Chapitre 31

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  • Et si tu me ramenais à la maison ? proposa Lucien.

Madeleine acquiesça et prit le bras de l’aveugle. Discuter avec lui avait fait du bien à la jeune femme. Toutes les questions qu’elle se posait ce matin n’en formaient désormais plus qu’une : pourquoi pas ? Revoir le lieutenant Wolffhart ne lui semblait plus une si mauvaise idée. Discuter et s’excuser de son comportement, c’est ce qu’elle voulait. Il devait lui en vouloir. Après tous ses efforts, elle l’avait finalement planté sur le perron. La culpabilité la saisit aux tripes. Elle était horrible.

Lucien, sentant le changement d’humeur, resserra son étreinte.

  • Comment ça se passe avec le sergent en ce moment ? demanda-t-il.
  • Il nous laisse tranquille. Il a arrêté d’essayer de nous parler.
  • Bien c’est une bonne chose, j’espère que ça va durer.

Ils arrivèrent devant la maison des Dufresne. La jeune femme aida son ami à s’asseoir sur la chaise de l’entrée. Cette image de Lucien était indéfectible. Madeleine ne pouvait se l’imaginer autrement désormais. C’était comme s’il attendait quelque chose, mais quoi ? Benoît forcément. Même avant la guerre, il avait cette même place, cette même posture.

  • Est-ce que tu veux entrer ? proposa Lucien.

Il pensait certainement que sa contrariété soudaine était dû au sergent Prat qu’elle risquait de croiser.

  • Non, c’est gentil. Je vais rentrer avant que mère ne se rende compte de mon absence.
  • Tu lui diras que tu as passé la nuit avec un homme, plaisanta-t-il.
  • Et pas n’importe lequel en plus !

Ils rirent ensemble puis Madeleine s’approcha pour déposer un baiser sur la joue de l’aveugle.

  • Merci, murmura-t-elle avant de s’en aller.

Lucien la salua de la main et l’écouta partir.

Sur la route, la pianiste remarqua deux adolescents qui se chamaillaient. Ils avaient les cheveux ébouriffés, une drôle de dégaine et les yeux vitreux. Ils semblaient éméchés et guillerets. La jeune femme ne leur donnait pas plus de dix-sept ans. Que faisaient leurs parents pendant qu’ils s’enivraient la nuit ? Les derniers bars, réservés aux nazis, fermaient à l’heure du couvre-feu. Il était à peine plus de cinq heures du matin. Ces gamins avaient sûrement dérobé l’alcool chez eux.

  • Eh Louis regarde ! Ce s’rait pas la poule à boches ? demanda l’un d’eux, la voix pâteuse.

Madeleine s’arrêta, interdite. La quoi ?

  • Ouais t’as raison Fernand, on dirait bien la pute que ma mère a vu rentrer avec un fritz tous les soirs !

La brune hoqueta. Elle savait certains voisins friands de petits potins, mais ça ? C’était inattendu. Mis à part la veille, jamais elle n’avait eu quelconque geste affectif pour le lieutenant. Quelqu’un l’avait-il reconnu hier ? Impossible. Il était tellement différent en civil.

Voyant les jeunes s’approcher, Madeleine décida de tourner les talons. Les hommes éméchés, elle avait bien compris, ça n’augurait jamais rien de bon. D’un pas rapide, elle tenta de les semer sans attirer l’attention des Allemands. Elle ne leur faisait pas plus confiance.

  • Bah t’enfuis pas comme ça !

Elle entendit de grandes enjambées frapper le bitume derrière elle. Soudain, une main lui attrapa le bras et la freina net. Le plus mince des deux adolescents la retourna vers lui. Ses cheveux roux flamboyaient sur son crâne et des centaines de taches de rousseurs lui maculaient le visage, faisant ressortir ses yeux voilés.

  • Allez, reste avec nous. On va t’montrer c’que c’est des belles bites françaises !

Au loin son ami, un peu plus bourru, pouffa. Arrêté pour prendre une pause, il beugla :

  • Deux pour le prix d’une !

Ils s’esclaffèrent si fort que Madeleine crut un instant avoir une chance de s’échapper. À peine eut-elle fait un pas en arrière que l’adolescent resserra sa prise sur son coude et la ramena contre lui.

  • Lâche-moi sale gamin, tu ne voudrais quand même pas que j’aille dire à ta mère ce que tu fais de tes nuits.

Coup de bluff. Madeleine ne connaissait pas leurs mères. Elle se tortilla pour échapper à la poigne du morveux, mais il passa le bras autour de ses épaules. Coincée. Le deuxième arriva à leur hauteur, un peu plus essoufflé. Ils étaient plus grands qu’elle, d’une demi-tête au moins et, malgré l’alcool, le rouquin la tenait fermement contre lui.

  • T’inquiètes pas pour nos mères va ! dit-il en lui embrassant le front.

Elle tenta de s’écarter, mais il la rapprocha contre son torse et avança avec elle. Une boule commença à se former au creux de son ventre et son cœur tambourina contre ses côtes. Où l’emmenaient-ils ? Refusant d’avancer, elle ancra ses pieds au sol de toutes ses forces. La bombe d’adrénaline, coincée dans ses tripes, explosa et se diffusa dans tout son corps, lui donnant plus de puissance dans les jambes. Celui qui la tenait commença à tirer pour la faire progresser. Le souffle court, Madeleine tenta de résister de tout son poids. Un cri franchit l’orée de ses lèvres lorsque le rouquin attrapa ses cheveux.

  • Halte dort an !

Entendant le soldat allemand, le jeune homme lâcha la pianiste. Son ami cria un « salope » puis ils s’enfuirent en courant et riant. Madeleine s’appuya contre le mur le plus proche, reprenant sa respiration. Qu’est-ce qu’il venait de se passer ? Des tas de gens fréquentaient les Allemands depuis qu’ils étaient arrivés : les commerçants, les employés administratifs, les artistes… Qu’avaient vu ces femmes derrière leur fenêtre ? Où étaient-elles d’ailleurs ? Entre la guinguette et sa maison, Madeleine en passait quelques-unes de rues. Alors savoir laquelle… En tout cas, c’est pas une voisine directe, sinon t’aurais déjà vu ces morveux.

  • Geht es Ihnen gut, Ma'am ?

Elle releva la tête subitement puis s’échappa sans répondre. À quel point la rumeur s’était répandue ? Qui d’autre l’avait vu ? Yvonne était-elle au courant ? Le cœur serré, la boule au ventre, Madeleine courut jusqu’à chez elle. Ni Prat ni sa mère n’étaient encore réveillés. Elle s’enferma dans sa chambre et s’effondra sur son lit. Envisager quoi que ce soit avec Wolffhart était inconcevable dans ces conditions.

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