La Cavalcade des engoulevents

11 minutes de lecture

« Prends ta semaine, Frank. Pas la peine de dire non, je ne te demande pas ton avis ; tu vas prendre cette foutue semaine et revenir lundi prochain en pleine forme, c'est clair ?

  • Très clair, répondit-il.
  • T'es bon à rien dans cet état, de toute façon.
  • Je sais, je suis désolé. »

Il se frotta les yeux, rouges de fatigue et pochés.

« C'est tout ça, je crois, j'arrive pas à me le sortir de la tête.

  • Personne n'y arrive », répondit Alex en s'enfonçant dans son fauteuil.

Il dénoua sa cravate d'une main nerveuse et posa ses lunettes sur le bureau.

« Moi aussi j'ai du mal, tu sais. Je comprends qu'on puisse pas fermer l’œil. Mais il va falloir te ressaisir. Écoute, t'as toujours bien bossé, jamais rien eu à te dire, alors prends juste un peu de vacances et essaie de te changer les idées. »

Vu comme Frank haussa les sourcils, Alex n'eut pas besoin de plus pour saisir.

« Je sais, mais tu vois ce que je veux dire. Pars à la mer avec Jessica, ou quelque chose d'autre. Je suis sûr que t'arriveras à trouver.

  • Ouais, t'as sûrement raison », admit-il en essayant de cacher au mieux la boule qu'il avait dans le ventre.

Il avait envie de la vomir, cette putain de boule, depuis le temps quelle lui retournait l'estomac. Et il l'aurait bien dégobillée tout de suite.

« Je vais faire ce que je peux.

  • Fais donc ça », conclut Alex.

Il faisait beau dehors : ciel bleu et plein soleil. Pas un nuage, une légère brise pour rafraîchir l'air chaud. Sa veste passée par-dessus l'épaule, les manches de sa chemise blanche retroussées jusqu'au coude, Frank remonta la rue en se disant que c'était presque indécent, un temps pareil.

Il fait beau, comme si tout allait bien, se dit-il. Dans les films, quand tout va mal, il fait dégueulasse et il pleut comme vache qui pisse. Et tout part en sucette, il y a même de l'orage. Mais on est pas dans un film. Non, si on était dans un film, ce serait la tempête du siècle. Peut-être même bien l'apocalypse.

Arrivé devant le kiosque à journaux, Frank en prit un au hasard et observa la première page :

Qu'allons-nous faire de nos morts ? titrait Le Monde.

Il le reposa, écœuré.

« J'en ai marre de lire ces conneries, souffla-t-il.

  • Et moi j'en ai marre de les vendre, intervint le gros barbu qui tenait le kiosque. Plus personne les achète, à force. D'habitude ça se vend bien quand les gens ont la trouille, mais là c'est différent.
  • Oui, c'est différent, confirma Frank.
  • Et puis l'effet est passé, depuis le temps que ça dure. Enfin, depuis hier ça repart bien, avec les premières attaques. Pas que ça m'enchante, hein ! Mais bon... C'est vraiment une maladie de merde, cette fois.
  • Une putain de maladie de merde, même. Désolé mais je vais y aller. Ravi d'avoir discuté avec vous.
  • Vous en prenez pas un, du coup ? demanda le kiosquier en pointant les journaux du doigt.
  • Nan, du coup », répondit Frank.

Et il s'en alla sur un bref signe de la main. Ce n'était que le début de l'après-midi, et il n'avait pas vraiment envie de rentrer à la maison. À dire vrai, il n'avait pas du tout envie de rentrer. Alors, quand il mit la main sur ses clés de voiture et que ses yeux se posèrent sur Le bar de la place, il décida d'aller s'en boire une.

Voire plusieurs.

Il n'y avait pas grand monde à l'intérieur, et ce pas grand monde était exclusivement composé de vieux. Des vieux qui n'avaient pas grand chose d'autre à faire que de s'envoyer des rosés avec d'autres vieux. Il alla s'installer au comptoir et commanda une bière. Dans les films, les barmans des bistrots essuient toujours un verre avec un torchon. Celui-là se contentait de faire la gueule. Enfin, en ce moment personne ne pouvait le lui reprocher, et surtout pas Frank. Il avait la tête tellement ailleurs qu'il ne remarqua la télé qu'après avoir bu deux gorgées de blonde.

