci, me dit-elle en souriant timidement.

Vu l’état de ses dents je déduis que c’est une toxicomane. À force de les voir je sais les reconnaître.

- Je t’en prie, c’est normal. Qu’est qu’ils te voulaient ces connards ? je la questionne.

- Et bien… ils étaient bourrés et disons qu’ils voulaient s’offrir mes services gratuitement. J’ai refusé, ils m’ont insulté et sont devenu insistants donc je me suis enfui. Mais ils m’ont suivie, puis là on t’a croisé. Dieu merci.

- C’est difficile de survivre dans cette ville de merde…

- Encore plus quand on est une femme. Je m’appelle Sylvia et toi ?

- Lana.

- Et bien Lana, t’es vraiment une chouette nana, me dit Sylvia avec gratitude.

- Merci. Tu habites loin ? je lui demande en lui souriant gentiment.

- A un kilomètre environ.

- Bien, je vais t’accompagner.

- T’es sûre ? T’es pas obligé, me répond-t-elle gênée.

- Entre chouette nana, faut se soutenir.

Nous marchons jusqu’à chez elle, nous sommes trempées, je commence à avoir un peu froid. Sur la route, elle me raconte qu’elle vit avec son fils et sa sœur qui travaille dans les fermes gouvernementales. Sylvia en a été virée il y a quelques mois car elle a été jugée trop peu productive. Le seul moyen qu’elle a trouvé de ramener de l’argent c’est de se prostituer. J’aimerai tellement pouvoir l’aider plus…

Nous arrivons en bas de chez elle après un bon quart d’heure de marche.

- J’habite ici. Encore merci pour tout Lana. Et un conseil, si tu joues souvent les héros comme ça tu devrais toujours avoir un couteau sur toi.

Un couteau ! Merde ! J’ai laissé celui de Sylvia dans la bagarre ! Quelle conne !

- En parlant de couteau j’ai oublié le tien dans la cuisse de l’autre dégénéré… Tiens, prend le mien, je lui dis en lui tendant le cran d'arrêt que j’ai toujours sur moi.

- Non t’en fais pas… me dit-elle timidement

- Prends-le ! Mon frère en a d'autres.

Elle prend le couteau puis me saute dans les bras. Je suis un peu surprise, mais je lui rends son étreinte, un peu gênée par cette démonstration d’affection inattendue. Elle me remercie une dernière fois et entre dans l’immeuble. Je vais enfin pouvoir rentrer chez moi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Maxime Gauthier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0