Paul et son ami

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L'arme était sur la table, juste à côté du cendrier à moitié plein, où un mégot finissait sa lente agonie, tout entortillé et fumant. La gueule rouge plongée dans les cendres grises et froides. Une seule balle attendait dans le barillet, occupant patiemment sa chambre, prête à foutre le camp sitôt que le percuteur frapperait à la porte. À l'exception de la trotteuse qui claquait les secondes, le silence pesait sur l'appartement. Assis sur le sofa, Paul fourra une nouvelle cigarette entre ses lèvres sèches et craquelées. Les mains tremblantes, il ne parvint qu'à faire des étincelles avec son briquet. Incapable de sortir ne serait-ce qu'une petite flamme faiblarde, il grinça un putain entre ses dents et balança l'objet sur la table, agacé.

Alors, une main assurée lui offrit du feu.

« Merci, dit-il en aspirant une trop grande bouffée qui le fit tousser.

  • Alors, tu comptes toujours me tuer, Paul ? lui dit son ami, assis dans le fauteuil en face. Tu comptes me flinguer ? J'aurais espéré une fin plus spectaculaire », confessa-t-il.

Ses mains à lui ne tremblaient pas, et il n'avait pas peur. Il semblait juste sincèrement déçu.

« Je ne te comprends pas. On s'amusait si bien, qu'est-ce qu'il s'est passé ?

  • Tu t'amusais. Il n'y a que toi que tout ça amuse. Moi je n'ai jamais eu le choix ! ». Sa voix était brisée. Contrairement à son ami, lui semblait perdu, au bout du rouleau. Son visage était creusé par le remords, ses yeux crevés par la peine. « Je n'ai jamais eu le choix.
  • Pourtant ce n'est pas moi qui les ai tous tués, ces petits garçons et ces petites filles. C'est toi, Paul. Toi seulement.
  • Non. » Le soleil était tombé depuis quelques minutes, et l'appartement s'assombrissait à vue d'œil, noyant les secrets dans le noir. « Je n'ai jamais voulu le faire.
  • Mais tu en as toujours eu envie. Je pouvais voir et sentir comme ils te plaisaient tous, avec leur petit visage innocent et leur sourire ingénu.
  • Arrête. S'il te plaît arrête ! » le supplia Paul, le visage tordu par la douleur. « Ça suffit.
  • Tu te souviens du petit Léo, dans sa petite salopette en jean ? Je sais que tu t'en souviens, fit son ami en souriant. Il adorait ces petits ours en chocolat. C'était un bon petit bonhomme. Il n'a presque pas pleuré, et il a été très obéissant. Tu te souviens comme il te regardait avec ses grands yeux bleus, la bouche à demi-ouverte, comme s'il voulait demander quelque chose ? Adorable.
  • Je m'en souviens », dit Paul en laissant une larme rouler sur sa joue, échappée de ses yeux rouges et bouffis. « J'ai beaucoup parlé de lui dans la lettre.
  • Je sais, lui répondit son ami en regardant la feuille noircie d'encre qui reposait sur le bureau, bien en évidence. C'est très beau ce que tu as écrit sur lui. Et très vrai. Un gentil petit garçon. Comme la petite Odile. Tu te souviens d'Odile ? » Paul le lui confirma d'un bref signe de la tête. « Elle était vraiment mignonne avec ses couettes, et si touchante lorsqu'elle a pleuré. Elle était si gênée de se retrouver nue.
  • Elle avait froid. C'était au début de l'automne, dans la forêt. Elle tremblait comme une feuille ; toute pâle.
  • Je m'en souviens aussi. » L'ami de Paul souriait toujours, aussi calme et détendu qu'à son habitude. « Je peux te prendre une cigarette ?
  • Tu ne fumes pas, dit-il d'une voix lasse, tirant tout de même un tube de son paquet.
  • Non, en effet. Mais puisque je vais mourir, c'est l'occasion ou jamais de m'y mettre. Merci, dit-il en se penchant pour la prendre. Où en étais-je, déjà ? C'est vrai, la petite Odile.
  • Je ne veux pas en parler.
  • Oui, tu as eu beaucoup de mal avec elle. Ça m'a déchiré le cœur de te voir aussi abattu. Tu osais à peine serrer son petit cou. Il était si fragile pourtant... il aurait été facile de le briser sans la faire souffrir. »