« … présent nous allons suivre les débats de l'Assemblée Nationale. »

Lorsque Frank posa les yeux sur le poste, fixé à l'autre coin du bar, la caméra filmait l'hémicycle en plan large.

« Il est drôlement plein, ces dernier temps », remarqua le barman, sans doute pour lui-même.

Frank ne pouvait pas le contredire. Les députés se marchaient dessus, et pour une fois ils ne profitaient pas de la session pour roupiller ou jouer à Candy Crush sur leur portable. Ça gueulait déjà dans l'hémicycle ; tellement qu'on entendait à peine ce que le type débout essayait de dire, les lunettes glissées sur le nez, le visage plongé dans une feuille de papier froissée.

Le président se démena pour ramener le calme, mais n'y parvint qu'après une bonne minute. Finalement, il donna la parole à un autre obscur député, qui se leva à son tour. Sans feuille, et sans protestations non plus.

« Merci, Monsieur le président... »

« Ça fait des jours qu'ils parlent, et on avance toujours pas. Et qu'est-ce qu'ils peuvent bien y faire de toute façon ? demanda le barman.

  • Faire une loi pour interdire aux morts de se réveiller, sans doute », soupira Frank.

Le barman sourit : « Elle est bonne, celle-là. »

Ce n'était pas une blague, en fait. Frank pensait qu'ils seraient bien foutus de le faire.

Après tout, ils n'ont aucune autre solution, se dit-il. Il faudrait déjà qu'ils arrivent à se mettre d'accord pour savoir si les Morts-vivants sont des personnes ou pas.

Parce que c'était tout le problème. Et le député à la télé semblait l'avoir compris, lui aussi :

« … Comment qualifier ces Morts-vivants ?

Morts-vivants, répéta-t-il.

Rien que le mot paraît ridicule, comme si nous étions dans un mauvais film ou un mauvais roman. Il faut nous demander ce qu'ils sont en réalité. Ils sont morts, tout le monde est d'accord. Le rapport de la commission Meillard montre que toute la communauté médicale et scientifique est unanime sur le sujet. Mais sont-ils vivants ? Voilà la vraie question ! »

Tu l'as dit. La voilà, la question à un million. Et Frank avait bien besoin d'une réponse. Comme tout le monde, sûrement. Sur ce, il tira un paquet de Winston de la veste qui gisait sur le tabouret d'à côté.

« Hé ! Qu'est-ce que vous faites ? » lança le barman, comme il fourrait une clope entre ses lèvres.

Ça se voit pas, connard ? songea-t-il à dire. Mais il se retint, continuant de farfouiller dans sa veste à la recherche de son briquet.

« C'est interdit, vous êtes pas au courant ? Je vais me prendre une contredanse si on vous voit, alors...

  • Qu'est-ce que ça peut foutre ? » répondit Frank en allumant sa cigarette.

Il laissa tomber le briquet sur la table et montra la télé du menton en rejetant une bouffée de fumée.

« C'est la fin du monde, alors qu'est-ce que ça peut foutre, maintenant ? Des mois que les morts se réveillent partout et gambadent dans les villes, sans rien faire d'autre. Ils ne mangent pas, ne parlent pas, ne respirent même pas. On a même arrêté de les enterrer. À quoi bon, puisque de toute façon ils sont sortis de terre le jour suivant ? À cause des grattements. Quand ils se réveillent dans les cercueils, ils grattent les boîtes. Il paraît que ça s'entend, tellement ils font ça fort. Ils ont tous les ongles arrachés des doigts quand on les déterre, il parait. »

Le barman grimaça, comme tous les vieux du bar. Ils écoutaient. Il y en avait même un qui avait allumé un cigarillo. La philosophie plus rien à foutre de Frank semblait avoir fait son premier disciple. Lui-même avait arrêté de fumer peu de temps après avoir rencontré Jessica, parce que l'odeur de la clope la dégoûtait. Difficile d'emballer une nana, quand ton haleine la fait gerber. Mais maintenant : plus rien à foutre.

