Chapitre 32

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Chez La Belle Endormie, la petite salle était comble. Emmerick regardait autour de lui avec curiosité. C'était la première fois qu'il venait ici. Le cabaret de Bordeaux ne correspondait en rien à ce qu'il avait vu à Paris lorsqu'il était arrivé en France en juin. L'établissement proposait repas et gîte en plus du spectacle. Spécialités de l’Ouest, menu haut de gamme, tarifs plantureux, le tout pour un décor assez déconcertant : une unique bougie plantée dans une vieille bouteille de Picon les éclairait, leur table était dans un renfoncement, coincée entre un amoncellement de caisses à vin et un poêle hors service. Pourtant, il y avait un beaucoup de soldats allemands qui acceptaient ce décor misérable et savouraient leurs plats, mines comblées, tout en laissant leur regard se poser sur les corps à demi-nus des danseuses. D'après Werner, l'adresse était jalousement gardée et ce détail étonnait davantage le lieutenant.

Depuis que Koenig avait découvert ce cabaret, il ne cessait d’en parler. Ce soir, Emmerick avait fini par céder. Après ce dîner désastreux avec la pianiste, il était prêt à tout pour se changer les idées. Même un cabaret miteux aux prix mirobolants faisait l’affaire.

Le serveur arriva avec les plats qu’ils avaient commandés et les déposa devant eux.

  • Au fait, ta petite pianiste a eu quelques soucis ce matin, annonça Werner en prenant une première bouchée.
  • Comment ça ?

Sur sa chaisse, Emmerick se raidit. Puis se fustigea. Pourquoi continuer de s’inquiéter ? Il s’était fait une promesse. Il devait s’y tenir.

  • Rien de grave, des ados qui l’ont un peu bousculé. Max est intervenu.
  • Pourquoi personne ne m’en a parlé avant ? C’est quand même moi qui gère les troupes de surveillance et de patrouille, s’agaça Wolffhart.
  • Bah tu sais… pour nos gars cette fille c’est juste la pianiste du coin. Et il vaut mieux que ça reste comme ça. Max a dû te faire un rapport écrit, puisque c’est la procédure.

Emmerick souffla et but d’une traite son verre de vin. Werner avait raison, il surréagissait. Pour une fille qui s’était servie de lui. De plus, c’était déjà suffisamment incommodant que son ami soit au courant de cette attirance, mieux valait rester discret. Et l’oublier.

  • Parfois, je me dis que les Français sont pires que nous, lança Koenig.

Wolffhart haussa un sourcil. Était-ce la nationalité qui les rendait « pire qu’eux » ou la situation actuelle ?

  • Tu verrais le nombre de lettres de délation que je dois traiter, c’est impressionnant, continua-t-il.
  • Pour l’argent ?
  • Pas toujours… certains dénoncent anonymement. Tu crois qu’on ferait pareil à leur place ? demanda Werner.
  • On a bien choisi l’armée il y a quelques années.
  • Ouais, mais c’était pour l’argent. Tu sais comme moi à quel point c’est difficile d’assumer sa famille…

Emmerick pouffa et haussa les épaules. Quel raisonnement naïf.

  • C’est du pareil au même, répondit-il, si on était Français et qu’on faisait les mêmes choix qu’il y a dix ans, on serait des putains de collabos.

Tous deux baissèrent les yeux, réprouvant cette version. Pourtant, Emmerick avait raison, ils avaient choisi l’armée. Que ce soit pour l’argent ou par conviction, ils s’étaient engagés d’eux-mêmes contrairement à certains Allemands mobilisés de force. Cela faisait-il d’eux des adhérents du parti Nazi ? Il y avait de nombreux avantages à être soldats de la Wehrmacht, notamment la paye, mais cela les rendait tout aussi coupables des crimes de leur Führer.

Les deux hommes se regardèrent, comprirent qu’ils partageaient les mêmes pensées. Chacun but une gorgée pour oublier ce qui venait d’être révélé.