Paul se mordit la lèvre à sang, déchiré. Les yeux de la petite fille le hantaient encore. Interrogateurs, ils avaient cherché son regard, mais il avait fui, incapable de supporter cette incompréhension candide. Elle s'était à peine débattue, alors qu'elle suffoquait et que ses lèvres devenaient bleues. Il avait simplement senti le pouls ralentir, puis s'arrêter complètement, cessant alors de caresser sa paume. Il avait fermé les yeux d'Odile, puis s'était allongé à côté d'elle sur le tapis de feuilles mortes, le pantalon et le caleçon glissés jusqu'aux chevilles, son sexe ramolli soufflé par une brise fraîche et matinale. La terre avait été si récalcitrante qu'il avait mis plusieurs heures pour creuser la tombe. Chaque coup de pelle avait meurtri ses mains.

« C'est elle qui t'a changé », dit son ami en aspirant une goulée de fumée. Le bout de la cigarette brillait dans l'obscurité, un point rouge flottant sur un voile noir. « Tu n'as plus été le même, après. Tu as commencé à ne plus vouloir leur faire de mal. Tu avais toujours envie de les toucher, de leur montrer à quel point tu les aimais, mais tu ne voulais plus leur faire de mal.

  • Tu m'as obligé à les tuer. Tu m'as obligé... », se lamentait Paul, enfoncé dans le sofa, se triturant nerveusement les mains. « Je ne voulais plus...
  • Mais ils t'auraient attrapé, si tu avais laissé les enfants en vie. La police aurait fini par t'avoir, et alors là... tu aurais dû vivre sans eux. Je ne pouvais pas te laisser aller en prison. Tu n'aurais jamais tenu, là-bas. Tu imagines, coincé entre quatre murs gris et sales, dans une petite pièce puante ? Non, tu n'aurais jamais tenu. Et les autres prisonniers... ils n'auraient jamais pu te comprendre, tu le sais. Et tu sais aussi ce qu'il font aux gens comme toi, n'est-ce pas , Paul ? N'est-ce pas ?
  • Oui, laissa échapper Paul.
  • Je ne regrette pas, moi, confessa son ami. J'aurais aimé rester un peu plus longtemps, mais si tu as décidé de tout arrêter, il n'y a pas grand chose que je puisse faire. Tu sembles décidé.
  • Oui », répondit-il en prenant le revolver d'un geste hésitant. Il tremblait, le bras secoué de convulsions incontrôlées. « Je ne veux plus leur faire de mal, sanglotait-il. Je dois te tuer pour que tout ça s'arrête.
  • Nous avons quand même passé de bons moments, toi, moi et ces enfants. C'est bien que tu ais indiqué où sont les corps, dans ta lettre. Je suis sûr qu'elle va plaire à leurs parents, lui dit son ami pour l'apaiser.
  • J'ai peur, avoua Paul, les yeux noyés par les larmes. J'ai tellement peur... je...
  • Ça va aller. Je suis là, tout ira bien. Tu n'as qu'à presser la détente, tout doucement ». Paul leva alors le canon de l'arme, incertain. Il le leva jusqu'à ce qu'il touche sa propre tempe. « C'est très bien, l'encouragea son ami. Maintenant, tu n'as plus qu'à appuyer, et tout sera fini. Tu ne feras plus jamais de mal aux enfants. Tout ira bien. »
  • Oui, tout ira bien », reprit Paul en souriant à travers la douleur et la peur.

« Tout ira bien », répéta-t-il avant de presser doucement la gâchette.

Le coup de feu claqua dans l'appartement, et le corps inanimé de Paul tomba de tout son long sur le canapé, couvert de sang. Sur le bureau, la lettre attendait simplement que quelqu'un la trouve, et sur la table de salon, le cendrier avait fini par étouffer les dernières fumerolles du mégot. C'était fini.

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