« Vous savez combien de personnes meurent par jour ? Plus de cent cinquante mille. Avant même qu'on comprenne ce qui se passe, on avait pas loin d'un demi-million de Morts-vivants sur les bras. Et maintenant on en a des millions. Parce qu'on les a laissés tranquilles. Comme ils faisaient de mal à personne, on les a laissés tranquilles. Mais maintenant ils commencent à nous bouffer. Regardez le journal d'hier : un pauvre type s'est fait manger un bout de gorge. Il est passé à ça d'y rester», dit Frank en montrant à quel point c'était passé à ça, avec son pouce et son index. « Ils disent que tout va bien, mais c'est pas vrai. Dans les films avec des zombies ça se finit jamais bien. Et maintenant ils sont trop nombreux pour qu'on les arrête. »

Derrière-lui, un vieux intervint : « C'était qu'des accidents (assidents, il prononçait) isolés, mon gars. Juste des assidents.

  • Non », répondit Frank en secouant la tête.

Il tapota sur le dessus de sa clope et laissa les cendres tomber dans la bière, sans faire gaffe. Vieux réflexe, à défaut d'avoir un cendrier. Mais ça ne l'empêcha pas d'en boire une nouvelle et longue rasade. Et il continua sa litanie :

« C'est arrivé parce qu'on a pas su quoi foutre des morts. Ni eux (les députés à la télé) ni nous. Personne a su quoi faire, parce qu'on pensait juste que ça allait bien se passer, parce que la vie c'est pas comme dans les films.

  • Nan gamin. C'pas comme dans les films (fimes, qu'il prononçait) la vie. C'tait juste un assident. »

Mais Frank n'avait plus envie de débattre. Il avait vidé son sac, et c'était tout ce dont il avait besoin. Alors il laissa un billet de vingt sur le comptoir, sous le regard ahuri du barman. « Pour la clope », expliqua-il avant de s'en aller, sans même finir sa bière.

Dehors, il prit une dernière bouffée et jeta le mégot sur le trottoir. Le soleil lui chauffait les joues, et il se dit encore qu'il faisait trop beau. Trop beau pour un temps de fin du monde. Il devrait pleuvoir, comme dans les films. Ou peut-être comme dans les fimes.

C'était lors d'une belle journée comme celle-ci, qu'il avait embrassé Jess pour la première fois. Une belle journée d'été, avec plein soleil et pas de nuages.

Où est-ce que c'était, déjà ?

Mais la question n'était là que pour la forme. Il le savait parfaitement. Et il allait y aller, d'ailleurs, parce qu'il était en vacances et qu'il ne voulait pas rentrer chez lui. C'était loin, mais après tout... Non, d'accord, je ne le dirai plus...Oh et puis rien à foutre : c'est loin, mais après tout, rien à foutre.

Près d'une heure plus tard, il se retrouva à garer sa voiture sur un bord de route, au pied d'une montagne. Ou d'une grande colline, plutôt. Il poursuivit à pied, empruntant un chemin de terre qui s'enfonçait dans la forêt. Il marcha longtemps, jusqu'à débarquer dans une clairière, où un vieux chêne trônait comme un roi. C'était Jessica qui lui avait montré cet endroit. Elle lui avait proposé un rendez-vous surprise, et elle l'avait traîné ici en le faisant porter une épaisse couverture en plein cagnard – de mauvaise foi, pour le coup, parce qu'il avait été à l'ombre de la forêt la majeure partie du chemin –, alors qu'elle ne portait qu'un petit panier en osier.

Cliché, mais c'était pourtant ça.

Ils avaient pique-niqué à l'ombre du grand chêne, pendant que des engoulevents dormaient dans ses branches, pas effarouchés le moins du monde. Ou peut-être trop fatigués, tout simplement. Elle avait préparé de la salade de pommes de terre et des petits sandwiches en triangle, sans oublier une bonne bouteille de vin et deux verres à pied. Ils avaient bien mangé, et bu un peu – d'accord, un peu plus qu'un peu.