  • Bon sinon, comment ça s’est passé le restaurant avec ta pianiste ? demanda Werner pour changer de sujet.

Emmerick se rembrunit. Ce n’était pas le bon sujet pour détendre l’atmosphère. Il ne comprenait toujours pas ce qu’il s’était passé. Alors qu’il s’apprêtait à l’embrasser, elle avait pris la fuite. Il ne lui en voulait pas pour ce baiser manqué, mais était en colère contre lui-même. Pourquoi n’arrivait-il pas à se la sortir de la tête ? Il revoyait son visage lumineux lorsqu’elle parlait de piano, l’éclat sauvage dans ses yeux après quelques verres de vin. Il avait appris à la connaître et la désirait davantage.

Constatant la raideur de son ami, Werner tilta et un grand sourire fendit ses lèvres.

  • Ne me dis pas que ? demanda-t-il, s’empêchant de rire.
  • Je l’ai raccompagné chez elle après le dîner.
  • Tu m’avais dit avoir réservé une chambre ? titilla Koenig.
  • Oui, mais je l’ai raccompagné chez elle, je te dis.

Werner ria franchement. C’était bien la première fois qu’il voyait son ami faire autant d’effort et cela ne payait même pas.

  • T’as perdu ton charme ou quoi ?
  • Ce sont les Françaises qui sont difficiles, se détendit Emmerick.
  • Bah voyons !

Le lieutenant Wolffhart termina son vin. Il ne voulait plus parler de Madeleine, ni penser à elle. Sur la scène, les danseuses surgirent. Exubérance pailletée, fil de grâce et de cambrure, ligne de sourires identiques et contrefaits, elles n'étaient plus qu'un ensemble de jambes ordonnées se levant au rythme de la musique.

  • C’était plus facile il y a dix ans, remarqua Emmerick, en remplissant son verre.
  • Tu m’énervais avec tes yeux, tu les faisais toutes craquer. Même les mères ! Tu te souviens de Böhmer ?
  • La femme de l’épicier ?
  • Oui. Elle était complètement sous ton charme. Chaque fois que tu venais avec moi, elle ajoutait une tablette de chocolat gratuit.

Les deux hommes rirent ensemble.

  • Je suis sûr que si elle n’était pas mariée, tu te la serais tapée.

Les joues d’Emmerick chauffèrent. Mariée ou pas, c’était arrivé et il n’en avait jamais parlé à personne.

  • J’y crois pas ! s’exclama Werner en tapant son poing sur la table, comment ?
  • Un jour où j’y suis allé seul. Elle s’est presque jetée sur moi.
  • Putain toutes ces nuits où j’ai rêvé de la sauter, alors que toi tu l’avais eu…

Un rire s’échappa de la gorge d’Emmerick. Son ami jouait la victime alors que dans ses souvenirs il n’était pas à plaindre de ce côté. Si les filles étaient charmées par ses iris, c’était de Werner et son épicurisme qu’elles tombaient amoureuses.

  • Je pense que ce jour-là, n’importe quel gars aurait fait l’affaire. Toi, moi ou un autre, elle avait juste besoin d’un bon coup de rein.

Koenig lui donna un coup de coude dans les côtes. Il n’en revenait pas que son ami ne lui ait jamais rien dit avant. Peut-être avait-il voulu protéger la réputation de l’épicière ?

Venant récupérer les assiettes vides, le serveur leur annonça les desserts du soir. Werner échangea quelques mots avec lui puis les deux hommes se décidèrent pour la mousse au chocolat. Ils continuèrent à parler de leurs classes et de leur famille. Parler d’un autre temps, d’une époque où il n’y avait pas de guerre ni d’occupation, leur faisait du bien. Emmerick avait la sensation d’être dans une autre vie depuis que le Führer les avait envoyés au front. L’Allemagne, ses parents, son frère lui manquaient atrocement.