Et elle l'avait embrassé, faisant le premier pas. Alors il l'avait embrassé, faisant le second, l'allongeant sur la couverture. Puis ses lèvres s'étaient perdues dans son cou, et ses mains s'étaient aventurées sur des collines plus agréables que celle au pied de laquelle ils se trouvaient. Et plus tard, sa main avait trouvé la seule fleur humide de la clairière, en dépit du soleil d'été et de la chaleur de plomb. Mais ce qu'il advint par la suite ne regarde que Frank et Jessica. Sachez seulement que huit minutes et quarante-neuf secondes plus tard, les engoulevents s'en furent à tire d'aile, visiblement effrayés par un son strident qu'ils étaient bien peu habitués à entendre.

La nuit envahissait le jour, quand Frank émergea du sommeil, allongé sous le chêne qui trônait toujours au milieu de la clairière. Les engoulevents n'étaient plus là, partis aux premières lueurs du crépuscule. Il se releva en s'époussetant et s'apprêta à repartir chez lui, presque à contrecœur. Il décida qu'il emmènerait Jessica pour un nouveau pique-nique, pendant ces vacances forcées. Il ferait une salade de pommes de terre et des minis sandwiches. Sans oublier le vin.

Il faisait carrément nuit, lorsqu'il gara sa voiture dans l'allée. Et quand il entra, la maison semblait désespérément vide. Il alluma la lumière puis ferma tous les volets. Des grattements émanaient de la porte de la cave, de plus en plus forts.

« J'arrive », maugréa-il en se pressant de l'ouvrir, laissant sortir Jessica, qui lui passa devant sans rien dire. Cela faisait trois semaines qu'elle ne disait plus rien. Elle grattait, à la place. Mais juste pour sortir de la cave.

L'odeur était horrible, mais il s'y habituerait d'ici une dizaine de minutes, après lui avoir envoyé une bonne bouteille de Febreze.

« Jessica, l'appela-t-il. Jessica ! »

Mais aucune réponse, comme d'habitude. Elle ne parlait plus, ne mangeait plus, ne respirait plus. Elle déambulait dans la maison, dodelinant de la tête. Frank voulait lui demander si elle allait finir par le mordre, mais elle ne répondrait pas, de toute façon. Il ne savait pas si les attaques récentes n'étaient que des accidents – ou plutôt des assidents, comme disait le vieux – ou si les Morts-vivants finiraient réellement par se retourner contre eux. Mais cela n'avait pas d'importance, parce que tout ce qui avait jamais compté pour lui n'existait plus.

Peut-être que la fin était proche, mais il ne pouvait pas faire autrement. Il avait essayé de la tuer – s'il est encore possible de tuer un mort –, mais Frank n'en avait pas trouvé la force. Même en se disant qu'elle n'était plus qu'une coquille vide, il n'en avait pas eu le courage. Si les morts apportaient réellement la fin du monde, comme dans les films – fimes –, alors il serait à blâmer autant que les autres.

Tremblant, il alluma une cigarette, puis tenta une nouvelle fois d'appeler son épouse. Sans résultat. La vie ne tient qu'à un fil, se dit-il alors pour la millième fois. Une vie qui ne tient qu'à une seule marche. Une marche loupée, et des dizaines d'autres dévalées en roulant. Mal réveillée, sûrement, et ça s'était fini en cavalcade dans les escaliers. Un stupide assident. Jessica portait encore les ecchymoses partout sur son corps ; d'abominables traces violacées et jaunâtres qui ne s'en iraient plus. Elle se tourna vers lui, la bouche ouverte, exhibant ses dents brisées, puis repartit dans l'autre sens.

Non, il n'avait pas eu le cœur à la tuer, comme beaucoup d'autres dans son cas. Il ne savait pas ce qu'il adviendrait ; si les morts continueraient à seulement marcher, où s'ils allaient subitement se mettre à les dévorer. Il ne savait pas, et il s'en fichait. Il savait seulement qu'il l'aimait, malgré tout. Il l'emmènerait pique-niquer, bientôt. Il ferait une salade de pommes de terre et des sandwichs en triangle. Il apporterait une bonne bouteille de vin, aussi, même s'il serait le seul à boire et manger. Et cette fois, les engoulevents pourraient dormir en paix.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 15 versions.

Vous aimez lire Darzel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0