Les desserts arrivèrent dans les mains de deux danseuses du cabaret. Elles posèrent les mousses sur la table et s’installèrent chacune près des deux hommes. Emmerick lança un regard interrogateur à son ami. Quand avait-il manigancé ça ?

  • Ne t’inquiète pas, elles sont contrôlées par le médecin, répondit Werner.

Wolffhart comprit l’intérêt de tous ses compatriotes pour le lieu. Si à première vue il ne payait pas de mine, il offrait de bons services. La danseuse à ses côtés s’installa sur ses genoux, séductrice. Une jolie brune aux yeux ternes. Elle ne portait qu’une jupette bleue à froufrou trop courte pour cacher la totalité de ses rondeurs et ses seins nus s’offraient à lui. Elle enroula ses bras langoureux autour de son cou.

  • Enchanté mon beau, moi c’est Lucette, susurra-t-elle à son oreille.

Bien qu’elle déboutonnât le col de sa veste, Emmerick sentit son sang chauffer. L’alcool commençait à faire effet. Ou bien était-ce cette fille ?

  • Un peu de mousse ? gloussa-t-elle.

Avec un sourire coquin, elle attrapa la petite cuillère et étala le chocolat sur son sein. Wolffhart déglutit, mais n’eut pas le temps de bouger que la danseuse changea de position pour se retrouver à califourchon sur ses genoux et lui offrir plus d’accès à ses monts. Son pantalon tressauta puis enfla. Appétit soudain. Uniquement préoccupé par le sang qui pulsait dans son bas-ventre, Emmerick pencha la tête et lécha la peau de Lucette. Excitée, elle ondula les hanches et ce mouvement arracha un grognement rauque au lieutenant. Un besoin urgent de se délivrer l’enserra. Il empoigna les fesses de la fille et la plaqua brusquement contre lui.

  • Eh bien mon beau, impatient ?

Lucette se leva et lui prit la main. D’un coup d’œil, Wolffhart constata que son ami avait déjà disparu. Il ne l’avait même pas remarqué partir. La danseuse l’emmena dans une petite chambre, tout juste meublé d’un lit et d’une table de chevet.

Emmerick s’assit sur le matelas et Lucette déboutonna son pantalon, lui retira les bottes, puis libéra sa hampe qu’elle prit délicatement entre ses lèvres. L’officier renversa la tête, attrapa les cheveux de la danseuse. Sous ses yeux, le joli visage d’une tout autre Française se dessinait. Le rêve se superposait à la réalité et, l’espace d’un instant, les caresses de Lucette devinrent celles d’une autre. Brûlure exquise. Il n’entendait plus que les battements assourdissants de son cœur et le sang qui rugissait dans ses tympans. Un grognement féroce roula hors de sa gorge quand il se délesta dans cette bouche, mais lorsqu’il rouvrit les paupières, une sensation de vide s'empara aussitôt de lui. Chute vertigineuse. Faim non rassasiée. Elle n’était pas celle qu’il espérait. La danseuse continua ses caresses et son sexe se dressa de nouveau. Animal, cherchant à combler ce vide qui lui tenait aux tripes, il l'attrapa et la culbuta avec rage. Des yeux vert-noisette s'imposèrent à son esprit, redoublant sa fureur et sa frustration.

Lorsqu’il se répandit dans le ventre de Lucette, sa jouissance eut un goût amer. Encore.

Emmerick remonta son pantalon, insatisfait, et s'en alla en claquant la porte. Il s'était purgé, mais n'en avait retiré aucune délivrance. Une première. Lui qui savourait les corps-à-corps sans sentiments et qui aimait satisfaire les femmes, n'avait cherché que son propre plaisir sans jamais le trouver. Il se frotta les tempes et ferma les yeux un instant. Le visage de Madeleine se matérialisa une nouvelle fois. Wolffhart grogna de colère. Même là, elle le hantait encore.

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